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(1843-1916)

Dossier

Le roman selon Henry James

Le roman selon Henry James, par Agnès Domanski, 1 juin 2017

Henry James a été un écrivain extrêmement prolifique. À ses vingt romans, 112 nouvelles et trois autobiographies s'ajoute une oeuvre critique immense et diversifiée, élaborée tout au long de sa carrière. C'est plutôt en critique qu'en praticien, d'ailleurs, qu'il fait ses débuts : dès 1865, il gagne son pain comme critique d'art et de littérature, ainsi que comme auteur de relations de voyage, dans des périodiques anglais. À part quelques nouvelles publiées pendant cette période, il s'agit de son activité principale jusqu'en 1874, année où il commence la rédaction du premier roman dont il assumera la paternité, Roderick Hudson.

Si, pendant de longues années, il continue à bonifier les revenus de ses feuilletons avec ceux de la critique, cette dernière semble pourtant aussi être une passion à part entière. C'est ce que laisse supposer la quantité formidable de temps et d'efforts qu'il consacre, entre 1905 et 1909, à la préparation de l'édition « définitive » de ses oeuvres, publiée à New York en 24 volumes de 1907 à 1909 (« The New York Edition ») : il choisit lui-même les romans, nouvelles et récits de voyage qui doivent en faire partie, révise en profondeur plusieurs oeuvres de jeunesse, collabore aux illustrations et, surtout, rédige 18 préfaces dans lesquelles il aborde la genèse des oeuvres, leurs problèmes, la façon dont il les a retravaillées, et explique pourquoi il a choisi ces oeuvres et selon quelle logique il les a ordonnées (bien que James ait eu l'intention de réunir ces préfaces en un seul volume - et de rédiger une 19e préface an guise d'introduction - ce projet n'a été réalisé qu'après sa mort, par Richard P. Blackmur, qui fit paraître The Art of the Novel : Critical Prefaces by Henry James en 1934). Par ailleurs, il a souvent retravaillé dans ses articles de critique les mêmes sujets, développant et précisant ses propos, pour les reprendre par la suite une dernière fois sous forme d'essai.

Pour le présent travail, je me suis concentrée sur un ensemble d'articles portant sur le roman français (auquel James vouait une admiration enthousiaste), réunis par Jean Pavans dans un ouvrage dont le titre reprend celui d'un des textes : La Situation littéraire actuelle en France (toutes les citations dans le présent texte sont tirées de ce volume : les renvois, qui suiveront la citation entre parenthèses, donneront le titre de l'article et la page). Écrits entre 1888 et 1905 pour des revues anglaises, ils ont en commun d'aborder, de façon plus ou moins directe, la « crise » du roman. James, bien entendu, n'emploie pas ce terme, mais il situe ses réflexions dans le contexte de ce qu'il voit comme une surproduction romanesque accompagnée d'une baisse de qualité. Il faut préciser que si ces symptômes touchent, pour lui, autant le roman français que le roman anglo-saxon (en tant qu'Américain ayant mené sa carrière littéraire surtout en Angleterre, James s'intéresse à la sphère anglo-saxonne large), la situation lui semble plus grave chez ses compatriotes. Il considère, en effet, que « la carrière » du roman en France est « encore ouverte » : les Français, croit-il, « du fait d'avoir mené leur cheval à bien plus grand train que le nôtre, en sont à une autre étape de leur trajet, et nous avons sans doute encore à traverser beaucoup de leurs parcours et de leurs haltes » (« L'avenir du roman », p. 196). S'il étudie le roman français, c'est donc toujours un peu dans l'optique d'y glaner des « recommandations » pour le roman anglophone, comme un jardinier tenant à son bout de terre mais épiant avec une admiration envieuse celui de son voisin plus doué.

Quelle raison d'être pour le roman ?.

