Denis Diderot
(1713-1784)
Dossier
Le roman selon Denis Diderot
Denis Diderot : Protée et le roman, par Luba Markovskaia, 22 mars 2016 |
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Dans ce passage d'une lettre à sa fille écrite en 1781, vers la fin de sa vie, Diderot semble témoigner plaisamment de tout un parcours littéraire. Après le jugement moral posé sur les romans, il se serait tourné vers un roman ludique et gai, Jacques le fataliste, qu'il inclut dans sa recette contre la mélancolie. Mais derrière le ton badin de l'épistolier se cache une pensée du roman infiniment plus complexe. Pour les lecteurs que nous sommes, il est tentant de ne conserver de l'oeuvre de Diderot que ce qui nous paraît moderne, c'est-à-dire le ludisme et la distance critique de Jacques le fataliste, et d'occulter le reste de sa production littéraire – Les bijoux indiscrets, La Religieuse, Le père de famille – au profit d'une image de romancier avant-gardiste et subversif. Telle a été ma tentation lors de mes recherches sur l'art romanesque de Diderot. Or, il suffit de parcourir un grand nombre de ses textes multiformes pour en arriver au constat que la pensée de Diderot, son système même, ne peuvent exister sans les multiples tensions qui les parcourent. Nous verrons que Diderot a été tout à la fois moraliste austère et philosophe subversif, dramaturge bourgeois et conteur satirique, sévère critique d'art et auteur libertin, et que son oeuvre n'a de portée qu'en tension avec elle-même. C'est donc à la lumière de cette tension qu'il convient d'appréhender les positions toujours mouvantes de Diderot sur le roman. Les contradictions qui parcourent l'oeuvre de Diderot ne sont pas faites d'oppositions binaires, mais de voix plurielles. La polyphonie qui caractérise l'ensemble de son oeuvre, où se multiplient interlocuteurs en désaccord et illustrations en forme de contes, rend ardue, voire impossible, la tâche d'en dégager une vision stable de l'art romanesque. Je chercherai donc à mettre en lumière certains enjeux évoqués par l'auteur sur la poétique du roman, notamment dans son Éloge de Richardson, dans son annexe au conte Les Deux amis de Bourbonne et dans les commentaires sur le roman dont regorge Jacques le fataliste, tout en évitant de trancher, restant en cela fidèle à l'esprit pluriel et ambigu de l'oeuvre de Diderot, qui semble se nourrir inlassablement de paradoxes. De mal-aimé à conquérant. Le sort du roman au XVIIIe siècle. Chez Diderot, qui recourt aussi à ces tactiques, elles témoignent également, selon la période d'écriture, des préoccupations morales et esthétiques d'un lecteur et praticien insatisfait du genre. Son premier roman, Les bijoux indiscrets, paru en 1748, commence sur cette exhortation plaisante, tout à fait dans les codes de la préface romanesque :
Ce passage annonce l'orientalisme alors en vogue qui constituera l'univers du roman. Diderot puise, dans cette oeuvre de jeunesse, dans les modes littéraires dont il se moque déjà sournoisement (les personnages des Bijoux indiscrets s'endorment à chaque fois qu'ils entendent raconter un voyage). Diderot fait d'ailleurs une petite revue de l'actualité littéraire du moment en énumérant les livres qui ont trouvé leur place sous l'oreiller de Zima. On retrouve également le topos de la honte qu'il y a à lire des romans et leur destination aux jeunes femmes qui les dévorent en cachette. Dans ce premier roman, Diderot s'en tient donc aux lieux communs d'usage pour caractériser le genre, tout en parodiant discrètement les modes romanesques. