Un besoin d’harmonisation face à un ensemble de législations fragmentées
En 2024, une mosaïque de droits applicables aux activités spatiales continue d’exister au sein de l’Union européenne : onze États membres disposent de cadres juridiques nationaux applicable aux opérations en orbite pour réglementer les opérateurs et les objets spatiaux. En effet, tous les États européens (à l’exception de la Lettonie) sont parties au Traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967 qui préconise un certain nombre d’obligations. À cet égard, « les activités des entités non gouvernementales dans l’espace extra‑atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, doivent faire l’objet d’une autorisation et d’une surveillance continue de la part de l’État approprié partie au Traité. » Au vu du nombre croissant d’entités non-gouvernementales qui conduisent des activités spatiales, il s’agit donc pour les États européens de se conformer, de concert, à leurs obligations internationales.
À ce titre, Bruxelles travaille actuellement sur un projet de droit spatial européen, dit EU Space Law. Plutôt que de devoir attendre que chaque État adopte une législation qui lui est propre, la Commission européenne envisage l’adoption d’un instrument juridique qui servirait de cadre aux États membres pour la mise en place d’un marché unique organisé.
Cette initiative constitue un message politique fort pour le marché spatial dans la région, notamment en ce qui concerne le développement de capacités souveraines dans l’espace extra-atmosphérique, ainsi que la nécessité stratégique pour l’UE de développer son industrie et de maintenir son autonomie dans le secteur spatial. Bien que l’ensemble des développements juridiques n’ait pas encore été dévoilé, ce droit spatial européen serait basé sur trois piliers fondamentaux : la sûreté, la résilience et la durabilité des opérations et des systèmes.
D’une approche stratégique et politique à un plan juridique élargi
Depuis le 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne confère à l'UE une personnalité juridique internationale et de nouvelles compétences en matière de sécurité, défense et politique spatiale, énoncées dans l'article 189 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE). Ce traité permet à l'UE de signer des accords internationaux et renforce le rôle du Parlement européen dans la mise en place d'une politique spatiale visant à promouvoir l'avancée scientifique, la compétitivité industrielle et l'application des politiques européennes, sans pour autant pouvoir harmoniser les législations nationales. Par la suite, le regain d’intérêt des institutions européennes pour le spatial a évolué en 2021, avec l’adoption du règlement 2021/696, qui a notamment établi l’Agence de l’Union Européenne pour le Programme Spatial (EUSPA) et organise les aspects opérationnels et commerciaux des initiatives spatiales européennes les plus importantes, notamment la navigation avec le système Galileo par satellite et l’observation de la Terre avec les services Copernicus.[A1] En plus de servir de cadre pour le développement et le financement des activités spatiales de l’UE, ce règlement a posé la première pierre de la stratégie spatiale européenne pour se positionner aux côtés des autres puissances spatiales au niveau international. Par la suite, en 2022, l’UE a reconnu l’espace comme étant un domaine stratégique dont le rôle est critique pour la société, l’économie, la sécurité et la défense. À ce titre, elle a travaillé sur une compréhension commune des menaces spatiales, leur identification et leur perception par les autres grandes puissances. Elle a ainsi développé une boussole stratégique censée renforcer la politique de sécurité et de défense de l'UE d'ici à 2030.
Malgré cette volonté d’adopter une vision commune et de renforcer l’industrie européenne, il semble que les États ne parviennent pas réellement à faire preuve d’unité, et consolident leurs industries nationales de manière individuelle et fragmentée.
Alors, plutôt que de maintenir le statu quo et afin de renforcer le travail commun tout en maintenant les stratégies nationales, la Commission européenne propose plusieurs options dans le cadre du projet de droit spatial européen.
Renforcer la compétitivité de l’industrie spatiale européenne et la stabilité juridique du secteur
Le projet de droit spatial européen a été présenté par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dans le cadre de son discours sur l’État de l’Union 2023. Il est attendu pour le printemps 2024, avant les prochaines élections européennes qui auront lieu au début du mois de juin. Cette initiative a été décrite comme devant renforcer la sécurité juridique, c’est-à-dire réduire la fragmentation liée à la diversité des législations nationales au sein de l’UE et assurer une meilleure compétitivité du secteur.