Compte tenu du volume impressionnant de ses écrits sur le roman, Henry James aborde étonnamment peu la question du pourquoi. Il s'intéresse aux romanciers individuels et à dresser des panoramas synchroniques de la « situation littéraire », mais la raison d'être de cette forme ne semble pas le préoccuper particulièrement. Il ne lui accorde pas d'origine élevée, et s'étonne même de l'engouement généralisé qu'elle suscite : « c'est une forme qui a connu une fortune très peu susceptible d'avoir été prédite à son berceau. Le germe de la vaste épopée était plus reconnaissable dans le premier chant barbare que celui du roman tel que nous le connaissons aujourd'hui ne peut l'être dans la première anecdote colportée pour amuser » (« L'avenir du roman », p. 191). Il se demande « pourquoi nous devrions, après tout, tant parler du Roman, cette fable gratuite contre laquelle on peut, à maints égards, porter des accusations ostentatoires » (« La leçon de Balzac », p. 58).

Pourtant, lorsqu'il s'y aventure finalement, cette raison d'être apparaît comme répondant à un besoin fondamental et constant de l'être humain :

L'être humain mêle à son éternel désir de nouvelles expériences une infinie astuce pour obtenir ces expériences à aussi bon marché que possible. Il les volera chaque fois qu'il le pourra. Il aime vivre la vie des autres, mais il a bien conscience des points sur lesquels elle risque de ressembler d'une façon trop intolérable à la sienne. La fable vivante, plus que tout autre chose, lui procure satisfaction à bon compte, lui fournit un savoir abondant, mais par procuration. Elle lui permet de choisir, de prendre et de laisser ; et donc, pour estimer pouvoir se permettre de s'en passer, il doit avoir une rare capacité, ou de grandes occasions, d'étendre – par la pensée, par l'émotion, par l'énergie – son expérience de première main (« L'avenir du roman », p. 193).

La mission du roman est, ainsi, d'être « un effort de représentation – c'est le premier et le dernier mot de l'affaire » (« La leçon de Balzac », p. 67); c'est ce qu'attend de lui l'espèce humaine. Ce plaisir de la représentation – de la vie par procuration – occupe son propre territoire : il est différent de celui que peut donner la poésie, puisque, contrairement au poète, qui « palpite sous les impressions de la vie », le romancier est « presque exclusivement amoureux de l'image de la vie » (Ibid., p. 59-60). Mais James ne lui accorde pas d'importance particulière. Il n'est, justement, qu'un plaisir : « la conclusion boiteuse sur laquelle nous nous replions est que les "histoires" se multiplient, circulent, sont payées, à l'échelle d'aujourd'hui, simplement parce qu'elles "plaisent" aux gens » (« Émile Zola », p. 112). « L'histoire, la poésie, la philosophie », suppose-t-il, nourrissent « notre esprit, nos moeurs, notre morale » (Ibid.) ; le roman, quant à lui, nous séduit comme une femme : « quand nous répondons […] aux attraits, quand nous sommes pris au piège, nous sommes captifs et manipulés » (« L'avenir du roman », p. 195). Si bien que le plaisir finit par se transformer en besoin, voire en dépendance : Zola, par exemple, serait un auteur dont le pouvoir d'ensorcellement est indépendant de « notre plaisir ou du moins de notre satisfaction » (« Émile Zola », p. 134).

Par un renversement du paradigme habituel, James semble suggérer par moments que le roman ne trouve un sens plus noble que dans sa confrontation à la critique : « l'argument le plus simple n'a pas à être cherché dans une tentative philosophique d'attribuer une cause abstraite à notre entêtement ou à notre légèreté. La véritable lueur sur ces choses est le reflet qu'y projette quelque grand praticien, quelque exemple concret de l'art, quelque ample manteau sous lequel nous pouvons ramper avec gratitude » (« La leçon de Balzac », p. 58). Il y aurait donc autant de raisons d'être du roman que de grands praticiens, et elles seraient à trouver chaque fois à travers l'exercice critique. Concomitamment, les grands praticiens seraient ceux qui ont donné à la critique quelque chose à se mettre sous la dent : il y a des auteurs « qui n'emplissent guère même le plus petit de ces réceptacles critiques ; il y en a d'autres, au contraire, qui font presque exploser le plus vaste ». Ces derniers « incit[ent] nos idées, que ce soit sur la vie en général ou sur l'art qu'ils ont illustré en particulier, à revivre, à respirer de nouveau, à se multiplier et […] à pulluler » (Ibid., p. 54).

