Des diplômés de McGill à la barre d’organismes de bienfaisance

En plus d’alourdir la situation des Montréalais vulnérables, la pandémie accroît la pénurie au sein des organismes caritatifs qui connaissent une hausse marquée quant au nombre de demandes d’aide. Faites connaissance avec des Montréalais qui luttent notamment contre la pauvreté, l’itinérance et la violence à l’égard des femmes.

Richard Daneau (B. Com. 1986) est un « méchant capitaliste ». Ce sont ses propres mots, qu’il prononce au téléphone avec un rire presque diabolique.

Si Richard Daneau est un capitaliste – et, de surcroît, qui réussit bien – il n’a rien d’un Gordon Gekko. C’est grâce à l’aisance naturelle avec laquelle il administre rigoureusement et tire le maximum de chaque dollar que l’ancien entrepreneur est devenu indispensable à Moisson Montréal, la plus grande banque alimentaire au Canada.

« Je ne connaissais même pas Moisson Montréal; j’ai découvert cet organisme un peu par accident », raconte M. Daneau, qui était copropriétaire d’une entreprise de déneigement avant de prendre la direction de la banque alimentaire en 2016.

« Quand j’ai constaté à quel point leur exploitation était efficace, je me suis dit que si on avait travaillé comme ça dans mon entreprise, on aurait littéralement imprimé de l’argent. »

Comme bon nombre de ses anciens collègues, Richard Daneau supposait que les organismes de bienfaisance étaient gérés par de bonnes âmes bien intentionnées qui auraient eu du mal à se débrouiller dans le milieu des affaires.

« J’avais vraiment tout faux, lance-t-il. Notre travail est de trouver des milliers de livres de nourriture avant qu’elle ne soit périmée, d’aller la chercher et de la distribuer aux gens dans le besoin aussi vite que possible.

« On fonctionne à 100 milles à l’heure; c’est notre rythme. Et durant la pandémie, quand la demande a augmenté de 37 %, on est passé à 137 milles à l’heure. Je n’avais jamais rien vu d’aussi difficile dans le secteur à but lucratif. Quand on traite avec des investisseurs, on peut invoquer 1 001 excuses, mais on ne peut pas faire ça lorsqu’on aide des personnes vulnérables. On a une mission, et l’échec n’est jamais une option. »

Richard Daneau compte parmi plusieurs diplômés mcgillois à la barre de certains des organismes caritatifs les plus importants de Montréal. Les quatre diplômés dont le portrait est brossé ici ont étudié dans des domaines aussi variés que le droit, la gestion, le génie et la psychologie, mais ils ont tous joué un rôle déterminant dans la satisfaction des besoins de certains des résidents les plus vulnérables de la ville – une tâche ardue, rendue encore plus complexe en raison de la pandémie de maladie à coronavirus.

 

 

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Lorsqu’elle était étudiante en psychologie, Marina Boulos-Winton (B. A. 1986, Dipl. gestion app. 1990) se cherchait un travail. C’est par l’entremise de l’Association étudiante de l’Université McGill qu’elle a trouvé un poste à la ligne d’écoute du Centre des femmes de Montréal, où elle répondait aux appels.

On se l’imagine, ce n’était pas un boulot facile.

« Les femmes n’appellent pas au Centre quand les choses vont bien, explique Mme Boulos-Winton. On parle à des gens qui vivent les moments les plus difficiles de leurs vies. L’un des appels dont je me souviendrai toujours provenait d’une femme qui avait été battue violemment par son copain. À l’époque, j’avais 21 ans, et elle me demandait si elle devait porter plainte parce que l’hôpital pensait qu’elle souffrait d’une hémorragie interne.

« On ne peut pas donner de conseils [à ce poste], on doit seulement écouter et aider les femmes à trouver des ressources. Mais c’est extrêmement difficile d’écouter cela; on se sent impuissant. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que je n’étais pas faite pour les premières lignes.

