Les scientifiques scrutent l’horizon, à l’affût des défis posés par les espèces envahissantes
La navigation et l’exploitation minière dans l’Arctique, la dissémination d’agents pathogènes envahissants partout dans le monde, l’évolution des pratiques agricoles et l’utilisation d’outils de modification du génome comptent parmi les 14 principaux facteurs de risque qui sont susceptibles d’influer sur la science et la gestion des espèces envahissantes au cours des 20 prochaines années, selon une équipe internationale d’écologistes qui ont publié les résultats de leur étude dans Trends in Ecology and Evolution.
« Les tendances environnementales, biotechnologiques et sociopolitiques actuelles sont en train de transformer les risques d’invasion à l’échelle mondiale. Nous avons relevé certains facteurs qui risquent de changer la donne », explique Anthony Ricciardi, professeur de l’Université McGill, qui a dirigé cette étude menée par 17 scientifiques répartis dans 8 pays.
L’article est fondé sur un atelier organisé par le professeur Ricciardi à l’Université de Cambridge en septembre dernier, qui réunissait des écologistes de renommée mondiale. Voici quelques-uns des principaux facteurs de risque qui ont été décelés :
La mondialisation de l’Arctique
Jusqu’à tout récemment, l’Arctique comptait parmi les régions les plus reculées de la planète, et c’est ainsi qu’il a échappé aux vagues d’invasion massives et dévastatrices par des espèces exotiques qui ont frappé les régions tropicales et tempérées du globe. Cela dit, la fonte rapide de la glace de mer est en train d’ouvrir la voie à toutes sortes d’activités dans la région – navigation maritime, exploitation minière et pétrolière, pêche, tourisme et aménagement du littoral – qui favorisent l’introduction d’espèces exotiques.
En fondant, la glace de mer a également ouvert un vaste couloir de navigation maritime internationale entre l’océan Pacifique et l’océan Atlantique, qui influera sur les risques d’invasion dans tout l’hémisphère nord. « C’est le début d’une ruée vers l’or qui se traduira par une expansion majeure des activités humaines vers l’Arctique et qui pourrait entraîner des transferts massifs d’espèces d’exotiques vers cette région, explique le Pr Greg Ruiz du Centre de recherche environnementale du Smithsonian.
Émergence et propagation d’agents pathogènes envahissants
De plus en plus, les bactéries, les virus, les champignons et les champignons aquatiques pathogènes ont la possibilité de se propager dans des régions où ils n’avaient jamais proliféré auparavant et où ils peuvent s’attaquer à de nouveaux hôtes. Sans compter que certaines espèces inoffensives pourraient subir rapidement des mutations génétiques susceptibles de les rendre virulentes.
C’est ainsi que des populations animales et végétales ont été anéanties par des agents pathogènes envahissants auxquels elles n’avaient jamais été exposées au cours de leur évolution et contre lesquels elles ne possédaient par conséquent aucune forme d’immunité. Parmi les exemples récents, citons le chytride, ou « Bsal », un champignon qui tue les salamandres en Europe; le champignon responsable du syndrome du museau blanc, qui décime des colonies entières de chauves-souris en Amérique du Nord; et le syndrome du dépérissement des étoiles de mer qui fait des ravages le long de la côte ouest nord-américaine et qui serait à l’origine de la pire hécatombe jamais enregistrée pour une espèce faunique. En somme, la prolifération des agents pathogènes fait planer une menace grandissante sur la biodiversité, l’agriculture, la foresterie et la pêche.
Progrès biotechnologiques et applications
Les innovations réalisées dans le domaine des outils de modification du génome se révèlent à la fois prometteuses et problématiques en ce qui a trait à la gestion des espèces envahissantes. Très récemment, dans le cadre d’une stratégie de lutte controversée, on a libéré dans les Keys de la Floride des moustiques appartenant à une espèce envahissante après les avoir génétiquement modifiés de façon à perturber leur cycle de reproduction et à les empêcher ainsi de transmettre certains virus (Zika, dengue et Chikungunya) aux êtres humains. « Les pressions qui sont exercées en faveur de l’utilisation d’agents génétiquement modifiés pour maîtriser la prolifération des espèces envahissantes se feront de plus en plus fortes, estime le professeur Hugh MacIsaac, de l’Université de Windsor, et elles se heurteront à l’opposition de l’opinion publique qui ne manquera pas de penser que nous sommes en train d’ouvrir une boîte de Pandore. »
Évolution des pratiques agricoles
L’équipe de scientifiques a établi également que l’évolution des pratiques agricoles pouvait être un facteur de risque d’invasion. En fait, certaines pratiques agricoles récentes et certains nouveaux produits utilisés dans le domaine de l’agriculture qui ne sont pratiquement pas réglementés peuvent avoir des conséquences accidentelles potentiellement désastreuses. C’est le cas par exemple d’une espèce de grillon asiatique dont on pratique l’élevage pour fabriquer de la « farine de grillon » (laquelle fait déjà rage aux États-Unis) et qui s’est déjà disséminée dans la nature. Pour couronner le tout, comme cette espèce est en train d’être décimée par une maladie, les éleveurs ont importé d’autres espèces de grillons qui pourraient très bien devenir envahissantes un jour.
Cela dit, la pire menace qui nous guette est liée à l’utilisation croissante dans le secteur de l’agriculture industrielle de bactéries et de champignons telluriques pour accroître la production agricole. « À cause de la culture et de l’utilisation de microbes qui stimulent la croissance des plantes, certaines plantes cultivées ou certaines espèces végétales qui poussent à proximité des champs agricoles pourraient devenir envahissantes », précise le professeur Daniel Simberloff, de l’Université du Tennessee.
Attitude de déni à l’égard des espèces envahissantes
Un autre problème se pose, à savoir le regard que le public jette sur les données scientifiques portant sur les espèces envahissantes. Les données scientifiques probantes qui étayent les effets néfastes de ces espèces soulèvent des critiques, qui sont essentiellement fondées sur des jugements de valeur plutôt que sur des faits scientifiques. Cette forme de déni de la science se manifeste par un rejet de données probantes ayant fait l’objet d’évaluations par les pairs et par des tentatives de redéfinition, de minimisation, voire de négation du rôle joué par les espèces exotiques envahissantes dans les changements environnementaux à l’échelle planétaire.
« Le déni de la science ne date pas d’hier, mais son influence croissante dans le débat sur les espèces envahissantes est particulièrement préoccupante pour ceux et celles qui tentent de préserver la biodiversité », explique le professeur Tim Blackburn (University College London). Tous ceux qui sèment le doute sur les répercussions négatives des espèces envahissantes pourraient retarder la mise en place de stratégies d’atténuation du risque à tel point qu’il sera peut-être trop tard lorsqu’on passera enfin à l’action. »
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« Invasion Science: A Horizon Scan of Emerging Challenges and Opportunities », Anthony Ricciardi et coll., Trends in Ecology and Evolution. Juin 2017. DOI : 10.1016/j.tree.2017.03.007