Depuis le printemps, le monde est sur « pause » : les avions sont cloués au sol, les bateaux de pêche, amarrés à quai, et les véhicules sagement stationnés dans l’entrée, leur propriétaire en télétravail. Quelles ont été les retombées du confinement sur l’environnement? Et quelles leçons avons-nous tirées de ce virage plutôt rapide qu’ont opéré les administrations publiques et les citoyens pour freiner la propagation de la COVID-19? Une mobilisation semblable dans des dossiers d’importance capitale, par exemple les changements climatiques, est-elle envisageable?
Nous avons posé ces questions à Elena Bennett, professeure agrégée au Département des sciences des ressources naturelles et à l’École de l’environnement. Écologiste des écosystèmes, la Pre Bennett est cofondatrice du groupe Seeds of Good Anthropocenes, qui s’intéresse à la prise en charge des problèmes environnementaux.
Nous l’avons également interrogée sur le projet proposé du Nouveau Vic qui, s’il est approuvé, transformera une partie du site de l’ancien Hôpital Royal Victoria en un pôle mondial de recherche sur le développement durable.
Certaines personnes ont avancé l’idée que la COVID-19 est un aperçu des bouleversements auxquels le monde pourrait être confronté en raison de la crise climatique imminente. Par conséquent, quelle est l’importance du projet du Nouveau Vic, qui réunirait sous le même toit des chercheurs en développement durable McGillois de domaines différents qui s’attaqueraient à certains des dossiers les plus pressants dans le monde d’une manière collaborative et interdisciplinaire?
La COVID-19 nous donne un aperçu de ce qui est à venir en ce sens qu’elle est une crise que nous devons gérer, mais elle se déroule bien différemment de la crise climatique, cette dernière étant beaucoup plus difficile à régler. La COVID-19 est apparue très rapidement, accompagnée de répercussions évidentes sur la santé humaine, et il n’est pas possible de se soustraire à ces répercussions grâce à la richesse ou à des privilèges. Les changements climatiques sont très différents. Ils frappent davantage les pauvres que les riches. Les répercussions sur la santé humaine, même si elles sont bien connues, découlent d’un processus plus complexe que celui de la COVID. Le climat fait intervenir un système complexe, alors il est beaucoup plus difficile de trouver rapidement un petit groupe de solutions. Au lieu de cela, les solutions agissent à différentes échelles, font appel à plusieurs acteurs et sont difficiles à mettre en œuvre. De plus, les changements climatiques se produisent lentement; ils ne donnent donc pas lieu au genre d’intervention urgente que la COVID a déclenchée.
En ce qui concerne le projet du Nouveau Vic, je crois qu’il est vraiment important que l’Université McGill saisisse cette occasion unique de laisser libre cours à sa créativité. Les problèmes de développement durable auxquels nous faisons face – comme la crise climatique – sont complexes et nécessitent des solutions novatrices; nous devrons donc sortir des sentiers battus. C’est pour cette raison qu’il faudra faire appel non seulement à des scientifiques des systèmes terrestres, à des ingénieurs et à d’autres spécialistes des sciences naturelles, mais également à des spécialistes des sciences sociales qui s’intéressent à l’aspect gouvernance de la résolution des problèmes environnementaux, à des économistes qui communiquent avec les décideurs politiques et à des chercheurs en sciences humaines qui peuvent nous aider à comprendre la nature humaine et toucher les parties de notre cœur et de notre esprit dont nous aurons besoin pour opérer des changements profonds et difficiles. Si nous voulons vraiment régler les problèmes de développement durable les plus cruciaux, nous ne devrons pas seulement faire appel à des chercheurs universitaires pour le projet du Nouveau Vic. Nous devrons aussi faire participer des gens des Premières nations du Canada, ainsi que des entreprises et des administrations publiques à différentes échelles, parce que ce sont ces gens qui devront mettre en œuvre les solutions. Ils devraient donc aider à définir les questions auxquelles nous tentons de répondre.
À mon avis, nous avons le potentiel d’accomplir quelque chose de formidable avec le Nouveau Vic, mais pour réaliser ce potentiel, nous DEVONS en faire un espace pour la transdisciplinarité véritablement inédit et prometteur. La tâche sera très ardue, parce qu’il nous faudra employer des méthodes de travail nouvelles et inhabituelles. Nous devrons nous écouter les uns les autres et collaborer d’une façon qui n’était pas encore possible. Nous devrons également trouver de nouvelles méthodes pour évaluer le savoir et juger de sa valeur. Mais je suis persuadée que l’Université McGill est à la hauteur du défi.
Dans les médias sociaux, on parle abondamment des bienfaits du confinement pour l’environnement : diminution du smog dans les grands centres urbains, tortues marines qui pondent leurs œufs sur des plages auparavant bondées, présence de dauphins dans les canaux vénitiens, et j’en passe. Ces anecdotes tiennent-elles la route scientifiquement?