La réglementation pourrait aussi devenir un vrai atout concurrentiel en rassurant le marché spatial grâce à des mesures de sûreté, résilience et durabilité qui constitueraient pour les entreprises un véritable sceau de confiance vis-à-vis de leurs partenaires et clients, institutionnels et privés.
Pour la Commission européenne, le but est que l’Europe spatiale soit davantage qu’un « ensemble musical composé uniquement de chefs d’orchestre qui arrive, parfois, à jouer harmonieusement, » comme le décrit le chercheur Alban Guyomarc’h.
Et pour cause le marché spatial est aussi bien soumis à l'influence des puissances publiques nationales que du secteur privé, composé des entreprises européennes historiques (Airbus, Thalès, Eutelsat, SES…) et de sociétés en plein développement. Suite à la déclaration de la présidente von der Leyen, la Commission européenne a donc diffusé une consultation afin de recueillir les avis de toutes les parties prenantes aux activités spatiales en ce qui concerne l’adéquation des législations nationales et internationales, la nécessité d’établir des lignes directrices.
Les participants ont pu partager leurs opinions sur la situation du secteur spatial en Europe et indiquer les problèmes rencontrés dans la mise en œuvre de leurs activités, en particulier, au regard des lacunes des législations existantes vis-à-vis des entreprises non-européennes, de la complexité des cadres juridiques et du besoin d’adapter les règles aux nouvelles activités spatiales et à la compétition internationale. La consultation visait également à répondre à l’évolution de l’industrie et des technologies, notamment en ce qui concerne l’augmentation des débris spatiaux et des menaces émergentes. En outre, il s’agissait de comprendre, du point de vue des participants à la consultation, les défis relatifs au maintien de l’intégrité et de la fonctionnalité des infrastructures spatiales, notamment face aux menaces numériques et physiques.
La Commission européenne a pour ambition d’établir une vision commune en construisant un cadre juridique sur la base de trois piliers fondateurs pour la sûreté, la résilience et la durabilité des activités spatiales.
Consolider la sûreté spatiale
Le pilier « sûreté » vise à améliorer la gestion du trafic spatial et à réduire les risques de collision.[A2] Dès 2021, un plan d’action avait été établi pour développer les synergies entre les industries européennes spatiales civiles et de défense et spatiales et élaborer une stratégie pour la gestion du trafic spatial, initiative suivie de conclusions du Conseil encourageant cette approche et reconnaissant le rôle que la Commission pourrait jouer pour faciliter la coordination des efforts déployés par les États membres en matière de législation et de normalisation dans ce domaine.
L’objectif est de favoriser la convergence des positions nationales sans préjudice des compétences nationales et en préservant le rôle des États membres dans l'élaboration, la supervision et l'application des règles en la matière. Cette composante sûreté trouve notamment sa source dans la communication conjointe de 2022 intitulée « Une approche de l'UE pour la gestion du trafic spatial » qui présente une série d'actions à adopter.
La consultation diffusée fin 2023 précise que le pilier « sûreté » fait référence aux pratiques visant à assurer la protection et le bien-être des astronautes, des engins spatiaux et de l'environnement orbital. Les questions posées encadraient la discussion. La consultation recueillait d’abord l’avis des participants quant aux risques de collision dans l'espace et lors de la rentrée dans l'atmosphère terrestre provoqués par le nombre croissant d'activités spatiales et de débris. Ensuite, elle proposait d’établir une échelle des principaux risques pour la sûreté spatiale (collision accidentelle, syndrome de Kessler, interruption des services spatiaux essentiels, victimes (au sol) de débris rentrant dans l'atmosphère et risques posés par les débris pour les aéronefs en vol et les astronautes de la station spatiale).
La consultation impliquait la réduction des risques et la prévention des accidents ou incidents qui pourraient avoir des conséquences nuisibles. Elle s’enquérait également de l’adéquation des droits spatiaux nationaux et internationaux actuels et de l’opportunité d’imposer des exigences spécifiques ou des recommandations sur ces questions. Il existe d’ailleurs plusieurs ensembles de règles applicables à la gestion des débris, notamment des lignes directrices internationales établies en 2007, la Charte Zéro Débris de l’Agence Spatiale Européenne, mais aussi des standards (ex : ISO 24113) et droits nationaux.
