Introduction

« Pour qui s'intéresse à l'étude des origine de la vie, la question qui se pose ne semble plus être si la vie peut résulter de processus chimiques faisant intervenir des constituants non biologiques, mais plutôt quelle a été la voie suivie. »

National Academy of Sciences (1999)

L'origine de la vie sur Terre est un domaine de recherche dynamique qui donne lieu à beaucoup de débats, souvent houleux, entre scientifiques de nombreuses disciplines. On ne comprend toujours pas comment la vie est apparue, ni même comment se sont formés les précurseurs biochimiques de la vie, ni dans quelles conditions ces événements se sont produits. On considère toutefois généralement que la vie dans la forme qui nous est familière ne pourrait pas apparaître à la surface de la Terre actuelle, car la concentration d'oxygène détruirait les molécules organiques et serait toxique pour les formes de vie primitives qui pourraient apparaître spontanément. (Comité sur les origines et l'évolution de la vie, 2007).

Les expériences de Miller-Urey, au début des années 1950, visaient à reproduire en laboratoire les réactions chimiques qui ont conduit à l’émergence de la vie sur Terre, il y a environ 4 milliards d’années. Les résultats ont fait naître une théorie permettant certes d’expliquer comment des molécules organiques simples auraient pu s’accumuler sur la Terre à ses débuts, mais pas comment ces « éléments constitutifs » auraient pu créer la vie. Ils ont cependant fourni une impulsion à la recherche moderne sur l’origine de la vie. (De Duve, 1995).

Certains chercheurs partaient de l'hypothèse que la vie était issue de la synthèse spontanée, non biologique, de biopolymères fonctionnels — des molécules capables de se reproduire. Une question fondamentale a vite surgi : des protéines ou de l'ADN, quel biopolymère est apparu en premier? Les protéines se forment suivant les instructions contenues dans l’ADN, mais l’ADN ne peut ni se reproduire ni créer des protéines sans l’aide de protéines catalytiques appelées enzymes. L’énigme a partiellement été résolue grâce à la découverte des « ribozymes », molécules d'ARN naturelles (semblables à l'ADN mais ne comportant qu'un brin) dotées de capacités catalytiques et génétiques. (Cech, 1986). En d'autres termes, les ribozymes peuvent se comporter à la fois comme un type d'ADN et comme des enzymes ou des protéines. Cette découverte est à l’origine de la théorie dominante de la genèse de la vie, celle du « monde de l’ARN » (Gilbert 1986). Puisque cette expression est quelque peu ambiguë (Benner 2006), il vaut peut-être mieux la remplacer par « préséance de l’ARN » pour décrire la théorie selon laquelle la vie est apparue avec la première molécule d’ARN auto-reproductrice.

La théorie de la préséance de l’ARN peut s’inscrire dans une catégorie plus vaste de modèles de « préséance par la réplication ». Selon ces modèles, un polymère auto-reproducteur se forme spontanément au cours de réactions chimiques prébiotiques pour ensuite évoluer, grâce au processus de sélection darwinienne, en une famille de catalyseurs polymères pouvant soutenir le métabolisme. (Orgel, 2006). Différentes hypothèses plus simples que celle de l’ARN ont été mises de l’avant. En biologie moderne toutefois, il n’existe aucune preuve qui puisse attester l’existence de telles structures génétiques précurseures.

Un autre groupe dominant de théories sur l’origine de la vie est celui de la « préséance du métabolisme ». Selon les théories associées à ce concept, des réseaux de réactions chimiques actionnées par énergie s’organisent de façon autonome en des systèmes vivants. Ces systèmes procurent finalement l’environnement chimique complexe nécessaire au développement d’un appareil de codage génétique.

À l’occasion du troisième Symposium scientifique public Lorne Trottier, quatre chercheurs débattront des théories scientifiques actuelles de l’origine de la vie. Il s’agit du Dr Steven A. Benner, de la Foundation for Applied Molecular Evolution et de l'Institut de sciences et de technologies Westheimer; du Pr Stuart A. Kauffman, de l’Université de Calgary; du Pr Antonio Lazcano, de l'Universidad Nacional Autónoma de México et du Pr Robert Shapiro, de l’Université de New York. Chaque participant exposera et défendra un point de vue clé en matière de recherche sur l’origine de la vie, en s'appuyant sur sa propre expertise. Le Dr Christopher P. McKay, du Centre de recherche NASA AMES, assumera le rôle de modérateur.