Finalement, le roman bénéficie grandement de la « richesse des conditions » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 51) que représente une scène critique forte. C'est là pour James une des raisons de la vigueur supérieure du roman français comparativement au roman anglais : il admire la passion des critiques français (même lorsqu'il est en désaccord avec leurs opinions) et déplore la mollesse critique des Anglais, qu'il voit comme un « troupeau sans berger » (« La leçon de Balzac », p. 53). Cette relation intime du roman et de la critique révèle peut-être une stratification des lecteurs : même pour les oeuvres des grands praticiens, n'y aurait-il pas des lecteurs-critiques, en qui le roman s'ennoblirait, et des lecteurs populaires, pour qui il resterait à jamais une frivole distraction ?

Un art de la dépense.

Si Henry James voit la surproduction romanesque d'un oeil critique (il a le sentiment de vivre à une « époque qui avoue enfin cyniquement – à un million d'exemplaires – être "antilittéraire" » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 51)), son discours sur le roman semble pourtant révéler une obsession de la quantité. On a l'impression en le lisant qu'un bon romancier doit produire beaucoup : beaucoup de romans, mais aussi, à l'intérieur des romans, beaucoup de personnages, de situations, de vie(s). C'est l'aspect de l'oeuvre de Balzac, qu'il vénère par-dessus tous les romanciers, qui ne cesse de l'émerveiller : « c'est irrésistiblement que nous nous perdons dans la vision de la quantité de vie avec laquelle son imagination s'exprimait » (« La leçon de Balzac », p. 61). James est fasciné par « l'indéniable monstruosité de son effort » :

Il voit et présente trop de faits – faits d'histoire, de propriété, de généalogie, de topographie, de sociologie – et il a trop d'idées et d'images à leur sujet ; leur signification est ainsi menacée par le torrent de références générales qui les entraîne […] Il peut donc devenir obscur du fait même de son habitude de frotter trop d'allumettes ; ou du moins pouvons-nous dire […] que la lumière qu'il produit est dense, riche, épaisse, plus que celle de tout autre recoin du grand jardin touffu du romanesque – et qu'elle est pour ainsi dire intéressante en elle-même (Ibid., p. 63).

L'accumulation et la densité seraient une espèce de rempart contre la médiocrité, dont il y a une part même dans l'oeuvre des plus grands romanciers : comme si l'abondance de la marchandise compensait la défectuosité de certains produits. Ainsi, si Balzac est « vraiment notre père à tous » (Ibid., p. 57), c'est cependant sans qu'il ne lui ait été donné « de s'épanouir, pour notre commodité, en une seule fleur suprême. Ses "réussites" sont tellement entremêlées, que l'analyse se trouve en quelque sorte déroutée par sa cohérence, sa densité » (Ibid., p. 58). Son art n'a pas atteint son plus haut sommet dans une oeuvre phare : sa grandeur est dans son étendue et dans son abondance.