Ce moment d’arrêt a certes eu des effets favorables sur les écosystèmes qui nous entourent, dans la mesure où la pression exercée par l’être humain s’est relâchée. Par exemple, il y a des preuves assez éloquentes de diminution du smog et de la pollution de l’air dans certains centres urbains. Habituellement, on fait ce genre de constat pour des polluants qui peuvent varier rapidement, et c’est tout à fait le cas des polluants atmosphériques.
Lors d’une étude, on a observé une réduction des petites particules en suspension dans sept villes sur dix. Les baisses les plus marquées, dans certains cas de 60 pour cent, ont été enregistrées dans les villes qui présentent normalement un fort taux de particules atmosphériques.
Par contre, d’autres éléments des écosystèmes n’évoluent que très lentement – je pense notamment aux polluants qui se logent dans les sols – et dans ces cas-là, le confinement ne change pas grand-chose. Il en va de même de phénomènes comme l’érosion, dont les causes n’ont rien à voir avec les facteurs sur lesquels se répercute le confinement.
Au sujet des dauphins à Venise, je tiens à dire très clairement qu’il y a eu, surtout au début, beaucoup de fausses nouvelles virales sur le retour d’animaux dans des lieux autrefois pollués. À Venise, les canaux ont effectivement retrouvé une certaine quiétude et, par le fait même, des eaux plus claires, mais on n’y a vu ni cygnes ni dauphins. (La photo qui accompagnait habituellement cette publication avait été prise bien loin des canaux vénitiens.)
Dans quelle mesure la planète peut-elle « panser ses plaies » en huit ou neuf mois? Doit-on voir là un autre signe de sa grande indulgence?
Je pense que cette résilience et cette soi-disant indulgence de notre planète, les gens veulent tellement, tellement y croire, surtout en ce moment.
Dans leur excellent ouvrage Panarchy : Understanding transformations in human and natural systems, Lance Gunderson et C. S. « Buzz » Holling parlent de cinq mythes sur la nature qui ont la vie dure : on la dit aléatoire, stable, instable, résiliente et évolutive. Or, précisent-ils, aucun n’est entièrement vrai ni entièrement faux : simplement, chacun renvoie une image partielle d’un seul et même monde. En réalité, certaines parties du monde sont résilientes face à certains facteurs de stress, et aléatoires face à d’autres, et ainsi de suite.
Bref, pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser de quel aspect de la planète on parle exactement et ce qu’on entend par « indulgence ». Et nous n’avons pas observé de changement dans les problèmes plus difficiles à régler ou qui évoluent plus lentement.
Cela dit, s’il est une chose qui ressort de tout cela, c’est la vitesse à laquelle les systèmes humains, eux, peuvent s’adapter.
Presque partout dans le monde, la mise sur « pause » a débuté à la mi-mars. Or, selon Flightradar24, le nombre de vols avait diminué de 40 pour cent dès le 1er avril 2020. Des gens qui faisaient le plein une fois par semaine passaient des semaines, voire des mois, sans se rendre à la station-service. Ces changements sont intervenus en moins de deux semaines, à une vitesse que personne n’aurait pu imaginer, alors qu’on nous martèle depuis des années qu’il faut tendre lentement vers les objectifs de la lutte contre les changements climatiques afin de ne pas perturber l’économie. Alors, est-ce que le monde est indulgent? Je l’ignore, mais j’ai la nette impression que les systèmes humains, eux, sont capables de s’adapter très rapidement.
Et c’est important, bien sûr, parce que des changements doivent absolument s’opérer dès maintenant dans les sociétés humaines, notamment une diminution des émissions de gaz à effet de serre et un ralentissement des changements anthropiques en matière d’utilisation des terres et de couverture terrestre. Les scientifiques et les militants qui réclament ces changements se font dire depuis des lustres que « ce serait impossible » et que « cela porterait un coup trop dur à l’économie ». Je ne nie pas les conséquences économiques du confinement, surtout dans les populations vulnérables, mais on a constaté, je crois, que la société pouvait évoluer beaucoup plus, et beaucoup plus rapidement, qu’on ne le pensait.
Bien sûr, à cause de l’Action de grâce américaine et de la hausse spectaculaire des déplacements aux États-Unis, nous avons aussi vu à quel point les gens peuvent retourner rapidement à leur « vie d’avant ».
Grâce à la technologie, beaucoup ont pu travailler, magasiner, consulter leur médecin, suivre des cours, etc., dans le confort de leur domicile, ce qui a notablement réduit notre empreinte carbone. Selon vous, allons-nous conserver certaines de ces nouvelles habitudes virtuelles après le « retour à la normale »?