Antonio Lazcano croit au « monde de l’ARN ». Selon cette théorie, l’ARN régit une certaine étape intermédiaire dans la transition entre l’absence de vie et la vie moderne. À ce stade, les systèmes biologiques dépendent des caractéristiques catalytiques et reproductrices des molécules d’ARN. Sans égard au nombre de modèles théoriques et expérimentaux supposant des systèmes biologiques dépourvus de gènes, le développement de la vie peut plus facilement être compris en termes de thermodynamique et d’évolution d’ensembles de polymères reproducteurs d’éléments chimiques dotés des mécanismes de l’hérédité et, donc, capables d’évoluer. L’hypothèse de « préséance des gènes » pour expliquer l’apparition de la vie ne signifie pas que les premiers polymères génétiques autoreproducteurs aient émergé spontanément d’une soupe organique prébiotique inorganisée à la suite d'un accident extrêmement improbable, ni que l’évolution précellulaire ait constitué une suite ininterrompue de transformations progressives qui ont abouti à la création des premiers êtres vivants. Il est fort probable que plusieurs phénomènes prébiotiques ayant abouti à des impasses et que plusieurs faux départs ont eu lieu à mesure que le processus de sélection naturelle agissait sur des populations de systèmes primordiaux constitués à la base par des polymères génétiques plus simples que l’ARN. Il est raisonnable de croire que les premières formes de vie ont résulté non pas de l’apparition d’une molécule vivante unique, mais de la coordination de nombreuses composantes différentes ayant opéré une convergence de processus (Voir aussi Lazcano 2006).

Robert Shapiro favorise une théorie sur l’origine de la vie fondée sur la préséance du métabolisme et selon laquelle de petites molécules auraient créé un réseau de réactions en constante évolution alimenté par une source d’énergie. Pour qu’une forme de vie quelconque émerge de petites molécules, au moins cinq processus sont nécessaires. D’abord, une frontière spontanée doit se former afin de dissocier la région vivante de l’environnement non vivant. Ensuite, une source d’énergie doit intervenir pour entraîner une réaction chimique. Un réseau de réactions chimiques doit alors se développer et se complexifier pour permettre l’adaptation et l’évolution. Enfin, le réseau doit absorber de la matière plus rapidement qu’il n’en perd, et les compartiments doivent se reproduire. Aucune molécule de stockage d’information (comme de l’ARN ou de l’ADN) n’est nécessaire; l’empreinte héréditaire est conservée dans l’identité et la concentration des composés du réseau. Shapiro est d’avis que la théorie du monde de l’ARN n’est pas plausible sur le plan de la synthèse, car la complexité de l’ARN est trop grande pour que les premières molécules aient pu s’assembler spontanément sans intervention extérieure. (Voir aussi Shapiro, 2007).

Steven Benner est d'avis que beaucoup de débats dichotomiques en science ont un contenu sémantique déficient, et que c'est le cas de celui qui oppose les théories de la « préséance du métabolisme » et de la « préséance des gènes ». Il est clair : a) que l’ARN est finalement apparu pour soutenir un épisode de la vie sur Terre au cours duquel il a constitué la seule composante génétiquement codée des catalyseurs biologiques; b) qu’il est raisonnable (mais non nécessaire) d’émettre l’hypothèse selon laquelle une molécule génétique différente a précédé l’ARN ou qu’elle existait ailleurs en même temps (Benner et al., 2004); mais aussi c) que peu importe la nature de la première molécule génétique, un système de réactions chimiques (que l'on peut, si l'on veut, appeler « métabolisme ») a précédé l’évolution darwinienne fondée sur les gènes. Ce qui n'est pas clairement établi, c'est l'existence d'un mécanisme permettant à un système de réactions chimiques capables d’évoluer par adaptation en réaction à des stimuli environnementaux, ou d'un système chimique spécifique pouvant servir de paradigme expérimental de réseaux non génétiques évoluant par adaptation. L’avancement de la discipline nécessite des modèles explicites des transformations chimiques prégénétiques pouvant produire des molécules génétiques – des modèles se prêtant à des analyses quantitatives. De tels modèles sont maintenant disponibles à différents niveaux de détail pour décrire la conversion conditionnée par les minéraux du formaldéhyde, du cyanure ou d’autres molécules simples en des éléments constitutifs de l’ARN d'analogues de l’ARN à base de thréose. De plus, des expériences – présentement en cours de réalisation – portant sur l’ARN et d’autres molécules génétiques premières hypothétiques sont nécessaires pour estimer la probabilité que des séquences générées au hasard produisent l’activité catalytique requise pour soutenir l’évolution darwinienne. Finalement, il faut établir une correspondance entre les transformations chimiques des molécules génétiques ou non génétiques et les environnements probables de la Terre à ses débuts. C'est à cette limite que se heurte actuellement la recherche, car les modèles de la formation planétaire font largement abstraction, à propos de la Terre à ses débuts, de plusieurs données essentielles à la chimie prébiotique, comme l’histoire de sa température, l’histoire des ressources hydriques terrestres et la chronologie des bombardements potentiellement stérilisants. Par-dessus tout, les experts du domaine doivent parvenir à un consensus au sujet de la forme que doit prendre la réponse à la question : « Comment la vie est-elle apparue? ». Seul un tel consensus, qui ne verra peut-être pas le jour avant plusieurs années, permettra de décider « comment s'achèvent [c]es expériences ». (Galison 1987).