Augmenter la résilience des systèmes spatiaux
Le projet de droit spatial européen fait état d’un pilier « résilience » pour protéger les infrastructures, qu’elles soient basées au sol ou dans l’espace, contre les menaces, en particulier, les activités hostiles et nuisibles dans le cyber espace. Il s’agit également de considérer la protection physique des biens et de disposer d’un cadre stable et cohérent pour assurer la sécurité spatiale. À ce titre, des discussions se sont tenues sur la notion d’infrastructure critique, leur qualification et leur protection. En effet, cette notion implique des règles particulières d’un point de vue juridique et politique et ne concerne pas toutes les infrastructures spatiales. Elle peut néanmoins être pertinente certains composants stratégiques du programme spatial européen en particulier Galileo, système mondial de navigation par satellite de l'Europe, et IRIS2, Infrastructure pour la résilience, l'interconnectivité et la sécurité par satellite, constellation satellitaire souveraine et sécurisée en orbites multiples axée sur les services gouvernementaux.
Afin de garantir l’intégrité des infrastructures et biens spatiaux, ainsi que leur fonctionnalité, la Commission envisage des mesures et pratiques de résilience. Le but est, d’une part, de prévenir les événements liés aux risques numériques/TIC et physique, et d’autre part, à s'en protéger, à y résister, à y répondre, à les atténuer et à rétablir leur fonctionnement.
Ici encore, la consultation propose aux participants d’évaluer les risques et menaces, en tenant compte de la difficulté d'assurer le remplacement et la réparation des systèmes pour les biens placés dans l'espace, dès lors qu'ils sont endommagés ou piratés. Elle interroge les participants quant à la complexité de la chaîne d'approvisionnement internationale, qui repose sur des composants provenant de multiples fabricants et sources qui ne sont pas nécessairement soumis à des contrôles d'intégrité des logiciels ou à d'autres types de contrôles de la chaîne d'approvisionnement. Autres points essentiels sur lesquels la Commission souhaite intervenir : l'absence de normalisation adaptée à la cybersécurité des infrastructures spatiales et la faible protection de cybersécurité ou l'absence de mise à jour des produits commerciaux prêts à l'emploi utilisés dans les satellites.[A3] En effet, même si la directive concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union (NIS2/SRI2) et la directive sur la résilience des entités critiques (CER) contiennent des provisions que les États peuvent intégrer au niveau national, elles ne tiennent pas compte des spécificités de l'environnement orbital, ce à quoi le projet de droit spatial européen devrait remédier.
Assurer la durabilité de l’espace extra-atmosphérique
La Commission souhaite également favoriser la conduite des activités spatiales sur le long terme, en préservant au maximum les orbites et les systèmes, dans le cadre du pilier « durabilité. » Elle travaille sur l’impact environnemental des activités spatiales avec notamment des règles de protection de l’environnement et des normes de comportement responsable. La consultation rappelle l’importance de minimiser les impacts négatifs des opérations pendant tout le cycle de vie de l’activité spatiale. Elle propose une méthodologie sectorielle qui limiterait l’empreinte carbone en appliquant les principes de l’éco-conception aux activités spatiales.
La Commission propose une approche intéressante pour la connaissance du domaine spatial et l’échange d’informations entre parties prenantes pour mettre en place les conditions idoines au développement du secteur. Elle encourage les opérateurs satellitaires à partager les données utiles à l’identification des risques posées par les collisions en orbite ou les interférences entre radiofréquences pour participer à la bonne gestion du trafic spatial. Cependant, il y a fort à parier que les entreprises seront réticentes à l’idée de partager trop d’informations sur leur stratégie commerciale et que les opérateurs de satellites stratégiques seront peu enclins à en dévoiler la position et la trajectoire au plus grand nombre.