L'exigence de la quantité fait un gagnant d'Émile Zola. Si la matière de Zola est composée du « superficiel » et du « simple », il a réussi pourtant à ériger une oeuvre importante en vertu de la règle voulant que « quand les valeurs sont petites il faut des éléments et des combinaisons innombrables pour aboutir à la somme » (« Émile Zola », p. 136). Malgré que James considère Zola comme un romancier dénué de goût et qu'il malmène sévèrement certaines de ses oeuvres (surtout les plus tardives, produits d'un « étrange paroxysme »), il voue une admiration sincère à la monumentalité de son oeuvre :

Rien dans toute la fiction n'a jamais été construit aussi solidement ni rendu aussi dense qu'ici. Inutile de dire qu'il existe un millier d'ouvrages avec plus de charme dans leur vérité, plus d'attraits de toutes sortes, plus de grâce dans le pathos, plus d'innocence dans la drôlerie, pour le sentiment de la vérité chez le spectateur. Mais je doute qu'il ait jamais existé un monde plus totalement dépeint, plus fondé et établi, plus fourni de toutes parts, plus organisé et animé (Ibid., p. 134).

James va jusqu'à affirmer que Zola serait « encore magnifique s'il n'avait rien d'autre pour lui que sa solidité » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 48). La réflexion sur Zola mène James à identifier la spécificité du roman comme résidant dans sa qualité de « vaste cargo » :

il transporte tout – avec art et force dans l'arrimage ; rien dans ce cas ne le fera sombrer. Et c'est la seule forme qui puisse prétendre à cette possibilité. Toutes les autres doivent avouer une moindre capacité – une sélection, une exclusion, un danger de déformation, d'explosion, de combustion. Le roman n'a rien à craindre, sinon de voguer trop peu chargé. Il prendra à bord tout ce que nous apportons de bonne foi sur le quai (« Émile Zola », p. 114).

La question de la quantité se conjugue à celle de l'intensité, en lien avec l'idée de la dépense. « Il n'y a pas d'art convaincant qui ne soit pas ruineusement coûteux », écrit-il, et poursuit en faisant de Balzac le modèle du romancier prodigue : « je ne suis pas prêt à dire, en présence de certains de ses successeurs comme George Eliot et Tolstoï et Zola […], qu'il fut le dernier des romanciers à faire cela avec largesse ; mais je dirais que nous avons du moins l'impression qu'il eut davantage à dépenser » (« La leçon de Balzac », p. 70). Le vocabulaire financier revient fréquemment : le roman est présentement « un art pratiquement en faillite et en discrédit » (Ibid., p. 57) ; la lecture est un moyen pour nos « esprits voyageurs » de faire « des vacances coûteuses ou à bon marché » (Ibid., p. 63). Ce qui nous rappelle sans cesse que Balzac est un grand romancier, c'est « notre sentiment que, avec tous ses défauts de pédantisme, de lourdeur, de prétention, de mauvais goût et de forme sans charme, son esprit d'une certaine manière a payé pour son savoir » (Ibid., p. 67).

Il s'agit, pour le romancier, d'accumuler en lui la plus grande quantité possible de matière, de la concentrer en une masse intense, vibrante et précieuse, pour ensuite prodiguer cette richesse aux lecteurs. James semble croire que Balzac est mort prématurément justement pour avoir trop dépensé d'énergie dans l'écriture, « épuisé de travail et de pensée et de passion » (Ibid., p. 60). Moins métaphorique qu'on ne pourrait la penser, cette hypothèse renvoie encore à l'univers pratico-économique. « Comment le figurer, comment l'expliquer, en tant qu'énergie concrète et active ? », se demande James, « comment […] le dépeindre à son énorme tâche […], comment concilier une telle dissémination avec une telle intensité, la collection, la possession d'un aussi vaste nombre de réalités, avec une aussi riche représentation de chacune ? » (Ibid., p. 60-61). Il s'agit de savoir, concrètement, comment « un homme a-t-il pu, en général, autant vivre, si, au service de l'art, il s'est autant abstrait et concentré ? » (Ibid.) ; c'est-à-dire, comment il a pu trouver le temps et l'énergie, dans la vie, de vivre toutes ces expériences et encore, après, de les transformer en oeuvres.