« J’ai tout de suite su que je voulais travailler dans la gestion d’un organisme de services sociaux. »

Trois ans plus tard, à 24 ans, elle devient la directrice générale de la ligne d’écoute Tel‑Aide. Au cours des trente dernières années, elle a dirigé des organismes comme Dans la Rue – qui vient en aide aux jeunes sans-abri – et, plus récemment, le centre pour femmes Chez Doris.

En 2016, sous la direction de Marina Boulos-Winton, Chez Doris a obtenu des fonds du gouvernement fédéral pour loger des femmes autochtones sans-abri de Montréal. À ce jour, 68 femmes et 52 enfants se sont trouvé un toit grâce au programme.

Pour certaines femmes, le fait d’avoir leur propre appartement leur a permis de réobtenir la garde de leurs enfants et de s’engager sur la voie de la sécurité et de la stabilité, un objectif pour lequel elles s’étaient battues pendant des années. Chez Doris a tant de succès à leur actif que le gouvernement du Québec aide maintenant l’organisme à réaliser un nouveau projet de logements pour femmes.

L’équipe de Chez Doris est en bonne voie de trouver des appartements pour environ 60 femmes d’ici mars prochain.

« Je n’ai pas grand-chose à voir avec le succès de Chez Doris sur le terrain; le mérite revient à notre personnel, à nos bénévoles et aux femmes avec lesquelles nous travaillons, affirme Marina Boulos-Winton. Pour ma part, j’ai aidé l’organisme à se développer, à obtenir plus de fonds et à offrir ses services sept jours par semaine au lieu de cinq. »

L’organisme a dû s’adapter aux mesures de protection contre la COVID-19 qui ont restreint le nombre de femmes pouvant obtenir du soutien au centre en même temps. Cela dit, Chez Doris offre encore les déjeuners et les dîners, des soupers à emporter, des vêtements d’urgence, l’accès à des travailleurs sociaux et d’autres types de services.

Le travail dans un centre pour femmes comme Chez Doris s’accompagne d’un certain traumatisme quotidien et insidieux. Marina Boulos-Winton affirme que, depuis qu’elle a pris les rênes de l’organisme il y a près de cinq ans, elle peut nommer au moins 40 femmes qui ont perdu la vie, souvent dans des circonstances terribles et évitables.

« Je prends beaucoup de photos au travail et, parfois, quand je les regarde, je suis bouleversée par le nombre de femmes qui sont décédées, confie-t-elle. Même quand on s’occupe de la gestion globale, on n’oublie jamais que l’objectif est d’aider des femmes vulnérables. Et je suis chanceuse de participer à cette mission. »

 

 

Lorsqu’il était étudiant en droit à l’Université McGill au début des années 1990, James Hughes (B.C.L. 1991) a organisé une fête-bénéfice au bar Blue Dog sur le boulevard Saint-Laurent. C’est à ce moment-là qu’il a réalisé qu’il était doué pour aider les gens.

Ce soir-là, le bar a partagé ses profits avec le groupe de James Hughes afin de financer le travail de l’organisme Partageons l’espoir, une banque alimentaire et un centre communautaire du centre-ville. Le diplômé mcgillois se souvient qu’il était dans une ruelle à trois heures du matin en train d’essayer de charger tous les vêtements donnés dans une fourgonnette, lorsqu’une pensée qui a changé sa vie lui a traversé l’esprit.

« J’adorais ça; il n’y avait pas de sentiment comparable, confie-t-il. On fait de petits gestes qui s’inscrivent dans un plus grand mouvement visant à aider les gens dans le besoin. »

Maintenant dans son second « mandat » à la Mission Old Brewery, le plus grand refuge pour sans-abri du Québec, James Hughes a travaillé à la Fondation J.W. McConnell, a été sous-ministre du Développement social du Nouveau-Brunswick et a dirigé la publication du livre Beyond Shelters: Solutions to Homelessness in Canada from the Front Lines.