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le roman français s'ouvre à un grand nombre d'influences étrangères : romans espagnols, italiens, anglais et, vers la toute fin du siècle, allemands. C'est certainement les romanciers anglais comme Henry Fielding et Samuel Richardson qui influencent le plus la production romanesque française en important en France un roman vraisemblable et à saveur sentimentale et moralisante qui fera fureur. Diderot en lecteur idéal de Richardson. En 1762, Diderot fait paraître, dans le Journal étranger, son Éloge de Richardson, un texte qui, à travers une brûlante apologie de l'oeuvre du romancier anglais, se pose également en manifeste du genre. Diderot avait entrepris deux années auparavant la rédaction de son roman La Religieuse, qu'il mettra vingt ans à écrire. Il s'agit d'un roman épistolaire à la fois sentimental et anticlérical qui raconte les déboires d'une novice. L'écriture de Jacques le fataliste et son maître, quant à elle, s'étend à peu près entre 1765 et 1784, année de la mort de Diderot. Si l'Éloge permet d'éclairer, bien que très faiblement, La Religieuse, on verra que Jacques le fataliste a été écrit sous une influence tout autre. Ce peu d'impact de la théorie du roman énoncée dans l'Éloge de Richardson sur les oeuvres de Diderot permet de considérer ce texte comme l'oeuvre d'un lecteur qui se distingue singulièrement du romancier, tout comme le critique des Salons se distingue du philosophe et de l'encyclopédiste. Barbey d'Aurevilly écrira d'ailleurs au sujet de Diderot, qu'il déteste : « Richardson et son admirable livre passèrent, sans y laisser de trace, à travers cet esprit ouvert, cette bouche de Gargantua littéraire ». Le terme de roman pose d'emblée problème pour Diderot lorsqu'il aborde l'oeuvre de Richardson :
Cette distinction entre le roman « romanesque » et le roman « vraisemblable » existe dans la langue anglaise, avec les termes de « romance » et « novel ». C'est d'ailleurs au cours du XVIIIe siècle que le second terme supplantera le premier. Le fait que Diderot appelle de ses voeux un nouveau terme pour aborder l'oeuvre de Richardson témoigne de la profonde coupure qu'il existe pour lui entre les deux genres, mais aussi de sa conscience du discrédit qui subsiste à l'égard des « vieux » romans. Un art de la vraisemblance. Le « tissu d'événements chimériques et frivoles » qui caractérise le roman à l'ancienne devrait, selon Diderot, faire place à la vraisemblance romanesque, qualité qu'il loue chez Richardson :
Écorchant au passage le Cleveland de Prévost et les romans libertins à la Crébillon fils, Diderot célèbre la vraisemblance de l'environnement et des sentiments décrits dans l'oeuvre du romancier anglais. Cette vraisemblance est pour Diderot la clé de l'illusion que doit créer le roman :
Contrairement aux romans fantaisistes qui ne peuvent qu'inciter à la rêverie malsaine, le roman vraisemblable a un impact direct sur la vie et la moralité de ses lecteurs. Diderot se met en scène transformé par l'oeuvre de Richardson :
La lecture du roman donne de l'expérience au lecteur et le dote de discernement pour les actions qu'il posera dans sa vie :
Pour Diderot, les romans de Richardson deviennent une « pierre de touche » : il dit juger du goût et de la sensibilité morale des individus selon leur appréciation de Clarisse et jure avoir vu des familles séparées et des amitiés brisées, dont il cite des cas précis, par des désaccords profonds sur l'oeuvre de Richardson. Il va jusqu'à comparer l'oeuvre à l'évangile venu, comme on sait, séparer les hommes :
Pour l'auteur de Pour une morale de l'athéisme, cet évangile laïque semble répondre à un désir de moralité en marge de l'Église. C'est la grande fonction qu'il attribuera au roman vraisemblable, et particulièrement à celui de Richardson, que d'inciter à la vertu et d'écarter du vice, le défendant ainsi des critiques d'immoralité généralement adressées au roman romanesque. Le romancier en moraliste.