Par ailleurs, la Commission a l’opportunité d’accompagner le développement de nouveaux services en orbite, tels que le réapprovisionnement et la réparation des satellites par des entreprises capables de procéder à des opérations de rendez-vous et proximité. Cette réglementation permet ainsi de créer un marché pour les services en orbite qui pourra notamment bénéficier de financements européens et projets de maturation technologique dans le cadre d'Horizon Europe.
Cependant, les États doivent s’assurer que l’utilisation des objets ne soit pas détournée pour endommager d’autres objets spatiaux et que les entreprises qui fournissent ces services communiquent bien sur leurs activités, afin que celles-ci ne soient pas perçues négativement. Juridiquement, il s’agit d’estimer les implications en termes d’enregistrement et de dommages d’une mission qui nécessite le raccordement ou l’imbrication entre satellites, pour une durée plus ou moins limitée.
Parce que la durabilité et l’affaire de tou(te)s, la Commission propose plusieurs options quant à la mise en place de ce droit spatial européen. Premièrement, l’adhésion à des normes non contraignantes, avec des critères (labels) établis par un comité de pilotage et une charte non-contraignante. Deuxièmement, la mise en place d’un cadre contraignant pour l’octroi de licences nationales assorties de certaines exigences, règles minimales harmonisées, qui s’appliqueraient indistinctement aux entreprises européennes et non-européennes. Une autre solution serait la combinaison entre les deux premières options afin d’obtenir un équilibre entre ce qu’il est nécessaire d’appliquer et ce qu’il serait idéal – mais pas obligatoire – de mettre en place au niveau européen. Ainsi, certaines normes de référence pourraient être rendues obligatoires et d'autres seraient applicables sur une base volontaire (avec la possibilité d'exiger le respect par le biais de dispositions contractuelles, par exemple pour les marchés publics institutionnels).[A5] Bruxelles envisage d'utiliser la réglementation pour stimuler la compétitivité du secteur spatial, en transformant les normes en gages de qualité et de fiabilité pour les entreprises vertueuses et exemplaires. Cela pourrait constituer une reconnaissance officielle qui leur donnerait un accès privilégié à certains marchés publics.
Conclusion
La méthode employée par Bruxelles pour élaborer un droit spatial européen est intéressante : en ouvrant la participation à la consultation pour l’élaboration du projet de droit spatial européen, elle dispose d’une pluralité d’avis tout en réduisant – autant que faire se peut – les risques de critiques.
Ainsi, elle dispose de la flexibilité nécessaire pour adapter le cadre juridique en construction aux besoins des puissances publiques, industries, opérateurs et utilisateurs, et au développement technologique tout en disposant d’un ensemble de règles solides. De plus, l’ambition assumée de proposer le projet à venir comme un texte de référence qui pourrait être présenté au Sommet de l'Avenir qui aura lieu durant la 78e session de l'Assemblée Générale de l'Organisation des Nations Unies à New-York en septembre 2024 montre la volonté de l’UE d’envisager une action au niveau international et possibilité d’établir des accords bilatéraux avec des puissances étrangères afin de revendiquer sa position en tant que puissance spatiale influente.
Reste à savoir si les États laisseront l’UE se positionner comme entité de référence auprès de la communauté internationale. Si l’article 114 du TFUE concernant les mesures destinées à aligner les législations des États membres est considéré comme la base juridique principale pour l’élaboration du droit spatial européen, l’objectif est de parvenir à un niveau satisfaisant d'harmonisation des normes et standards techniques servant de référence pour les États membres, afin d'éviter les obstacles au marché unique. Cependant, aux termes de l’article 189 du TFUE, malgré la possibilité pour l'UE de « coordonner les efforts nécessaires pour l’exploration et l’utilisation de l’espace, » les États restent exclusivement compétents pour organiser le dispositif administratif et procédural applicable à leurs activités nationales, y compris la délivrance des permis, l'enregistrement et la responsabilité.
Pour la Commission, il s’agit donc de tenir compte des spécificités des activités spatiales des États et de leurs stratégies nationales tout en garantissant des mesures stables, cohérentes et efficaces pour le secteur privé et renforcer le marché unique.
Désormais, il reste à déterminer si cette proposition législative envisagée par la Commission européenne sera approuvée par le Conseil de l'UE et le Parlement européen