En 2004, lorsque James Hughes était le directeur général de la Mission Old Brewery (il en est maintenant le président et chef de la direction), l’objectif était de gérer l’itinérance, d’offrir aux gens un endroit où dormir au sec et un plat chaud afin qu’ils n’aient pas à passer la nuit dehors.

Il fait toutefois partie d’un mouvement qui tente de délaisser l’approche de la gestion de la pauvreté extrême au profit de la mise en place de solutions permanentes.

« En 2004, on commençait seulement à envisager de loger les sans-abri dans leur propre appartement, explique-t-il. Maintenant, grâce à la direction de mon prédécesseur, Matthew Pierce, la plupart des personnes avec lesquelles nous travaillons ont leur propre domicile. Qu’il s’agisse de logements sociaux ou privés, nous aidons plus de 300 personnes qui seraient autrement dans la rue. » Tous les sans-abri qui se présentent à la Mission Old Brewery rencontrent un conseiller, l’objectif ultime étant de leur trouver un logement permanent.

« Parmi les gens à qui nous trouvons un logement, 93 % ont toujours un toit, précise James Hughes. Ça ne signifie pas que le combat est terminé. Nous avons encore des clients qui viennent à notre refuge d’urgence, et ils ont besoin d’aide : ils sont aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de dépendance et ils ont besoin de services personnalisés. C’est ce que nous tentons de leur offrir.

« Mais j’aimerais que les gens réalisent que travailler avec les sans-abri est une profession porteuse d’espoir. C’est ce que nous offrons. »

 

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« Pourquoi sommes-nous ici et que sommes-nous censés faire de notre vie? »

Voilà quelques-unes des questions qui hantaient Lili-Anna Pereša (Dipl. gestion 1997) après le massacre de l’École Polytechnique en 1989. En 1988, elle faisait partie du petit pourcentage de femmes qui avaient obtenu leur diplôme de l’école de génie. L’année suivante, 14 étudiantes de l’École Polytechnique étaient tuées sur le campus simplement parce qu’elles étaient des femmes.

« Ce fut une prise de conscience, raconte Mme Pereša. J’ai commencé à me dire que mes valeurs, ma vie et mon travail pouvaient se compléter, que mon emploi pouvait avoir un sens et que je pouvais mettre ma vie au service des autres. »

Avant d’arriver à l’Université McGill, Lili-Anna Pereša a enseigné la physique au Malawi et gravi les échelons jusqu’au poste de directrice générale du Y des femmes de Montréal.

En fait, elle occupait un poste au Y des femmes lorsqu’elle s’est inscrite à un programme de gestion à McGill.

« Avant de commencer mes études à McGill, je me fiais à mon instinct dans mon emploi, explique l’actuelle présidente et directrice générale de Centraide du Grand Montréal. Les cours ont confirmé certaines des décisions que je prenais au travail et les ont également ancrées dans une pratique s’appuyant sur la théorie et la recherche.

« J’étais ingénieure et je suis en quelque sorte devenue une ingénieure sociale. J’ai appris à diriger une équipe, à présenter un plan stratégique et à passer mon expérience dans le filtre du milieu universitaire. »

Durant les huit années qu’elle a passées à la barre de Centraide, Lili-Anna Pereša a compris que les organismes caritatifs dirigés par des gens qui ont un MBA, une maîtrise ou une vaste expérience dans le domaine des affaires sont la « nouvelle norme ».

« Selon moi, ce travail n’est pas exactement une expérience religieuse, mais c’est une expérience qui fait appel à nos convictions les plus profondes, affirme-t-elle. Dans bien des cas, ces dirigeants auraient pu mettre leurs talents à profit dans le secteur privé et auraient probablement dirigé de grandes entreprises prospères.