La nuance est importante : alors qu'on peut reconstruire les maximes à partir du roman, le roman ne peut pas être la simple expression des maximes. Si avec toutes ces sentences on « ne referait pas une page de Richardson », c'est que le roman tient à autre chose, à une forme, et particulièrement à ses personnages :
Les personnages vertueux, esquissés avec art, inspireraient donc la vertu, tandis que les vicieux peints comme tels susciteraient l'honnête indignation. Le roman, par sa vraisemblance et sa sensibilité, permet donc à l'homme sensible de devenir meilleur :
On entend ici la voix du Diderot moraliste, l'auteur du Père de famille, celui qui écrivait de longues lettres aux jeunes filles dépravées pour tenter de les ramener sur le droit chemin. Mais le Diderot romancier, on le verra, est loin du moraliste, et on voit poindre, malgré les protestations de vertu, cette ambivalence chez le vertueux lecteur de Richardson : « J'ai crayonné dans mon exemplaire la cent vingt-quatrième lettre, qui est de Lovelace à son complice Léman, comme un morceau charmant : c'est là qu'on voit toute la folie, toute la gaieté, toute la ruse, tout l'esprit de ce personnage. On ne sait si l'on doit aimer ou détester ce démon ». Cette ambiguïté morale, qui est au coeur de l'esthétique diderotienne et qu'on verra à l'oeuvre dans ses romans, apparaît ici malgré les nombreuses protestations de vertu et toute l'importance accordée aux bonnes moeurs. La posture morale semble servir davantage à construire une image de lecteur et à faire l'apologie du romancier qu'elle ne permet de formuler un art du roman à proprement parler. Si le roman tient à autre chose qu'aux maximes de moralité, c'est la notion de goût qu'il faudra retenir, en opposition à celle de morale. Diderot écrit :
Diderot réfléchit ici au style de l'auteur et à la difficulté de le rendre sensible aux « hommes de goût ». Les réflexions sur le style sont à peine esquissées dans l'Éloge, et c'est dans l'annexe au conte Les Deux amis de Bourbonne que Diderot développera davantage ce qui fait le style du roman, qu'il désigne par le terme de « conte historique ». La voix du coin de l'âtre. Dans Les Deux amis de Bourbonne, Diderot élabore une typologie du conte. Il y distingue le conte merveilleux (grandiose et invraisemblable), le conte plaisant (ni vrai ni mensonger, mais gai) et le conte historique, qui a droit au plus long développement et qui pourrait sans doute être désigné par le terme de « roman » si celui-ci n'était pas aussi problématique. Diderot décrit ainsi le conteur historique :
Sans amplifier son récit, le conteur historique suscitera l'émotion en faisant croire à son histoire, qu'il parsème d'une multitude de détails. On retrouve ici la notion de vraisemblance rendue possible par les détails, illustrée d'un exemple éloquent tiré d'un autre art :
C'est donc dans les détails qui rendent l'oeuvre vivante que tient l'art proprement romanesque du conte historique. Diderot reprendra d'ailleurs dans son Paradoxe sur le comédien l'image du conteur assis dans le coin de l'âtre pour l'opposer à la déclamation de textes dramatiques : « Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre? Pas plus que l'histoire du coin de votre âtre avec l'emphase et l'ouverture de bouche du théâtre ». Le roman, ou le conte historique, aurait donc sa voix propre, celle du « coin de l'âtre », qui diffère de celle du dramaturge et des conteurs merveilleux et plaisants. Ceci n'est pas un roman. Au début de « Ceci n'est pas un conte », Diderot écrit :