C'est encore cette admiration pour ceux qui ont la volonté de se donner à fond qui est à l'origine de son respect pour Zola. C'est en effet avec un respect mêlé d'incrédulité ironique qu'il remarque que Zola avait entrepris l'immense projet des Rougon-Macquart sans aucune compétence dans le domaine des expériences dont il allait traiter :

Les plans de la pyramide avaient été tracés, le terrain avait été délimité, mais le jeune bâtisseur ne disposait, dans sa vigueur et sa robustesse, d'aucun autre outillage que de ses deux mains, et, pourrions-nous dire, sa brouette et sa truelle. Sa pile de matériaux – pierre, brique, moellon, ou autre – était fort maigre, mais cela, apparemment, il estimait que c'était la moindre de ses difficultés. Pauvre, sans instruction, sans relations, sans recommandations, il conçut son projet entièrement de l'extérieur, en se proposant merveilleusement d'y pénétrer, d'entrer dans ses profondeurs, en cours d'exécution (« Émile Zola », p. 117).

Si Zola s'est lancé dans un projet démesuré sans avoir accumulé suffisamment de matière, il a pourtant « payé » son savoir en renonçant à la vie pour consacrer tout son temps à l'écriture (il était, prétend James, « nettement empreint de l'idée que rien d'autre qu'écrire Les Rougon-Macquart ne lui était jamais arrivé dans la vie » (Ibid., p. 114)). Il a dépensé son temps et son énergie pour créer sa méthode, qui est « la chose qu'il a fini par rendre la plus intéressante » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 49).

Un élément final vient s'ajouter au thème de l'énergie dépensée par le romancier, bien qu'il ne soit pas tout à fait clair comment il s'agence au reste : le leitmotiv du tempérament de l'écrivain. « Il y aurait beaucoup à dire […] sur cette question de la lumière projetée, en fiction, par un fort tempérament personnel – l'air teinté que tel ou tel peintre de la vie […] répand plus ou moins inconsciemment sur son tableau » (« La leçon de Balzac », p. 63), déclare James au sujet de cet élément qui revient régulièrement et qui semble vaguement conjuguer l'esthétique propre à un auteur (l'action des romans de Dickens lui semble toujours se dérouler le matin, par exemple, alors que chez George Eliot le soleil est toujours sur le point de se coucher) avec une certaine qualité morale. Ainsi, il attribue à Maupassant un « tempérament littéraire […] si complet et édifiant » (« Guy de Maupassant », p. 150). Si l'estime qu'il a pour lui comme auteur est moyenne du point de vue du choix de la matière et des moyens avec lesquels celle-ci est traitée, il semble admirer en lui une certaine honnêteté dans l'ouvrage, sa façon d'exploiter jusqu'au bout ses propres capacités : « M. de Maupassant ne néglige rien de ce qu'il possède ; il cultive son jardin avec une admirable énergie ; et si une fleur vous paraît manquer dans ce riche parterre, vous pouvez être sûr qu'elle n'aurait pas su y germer, l'esprit de l'auteur ne contenant pas la terre qui convient pour cela » (Ibid., p. 145).

À l'inverse, il se méfie de Flaubert, dont les oeuvres ne sont pas à la hauteur de « l'imagination […] grande et splendide » (« Gustave Flaubert », p. 84.) de leur créateur. James n'accuse pas Flaubert de ne s'être pas dépensé : au contraire, il se demande si « [on ne peut] pas dire que nous pratiquons notre métier, beaucoup d'entre nous, relativement à peu de coût, justement parce que le pauvre Flaubert, produisant les fictions les plus coûteuses jamais écrites, a si généreusement payé pour son exercice » (Ibid., p. 96). Mais il n'arrive pas à comprendre pourquoi, justement, un artiste aurait dépensé tant d'énergie pour créer un roman comme Madame Bovary : « [c']est vraiment une trop petite affaire » (Ibid., p. 89). Il y a d'abord un problème de quantité : « c'est une erreur de parler, à son sujet, de nature féminine suprêmement exposée, alors qu'elle est exposée à un très petit nombre de ses relations possibles » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 44).