« Mais il y a quelque chose dans ce travail et, quand vous l’avez trouvé ou qu’il vous a trouvé, c’est difficile de revenir en arrière. »

Centraide joue un rôle crucial à Montréal en soutenant le travail de 350 organismes qui s’attaquent à toute une variété de problèmes, dont la pauvreté, l’insécurité alimentaire et l’isolement social. Centraide estime qu’un Montréalais sur sept a profité des programmes auxquels il participe.

À la mi-novembre, Lili-Anna Pereša a quitté Centraide pour assumer la fonction de présidente et directrice générale d’une autre ONG montréalaise importante, la Fondation McConnell, qui participe à diverses initiatives soutenant, entre autres, l’entrepreneuriat autochtone, les systèmes alimentaires durables et les programmes en santé mentale pour les enfants.

 

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Richard Daneau plaisante en disant que, lorsqu’il est arrivé à l’Université McGill, il pouvait à peine épeler son nom en anglais.

« Le jeune Canadien français de l’autre bout de la ville que j’étais venait apprendre la langue et découvrir ce que l’autre solitude faisait, raconte-t-il. En cours de route, j’ai appris comment diriger une entreprise. Je n’aurais jamais imaginé travailler un jour dans une banque alimentaire. »

C’est un peu le hasard qui a amené l’homme d’affaires chez Moisson Montréal.

Son fils réalisait un projet scolaire sur les organismes caritatifs et il a décidé de l’accompagner pour une visite de l’entrepôt de la banque alimentaire.

« Je savais qu’ils étaient à la recherche d’un directeur et, après avoir constaté l’ampleur de leurs activités, j’étais intrigué, se rappelle Richard Daneau. À l’époque, j’avais vendu mon entreprise et j’étais en quelque sorte à la retraite. Je regardais mes fils partir pour l’école tous les matins, tandis que moi je restais à la maison à lire le journal.

« C’est difficile de leur dire de travailler fort et de réaliser leurs rêves quand on est en pyjama. J’ai donc soumis ma candidature pour le poste et on m’a embauché. Cinq ans plus tard, ce métier me réserve encore des surprises. »

La COVID-19, par exemple. Quand, en mars, il est apparu clair que Montréal était l’épicentre de la pandémie au Québec, l’exploitation gérée par Richard Daneau a dû se réinventer.

Moisson Montréal fonctionne grâce au travail de bénévoles d’entreprise. Par conséquent, lorsque le confinement a été instauré – forçant des millions de Québécois à rester à la maison – le bassin de travailleurs de la banque alimentaire s’est épuisé.

Richard Daneau et la Ville de Montréal ont donc conclu un accord afin que des cols bleus prennent en charge les opérations à Moisson Montréal.

« Nous avons dû former de nouvelles personnes, mettre en place de nouveaux protocoles de sécurité et rassurer les organismes avec lesquels nous travaillions, tout en composant avec une crise économique », explique-t-il.

« Mais nous y sommes parvenus. En six mois, nous avons distribué 55 millions de dollars de nourriture. Vous avez une idée du nombre de camions remplis de nourriture que cela représente?

« Dans ce secteur d’activité, nous avons besoin de gens qui ont le cœur sur la main et qui sont prêts à tout donner pour la cause. Notre travail aide à nourrir les gens dans le besoin et évite que la nourriture soit acheminée dans les sites d’enfouissement.

« Mais pour faire notre travail, nous avons besoin d’argent. Nous survivons grâce à des dons qui peuvent disparaître à tout moment. Dans de telles circonstances, il faut parfois un méchant capitaliste aux commandes. »

 

Christopher Curtis a remporté le prix APTN/CAJ pour la réconciliation de l’Association canadienne des journalistes et obtenu une nomination au Concours national de journalisme pour son travail au quotidien The Montreal Gazette. Il a récemment quitté le journal pour se joindre à Ricochet Media à titre de journaliste d’enquête sociofinancé.

Photo en haut de page : Marina Boulos-Winton

Crédit photo : Owen Egan

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