Ce conteur doublé d'un lecteur impatient rappelle en tous points le narrateur sans cesse interrompu par son lecteur de Jacques le Fataliste et son maître. Jacques a en effet peu du roman de l'époque et beaucoup du conte à la Diderot. L'auteur y transpose d'ailleurs un de ses contes, Madame de la Carlière, dans le récit que fait l'aubergiste de la vengeance de Madame de la Pommeraye . De ses contes, Diderot retient la pluralité des voix et des interprétations divergentes du récit. Ce roman truffé de digressions a été inspiré non pas de l'oeuvre de Richardson, mais de celle d'un autre romancier anglais, Laurence Sterne. Dans une lettre à Sophie Volland, Diderot écrit, le 26 septembre 1762 : « Je suis enfermé depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres ». Ce livre, il ne le nommera que dans une lettre du 7 octobre 1762 : « Ce livre si fou, si sage et si gai est le Rabelais des Anglais. Il est intitulé La Vie, les Mémoires et les Opinions de Tristram Shandi. Il est impossible de vous en donner une autre idée que celle d'une satire universelle. M. Stern qui en est l'auteur est aussi un prêtre ». Diderot empruntera à Sterne, dans Jacques le fataliste, un certain nombre de détails diégétiques (le genou blessé de Jacques, sa certitude que tout est écrit sur le « grand rouleau », l'histoire de ses amours), mais aussi le ton ludique, le récit sans cesse différé, l'art de la digression et de la « satire universelle ». À la fin du roman, l'éditeur est mis en scène ajoutant quelques paragraphes manquants à son édition de Jacques le fataliste :
La dette envers Sterne est donc explicitée, toujours avec le ton ironique qui caractérise la narration de Jacques. Sterne, en introduisant un narrateur porté sur la digression doublé d'un personnage de lecteur obstiné, semble inciter Diderot à puiser dans les oeuvres du passé pour retrouver et réintroduire le narrateur-bonimenteur de Rabelais et de Cervantès. L'auteur renoue ainsi avec la tradition du « roman d'aventures et de moeurs » dont Bakhtine fait remonter les origines à Pétrone et Apulée. Au moment où paraît Jacques le Fataliste, dans les années 1780, le roman n'est plus le genre méprisé et menacé qu'il était dans la première moitié du siècle. Il est déjà un grand conquérant dont la vogue est incontestable. Diderot n'a donc plus à légitimer le roman et écrit plutôt contre la prolifération des sous-genres : roman moral, pastoral, exotique, sentimental, libertin… En retrouvant un type de roman oublié, Diderot s'oppose en quelque sorte au roman qui lui est contemporain, passant de l'influence autoritaire de Richardson à celle, moins revendiquée et plus marginale, de Sterne. La critique qu'il fait du roman contemporain n'est plus celle de l'Éloge. Il s'agit d'une critique proprement romanesque, d'une parodie des principaux effets du genre, dont celui qui consiste à prétendre ne pas écrire un roman : « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable ». La répétition constante du refus du roman peut bien sûr être interprétée comme une parodie de ce dispositif bien connu du genre, mais le passage suivant renferme tout de même un indice sur ce que le narrateur entend par « roman » lorsqu'il se défend d'en faire un, c'est-à-dire notamment le recours romanesque à la coïncidence qui fait avancer le récit :
Les coïncidences improbables pullulent dans les romans dits romanesques, et le narrateur va jusqu'à reprocher directement cette tare à Prévost :
La « vérité », ou le plat réalisme du récit, permet d'éviter les rebondissements romanesques traditionnels, mais au risque, faute de génie, d'ennuyer le lecteur. L'action débridée devient donc en quelque sorte le contraire de la « vérité », qui est parfois synonyme d'ennui :
Le narrateur rejette la tentation de l'action et préfère faire déambuler ses personnages dans un ennui qui les pousse à la conversation, à la spontanéité du conte. Jacques est en effet un refus absolu de l'action et, malgré la frustration anticipée du lecteur, une apologie de la digression et de l'anecdote. Le narrateur-conteur tient un discours tout à fait différent de celui de l'Éloge de Richardson sur la question de la moralité, qu'il aborde ici sur un ton humoristique :