Mais le problème principal, pour James, réside dans la médiocrité morale d'Emma Bovary et de Frédéric Moreau, qui lui semble être partagée par l'auteur lui-même :

Pourquoi Flaubert a-t-il choisi, comme véhicules particuliers de la vie qu'il se proposait de dépeindre, des spécimens humains tellement inférieurs et, dans le cas de Frédéric, tellement lamentables ? […] Il a voulu dépeindre une expérience – une expérience médiocre, il est vrai –, et le monde qui lui était proche ; mais si, dans ce but, il n'a imaginé rien de mieux qu'une telle héroïne et qu'un tel héros, tous deux registres ou réflecteurs limités, nous sommes obligés de croire que ce fut à cause d'un défaut de son esprit. Et ce signe de faiblesse demeure, même si on objecte que les images en questions servaient mieux son but que ne l'auraient faite d'autres : alors, c'est que le but même est défaillant (« Gustave Flaubert », p. 89-90).

C'est aussi l'excès de style et surtout d'ironie chez Flaubert qui alimente les soupçons de James : il déplore que, au lieu d'avoir écrit dans deux « manières » absolument opposées – l'escapisme de Salammbô et de la Tentation de saint Antoine d'une part, la dure ironie de Madame Bovary et de L'Éducation sentimentale d'autre part – il n'ait pu trouver un juste milieu. Il y a là une accusation de lâcheté, puisque les deux manières de Flaubert lui apparaissent comme « deux refuges » (Ibid., p. 100) contre une écriture qui serait, peut-être, plus sincère et plus courageuse dans son traitement de la réalité.

L'avenir du roman.

Un sentiment d'anticipation traverse les articles réunis dans La Situation actuelle littéraire en France : James y dresse un état des lieux, fait le bilan des exploits des romanciers qu'il admire et interroge, de façon implicite ou explicite, « l'avenir du roman ». Dans le texte du même titre, il s'inquiète surtout de la santé du roman anglo-saxon : il déplore qu'une partie des romanciers anglais et américains semble avoir décidé que « les expériences – choses au mieux curieuses et bizarres – ne lui sont pas nécessaire, que son visage a été, une fois pour toutes, tourné dans un sens, et qu'elle [la forme romanesque] a seulement à aller tout droit devant elle » (« L'avenir du roman », p. 198). Pourtant, il exprime une inquiétude généralisée lorsqu'il écrit, dans un autre texte, que le roman a « cessé, dans la plupart des cas, de présenter un intérêt artistique. C'est devenu un objet de fabrication facile, montrant de tous les côtés l'empreinte de la machine […], un article de commerce, produit en quantité » (« La leçon de Balzac », p. 70-71). C'est que la situation n'est pas rose, non plus, en France, où il constate un vide : « il y a […] un véritable froid dans l'air ; il y a des places vides, des trous dans l'espace […]. Daudet, d'une si magnifique individualité, est mort hier à peine ; Maupassant, fort comme un jeune pur-sang – pour sa productivité –, et avec une voix bien à lui, s'est éteint avant-hier » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 45-46).

Cependant, James croit profondément en la résurrection prochaine du roman français. La nouvelle génération de romanciers – Paul Bourget, Pierre Loti, Huysmans, Paul Hervieux, Marcel Prévost, Anatole France –, lui apparaît comme prête à continuer à travailler la forme avec l'« intensité » de ses ancêtres : « quelle que soit la conclusion à laquelle puisse parvenir un observateur sérieux, il ne distinguera aucun manque de véritable énergie, de passion convenable, dans la manière dont ce groupe intéressant travaille son matériau » (Ibid.).

