Déséquilibre dans l’océan planétaire
Sans doute serez-vous étonnés d’apprendre que toutes les formes de vie habitant l’océan, du minuscule krill à l’énorme thon, semblent obéir à une loi mathématique simple selon laquelle l’abondance d’un organisme est liée à sa taille. Ainsi, le minuscule krill, dont le poids équivaut à peu près à un millionième seulement du poids d’un thon de grande taille, compte un million de fois plus de représentants dans les eaux océaniques que le thon. Proposée dans les années 1970, cette théorie, appelée le « spectre de Sheldon », n’avait encore jamais été testée dans une grande variété d’espèces marines et à l’échelle planétaire. C’est maintenant chose faite : une équipe internationale comprenant des chercheurs de l’Université McGill a constaté que non seulement cette théorie tenait la route à une certaine époque, mais également que cet équilibre naturel était aujourd’hui profondément perturbé par l’omniprésence de la pêche industrielle.
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Une équipe internationale a constaté qu’à l’époque où les océans étaient plus proches de leur état originel (avant le xxe siècle et l’avènement de la pêche industrielle à grande échelle), la théorie du spectre de Sheldon était fort probablement vraie. Constituée de chercheurs de l’Université McGill, de l’Institut de mathématiques et de sciences Max-Planck (Allemagne), de l’Institut des sciences et technologies de l’environnement (Espagne), de l’Université de technologie du Queensland (Australie) et de l’Institut des sciences Weizmann (Israël), cette équipe signe un article sur le sujet, paru récemment dans Science Advances.
« Cette distribution uniforme de la vie marine dans tout le spectre des tailles est remarquable », souligne Eric Galbraith, auteur en chef de l’article et professeur au Département des sciences de la Terre et des planètes de l’Université McGill. « Nous ignorons pourquoi il doit en être ainsi : pourquoi n’y aurait-il pas beaucoup plus de petits que de gros spécimens? Ou une taille idéale, au centre du spectre? Au fond, les résultats mettent en lumière une profonde incompréhension de cet écosystème. »
De l’infiniment petit à l’infiniment grand : la juste mesure de la vie marine
À partir de diverses études récentes, les chercheurs ont construit un vaste ensemble de données sur les organismes peuplant l’océan planétaire – des bactéries aux mammifères en passant par le phytoplancton, le zooplancton et les poissons –, procédant au recensement le plus poussé des espèces marines réalisé à ce jour. Ils ont ainsi pu comparer la répartition spatiale de 12 grands groupes d’organismes aquatiques dans l’océan mondial.
« Il fallait trouver une façon de comparer la taille des organismes dans un spectre immense, et ce n’était pas une mince affaire », raconte Ian Hatton, auteur principal de l’article et titulaire d’une bourse de recherche Alexander-von-Humboldt à l’Institut Max-Planck. « Dans le cas des organismes microscopiques, on a pu procéder à nos évaluations à partir de plus de 200 000 échantillons d’eau prélevés partout dans le monde, mais les grands animaux marins peuvent traverser de vastes bassins océaniques, alors pour eux, nous avons dû utiliser des méthodes complètement différentes. »
En outre, grâce à des reconstitutions historiques et à des modèles d’écosystèmes marins, les chercheurs ont évalué la biomasse des océans originels (avant le xxe siècle), pour ensuite la comparer à la biomasse actuelle. Leur constat : outre les exceptions à chaque extrémité du spectre – les baleines et les bactéries –, il y avait autrefois une biomasse remarquablement stable d’environ 1 gigatonne par ordre de grandeur de taille corporelle. En d’autres termes, la quantité totale de vie dans les océans entre une taille donnée et une taille dix fois plus grande – de 1 g à 10 g, par exemple – totalise toujours environ 1 milliard de tonnes, quelle que soit la taille de départ. Cependant, depuis l’avènement de la pêche industrielle, on nage dans d’autres eaux.
Impacts de l’activité humaine sur la biomasse marine
Si le spectre de la biomasse était pour ainsi dire immuable dans l’océan originel, il en va tout autrement aujourd’hui, l’activité humaine ayant notablement altéré la répartition de la biomasse chez les espèces de grande taille, révèlent les chercheurs.
En effet, bien que moins de trois pour cent des aliments consommés par l’espèce humaine proviennent de la pêche, cette dernière a eu des conséquences dévastatrices sur le spectre de la biomasse. Ainsi, chez les grands poissons (tout spécimen de plus de 10 cm), la perte de biomasse totalise quelque 2 gigatonnes (soit une baisse de 60 %); en comparaison, les prises annuelles de 0,1 gigatonne des pêcheurs semblent bien négligeables. La pêche à la baleine a eu des effets encore plus désastreux à l’extrémité la plus volumineuse du spectre, la perte de biomasse étant de 90 % chez les baleines les plus grandes. De fait, selon les auteurs, la pêche industrielle et la chasse à la baleine ont provoqué, au cours du dernier siècle, des pertes de biomasse beaucoup plus importantes que celles qui pourraient résulter des changements climatiques au cours des 80 années à venir, même dans des scénarios d’émissions pessimistes.
« Le constat le plus étonnant lorsqu’on examine la situation à l’échelle planétaire, c’est la totale inefficacité de la pêche. Lorsque les flottilles de pêche industrielle prennent le large pour garnir leurs filets, elles ne se comportent pas comme les grands poissons prédateurs, les phoques ou les oiseaux qui leur disputent la ressource, ces derniers la consommant en petites quantités sans déstabiliser les populations de poissons, fait observer le Pr Galbraith. L’être humain n’a pas simplement remplacé les superprédateurs marins : il a complètement altéré le flux d’énergie dans l’ensemble de l’écosystème océanique. »
« Mais la bonne nouvelle, tempère-t-il, c’est que nous pouvons corriger le déséquilibre que nous avons créé en réduisant le nombre de navires de pêche en activité dans le monde. La diminution de la surpêche contribuera aussi à faire de la pêche une industrie plus rentable et plus durable. Tout le monde pourrait y gagner, mais pour cela, nous devons nous ressaisir. »
L’article «The global ocean size spectrum from bacteria to whales», par Ian A. Hatton, Ryan F. Heneghan, Yinon M. Bar-On, Eric D. Galbraith, a été publié dans Science Advances. |
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