Contrairement à la pensée morale développée dans l'Éloge de Richardson, où la moralité du texte influence celle des lecteurs, et où inversement la moralité des lecteurs les pousse à reconnaître le grand texte, l'équation est ici permutée : la licence du style est garante des bonnes moeurs de l'auteur, et la morale du lecteur n'est qu'une hypocrisie. Tout se passe comme si, seulement quelques années après la rédaction de La Religieuse et de l'Éloge de Richardson, la moralité est devenue une grande farce dans la « satire universelle » de Jacques le fataliste. Toutefois, malgré les grandes différences qu'il y a entre les deux romans qui encadrent l'écriture de l'Éloge de Richardson – La Religieuse et Jacques le fataliste – et malgré la contradiction des principes esquissés dans l'Éloge par l'auteur de Jacques, on ne peut pas parler d'une métamorphose totale dans sa conception du genre. En 1783, alors que Diderot copie et parfois récrit l'ensemble de son oeuvre pour Catherine II, il peaufine également La Religieuse pour la soumettre pour publication à la Correspondance littéraire. Il la décrit alors ainsi :
Si Diderot voit sa Religieuse comme la « contrepartie » de Jacques, il semble voir les deux textes comme issus d'un même art du roman, avec une modulation de l'affect provoqué. Dans l'oeuvre dialogique de Denis Diderot, La Religieuse et Jacques le fataliste ne sont pas le fruit de deux esthétiques contraires, mais leurs différences permettent d'introduire une tension de plus dans cette oeuvre paradoxale, celle entre le rire et les larmes. L'art du roman de Diderot ne se retrouve donc ni entièrement dans le pompeux Éloge de Richardson, ni dans l'insaisissable « anti-roman » qu'est Jacques le fataliste, mais bien dans le dialogisme qui s'instaure entre les différentes prises de position face à cet art. Comme la chorale des voix divergentes qui se fait entendre dans les romans et les contes philosophiques de Diderot, la polyphonie de ses discours sur le roman permet, non pas d'en dégager une idée fixe, mais de saisir la complexité du genre et la nécessité pour le romancier de le légitimer, le critiquer et le réinventer sans cesse.
Sur le roman :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Ce dossier contient des citations d'essais de Diderot sur le roman (comme l'Éloge de Richardson et L'annexe aux Deux amis de Bourbonne), mais aussi de Jacques le Fataliste, un roman qui parle sans cesse de lui-même. |
Denis Diderot, Éloge de Richardson, dans Contes et romans, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004 [1762]. Denis Diderot, Les deux amis de Bourbonne, dans Contes et romans, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004 [1770]. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973 [1765-1783 ?]. |
Citations
Denis Diderot, Éloge de Richardson, dans Contes et romans, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004 [1762]. |
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« Par un roman, on a entendu jusqu'à ce jour un tissu d'événements chimériques et frivoles, dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les moeurs. Je voudrais bien qu'on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l'esprit, qui touchent l'âme, qui respirent partout l'amour du bien, et qu'on appelle aussi des romans. » p. 897. |
Denis Diderot, Les deux amis de Bourbonne, dans Contes et romans, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2004 [1770]. |
« Et puis, il y a trois sortes de contes... Il y en a bien davantage, me direz-vous... À la bonne heure; mais je distingue le conte à la manière d'Homère, de Virgile, du Tasse, et je l'appelle le conte merveilleux. La nature y est exagérée; la vérité y est hypothétique: et si le conteur a bien gardé le module qu'il a choisi, si tout répond à ce module, et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de perfection que le genre de son ouvrage comportait, et vous n'avez rien de plus à lui demander. En entrant dans son poëme, vous mettez le pied dans une terre inconnue, où rien ne se passe comme dans celle que vous habitez, mais où tout se fait en grand comme les choses se font autour de vous en petit. |
Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973 [1765-1783 ?]. |
« Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l'histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s'acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ? – Mais il est mort. – Vous le croyez ?... Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l'hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de roman n'y manquerait pas ; mais je n'aime pas les romans, à moins que ce ne soient ceux de Richardson. » p. 278. |