C'est cette intensité et cette énergie qu'il souhaiterait voir chez ses compatriotes : malgré que les « expériences » des Français les mènent parfois à enfreindre les règles du bon goût ou de la morale (James leur reproche une « monotonie du sujet », le sujet en question étant « le sujet » (Ibid., p. 47)), les Anglais devraient, quant à eux, faire l'« effort de pénétrer – cet effort pour lequel les Français ont l'admirable expression de fouiller » (« L'avenir du roman », p. 201). Il y a, à chercher, le risque de tomber dans la vulgarité ; mais jusqu'à présent, justement, le roman anglais s'est trop peu aventuré, a trop peu fait l'effort de chercher de nouveaux sujets. « Le sujet » mériterait d'être enfin abordé : on ne saurait plus longtemps ignorer les liaisons amoureuses, surtout dans la perspective de la « révolution en cours dans la position et l'aspect des femmes », phénomène que James identifie comme étant le « plus saillant dans la vie anglaise aujourd'hui » (Ibid.). Il y aurait lieu aussi de démocratiser le roman en Angleterre, « où la mode pour les romans est encore de les situer essentiellement dans des manoirs ou des domaines de chasse, et où l'on […] a peu exploré cette brume épaisse des conditions sociales médiocres » (« Guy de Maupassant », p. 169).

Se profile à l'occasion de cette réflexion l'idée que « l'avenir de la fiction est intimement lié à l'avenir de la société qui la produit et qui la consomme » (« L'avenir du roman », p. 196). Si le roman est « à tout moment le tableau de moeurs réelles le plus immédiat », il y a un danger réel à rester avec « le visage […] tourné dans un sens » : il est essentiel d'avoir une forme littéraire qui puisse réfléchir et travailler « le grand drame de notre vaste vie anglophone » (Ibid.).

James voit le roman comme un art de la liberté et de la contemporanéité : pendant que les romanciers perdent leur temps à retravailler les mêmes sujets, « l'immense diversité de la vie s'étendra à droite et à gauche » (Ibid.). Ceux qui refusent au roman la nécessité de l'expérimentation commettent « la seule [erreur] réellement inexcusable, du fait d'être […] une erreur sur son âme » : « la forme de roman qui est stupide sur la question générale de sa liberté est la seule forme qu'on puisse sans hésitation déclarer a priori erronée. Par conséquent, la question la plus intéressante aujourd'hui parmi nous est le degré auquel nous pouvons compter voir un sens de cette liberté être cultivé et porter des fruits » (Ibid.). Mais quand à l'art du roman lui-même, James ne doute pas qu'il existera aussi longtemps qu'existera l'humanité :

Tant que la vie conservera son pouvoir de se projeter sur l'imagination, l'homme trouvera que le roman procure cette impression [l'illusion du loisir] mieux que tout ce qui est connu. Ce qui pourrait le faire mieux reste encore sûrement à découvrir. L'homme renoncera au roman seulement quand il se sentira en trop complet désaccord avec la vie. Et même alors, en fait, la fiction ne pourra-t-elle pas trouver un second souffle, ou un cinquantième, dans la peinture même de ce désastre ? Tant que le monde ne sera pas un vide dépeuplé, il y aura une image dans le miroir. Par conséquent, ce dont nous devons plus immédiatement nous soucier, c'est faire en sorte que l'image continue en étant diverse et vivante » (Ibid., p. 201).

Ouvrage cité :

  • James, Henry. La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, 222 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

« La situation littéraire actuelle en France » [1899], La Situation littéraire actuelle en France: essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 37-52.

« La leçon de Balzac » [1902], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 53-77.

« Gustave Flaubert » [1902], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010 p. 78-110.

« Émile Zola » [1903], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 112-140.

« L'avenir du roman » [1899], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 191-201.

« Guy de Maupassant » [1888], La Situation littéraire actuelle en France : essais, textes réunis, choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 142-171.

Citations

« La situation littéraire actuelle en France » [1899], La Situation littéraire actuelle en France: essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 37-52.