J’ai l’impression que les choses ne reviendront pas à « la normale » que nous connaissions avant la pandémie, mais qu’une « nouvelle normalité » va s’installer. Quant à savoir dans quelle mesure nous conserverons notre mode de vie moins lourd en carbone dans cette « nouvelle normalité », l’avenir nous le dira. Comme c’est souvent le cas, ce sera un savant mélange des deux, je pense… J’ai des collègues partout dans le monde et je sais que certains ont hâte de se voir et de pouvoir parler de science en personne dans des congrès ou des ateliers, lorsque ce sera possible. Mais je pense aussi que nous avons constaté que certains objectifs de ces congrès étaient réalisables en mode virtuel, alors peut-être que ces événements se tiendront dorénavant en partie en personne et en partie à distance.
Afin de conserver dans toute la mesure du possible nos habitudes de vie faibles en carbone, moins dommageables pour l’environnement, nous devons déterminer dès maintenant, données scientifiques à l’appui, quels aspects de notre « nouvelle normalité » sont les plus efficaces, et donc ceux auxquels nous devons nous accrocher. Nous devons également nous intéresser au modus operandi. Par exemple, j’ai bien aimé voir les villes réorganiser rapidement leurs rues pour y aménager des pistes cyclables, voire carrément les piétonniser et faciliter ainsi la distanciation physique. À mon avis, on devrait sonder la population pour savoir ce qu’elle pense de ces nouveaux aménagements et déterminer s’il vaut la peine ou non de laisser en place les mesures prises pendant le confinement.
Depuis le début de la pandémie, certains se sont tournés vers l’achat local et la culture de fruits et de légumes. Mais beaucoup ont plutôt choisi de faire des réserves et d’adopter le commerce en ligne, ce qui crée beaucoup de déchets (emballage, transport, etc.). Est-il possible de trouver un juste milieu, de satisfaire ses besoins tout en évitant la surconsommation?
Je me demande si les gens font des réserves à ce point. C’est une pratique qui existe, je n’en doute pas, mais face aux conséquences de la pandémie, j’ai vu beaucoup plus de gens se tourner vers leur prochain que de s’en détourner. Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai vu beaucoup plus de gens tendre la main à leur voisin pour lui venir en aide que de se replier sur eux-mêmes par instinct de protection.
Ainsi, à Hudson, là où j’habite, les gens ont commencé à faire des dons au casse-croûte de la ville, Sauvé, pour le prépaiement de repas. Les propriétaires ont affiché les repas prépayés dans la vitrine du restaurant pour que les gens dans le besoin aient accès à un repas gratuit. Et la plupart des gens qui ont fait des réserves dans l’espoir de profiter de la situation – comme cet homme qui, au début de la pandémie, avait acheté quelque chose comme 17 000 bouteilles de désinfectant pour les mains – ont eu droit à des regards réprobateurs. Je pense qu’il a fini par donner les deux tiers de sa réserve à des personnes dans le besoin.
Dans le même ordre d’idées, pensez-vous que la pandémie a aidé les consommateurs à distinguer leurs « besoins » de leurs « désirs »? Nous avons été nombreux à élaguer dans notre quotidien. Que pouvons-nous faire pour éviter de retomber dans nos ornières lors du retour à la « normale »?
Dans les contrées du nord de la planète, comme un peu partout au Canada, peut-être que la pandémie a favorisé ce genre de prise de conscience. D’une certaine manière, je pense qu’elle a aussi mis en lumière l’importance de certaines choses – les amis, la famille, l’entourage – que nous tenions peut-être pour acquises. En ce qui me concerne, en tout cas, j’ai vraiment pris conscience de l’importance de l’entourage (les amis, les proches) pour le bien-être de ma famille.
Les populations se sont mobilisées à l’échelle mondiale, nationale et régionale pour trouver des solutions directes et concrètes à la pandémie. Selon vous, y a-t-il des leçons à tirer de cela dans les dossiers environnementaux, pour la lutte contre les changements climatiques notamment?
Une des choses qui m’a frappée pendant la pandémie, c’est à quel point nous pouvons prendre soin les uns des autres lorsque nous en faisons une priorité.
Au tout début, surtout, les amis prenaient des nouvelles les uns des autres, ou on offrait à nos voisins âgés d’aller faire leurs courses. Je me souviens par exemple de quelques appels Zoom particulièrement agréables avec un groupe d’amis dont je suis proche depuis une vingtaine d’années, à l’époque de la maîtrise et du doctorat. Écouter parler ces gens des quatre coins de l’Amérique du Nord qui s’emploient à faire de notre monde un monde meilleur – par l’action politique, la mise en place d’économies locales, la distribution d’aliments sains aux personnes dans le besoin, le recours au pouvoir fédérateur de l’art et du théâtre ou la bonification des structures informatiques – avait sur moi l’effet d’un véritable coup de fouet.
Il était bon, tout simplement, de voir tous ces gens travailler fort pour améliorer nos vies en y insufflant un tout petit peu plus de conscience écologique et de bienveillance. C’est ce que je retiens de plus important, je pense. Nos vies ne sont pas sans conséquence, et les décisions que nous prenons chaque jour sur l’utilisation que nous ferons de notre temps ou de notre énergie ont des répercussions. Il ne tient qu’à nous de poser les gestes qui feront de notre monde un monde meilleur.