Stuart Kauffman soutient que la vie est une transition de phase qui survient spontanément lorsqu’un système chimique devient complexe, ce qui va à l'encontre de l’hypothèse conventionnelle selon laquelle la vie a commencé comme système simple et s’est complexifiée par la suite. D’après le modèle théorique développé par Kauffman pour expliquer l’origine spontanée des systèmes catalytiques, la vie aurait émergé d’une masse critique de molécules diverses, toutes capables de catalyser une réaction. Les catalyseurs accélèrent les réactions chimiques en abaissant leur seuil de déclenchement. Si les molécules d'un mélange chimique prébiotique présentent un degré de diversité suffisant, la catalyse continue peut engendrer un cycle de réactions auto-entrenues qu'on peut qualifier de vivantes. La vie est donc apparue dans un mélange aléatoire d’éléments chimiques sans le concours nécessaire de l'ARN ou de l'ADN. (Voir aussi Kauffman, 2007). Stano et Luisi (2007), dans un cours sur la complexité donné en 2006, ont soulevé la question de savoir si de tels modèles théoriques ont été observés en chimie organique réelle.

Hojatollah Vali
Professeur de bioménéralogie
Département des sciences de la Terre et des planètes/
Département d'anatomie et de biologie cellulaire
Université McGill.

Références :

Benner, S. A., Ricardo, A., Carrigan, M. A. (2004) Is there a common chemical model for life in the universe? Curr. Opinion Chem. Biol. 8, 672-689. (Autres références ici).

Benner, S.A., Carrigan, M.A., Ricardo, A. et Frye, F. (2006) Setting the stage: The history, chemistry, and geobiology behind RNA, in The RNA World, 3rd edition, Raymond F. Gesteland, Thomas R. Czech, et John F. Atkins, dir., Cold Spring Harbor Laboratory Press.

Cech, T.R. (1986) A model for the RNA-catalyzed replication of RNA. Proceedings of the National Academies of Science U.S.A., 83:4360-4363.

Committee on the Limits of Organic Life in Planetary Systems, Committee on the Origins and Evolution of Life, National Research Council (2007) The limits of organic life in planetary systems. The National Academies Press.

De Duve, C. (1995) The beginnings of life on Earth. American Scientist.

Galison, P. L. (1987) How Experiments End, Chicago, University of Chicago Press.

Gilbert, W. (1986) The RNA World. Nature, 319:618.

Kauffman, S. (2007) Question 1: Origin of life and the living state. Proceedings of the Eric International School of Complexity (Fourth Course). Origins of Life and Evolution of Biospheres, 37:315-322.

Lazcano, A. (2006) The origins of life. Natural History, 115:36-41.
Note: La version électronique de cet article est accessible sous licence aux seuls utilisateurs de l'Université McGill et aux lecteurs abonnés à la revue Natural History. Si cette article vous est inaccessible, vous pouvez aussi consulter
Lazcano, A. et Miller, S.L. (1996). The Origin and Early Evolution of Life: Prebiotic Chemistry, the Pre-RNA World, and Time. Cell, Vol. 85, 793–798, 14 juin 1996.

Orgel, L.E. (2006) Geothermal synthesis and metabolism. Astrobiology, 6:297-298.

Shapiro, R. (2007) A simpler origin for life. Scientific American.

Stano, P. et Luisi, P. (2007) Basic questions about the origins of life: Proceedings of the Eric International School of Complexity (Fourth Course). Origins of Life and Evolution of Biospheres, 37:303-307.

Steering Committee on Science and Creationism, National Academy of Sciences (1999) Science and creationism: A view from the National Academy of Sciences, 2nd Edition. The National Academies Press.

Liens Web

Astrobiology ANAT/EPSC-205 - Cours de 1er cycle portant sur les origines de la vie offert à l'Université McGill. (Ces cours ont été remplacés par ANAT 182 et EPSC 182 ).

Astrobiology - The Living Universe: The Origins of Life.

Bada, J.L. et Lazcano, A. (2003) Pre-biotic soup - Revisiting the Miller experiments. Science, 300:745-746.

Berlinski, D. (2006) On the Origins of Life, Commentary.

Biology-Online: Tutorial - Origins of Life on Earth.

Chemical Evolution. Epoch 5 du site Cosmic Evolution.

From soup to cells - the origin of life. Site Understanding Evolution de l'Université de Californie à Berkeley.

Astrobiology Magazine - Great Debates: Complex Life Elsewhere in the Universe?

NASA Astrobiology Institute: Origins of Life. 3e objectif de la feuille de route en astrobiologie de la NASA.

Rollinson, H. Origins - Module 2: The Origin of Life.

Shapiro, R. (2006) Small molecule interactions were central to the origin of life. The Quarterly Review of Biology, 81:105-126.

Windows to the Universe: The Origin of Life on Earth.


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