« C'est vraiment quand nous en venons aux écrivains – car je dois faire un grand saut par-dessus les historiens, les philosophes et les poètes, en étant soutenu par l'idée que les meilleurs romanciers sont les trois à la fois – que nous sentons plus obstinément ce qui est perdu que ce qui est demeuré. En ce domaine, il y a manifestement un véritable froid dans l'air ; il y a des places vides, des trous dans l'espace […]. Daudet, d'une si magnifique individualité, est mort hier à peine ; Maupassant, fort comme un jeune pur-sang – pour sa productivité –, et avec une voix bien à lui, s'est éteint avant-hier. Parmi les aînés, seul reste Émile Zola ; avec Paul Bourget et Pierre Loti et M. Huysmans – avec Anatole France, peut-être, aussi – parmi les plus jeunes ; et avec MM. Paul Hervieux et Marcel Prévost parmi les plus jeunes de tous. […] Ils peuvent […] aider le critique à démontrer une fois de plus […] avec quelle intensité la merveilleuse forme du roman a été exploitée en France. Quelle que soit la conclusion à laquelle puisse parvenir un observateur sérieux, il ne distinguera aucun manque de véritable énergie, de passion convenable, dans la manière dont ce groupe [de romanciers français] travaille son matériau. Du matériau lui-même il y aurait facilement beaucoup à dire […] ; mais il y a peu à dire sur le courage et l'intelligence, hormis de constater qu'ils sont évidents. Ces qualités restent si grandes […] qu'elles sont susceptibles de faire reparaître une possibilité qui n'est pas inconnue, dirais-je, des esprits ingénieux attentifs à ce genre de chose : le sentiment qu'il y a peut-être, en somme, une étrange et fatale disparité entre le talent français et la vie française. […] La vie française supporte-t-elle d'être traitée avec la fureur […] que lui ont appliquée ces grandes associations, de Balzac à nos jours ? Notre plus large vie anglo-saxonne, même, le supporterait-elle ? Y a-t-il une vie collective à présent menée sur le globe qui le supporterait ? Le monde anglo-saxon, avec la multitude de ses expériences pratiques, et la variété de ses habitats matériels, tiendrait, sans doute, le plus longtemps. […] En d'autres termes, l'esprit du roman français aurait été digne de se plonger en nous, et nous aurions été dignes, comme vaste peuple du monde, d'être étendus sur la table. Nous n'aurions sûrement pas du tout été Paris – en quoi il y aurait eu une perte ; mais, d'un autre côté, nous n'aurions pas été uniquement et sempiternellement Paris – en quoi il y aurait eu un gain. » (p. 44-46)

« Si je dis […] qu'Emma Bovary […] est au mieux la démonstration d'un piètre cas, et que ce cas aurait été amélioré s'il avait été impliqué dans de plus nombreuses relations, c'est sans doute une façon d'indiquer dans quelle direction on pourrait trouver une aide globale. » (p. 47)

« Ce qu'on continue de nous servir, pour l'essentiel, c'est l'attirail de la dissimulation – le drame de l'inquiétude et de la révélation ; sur lequel, avec une prodigieuse ingéniosité, toutes les variations ont été essayées. […] Notre saturation, je pense, ne vient pas vraiment de notre familiarité avec cette catégorie de représentation ; elle vient, au fond, de notre soif inassouvie d'un portrait plus constant et plus divers du caractère. On peut nettement dire que le parti pris français non seulement tourne trop obstinément le dos à ces zones de la vie où joue le caractère, mais aussi qu'il tend – avec encore moins de justice – à pervertir et à minimiser l'idée de "passion". La passion nous hante encore, bien que ses ailes aient été sans aucun doute rognées ; elle s'offre à nous à tous les coins de rue, comme on dit vulgairement. Mais elle vit d'une multitudes de vies, elle brûle d'autres flammes, palpite d'autres obsessions que les seules flammes et obsessions sexuelles – cas dans lesquels la passion peut en effet devenir tout le caractère. Mais le caractère, en revanche, dans l'atmosphère sexuelle et le brouillard érotique, rencontre ce qui peut le plus le moisir et l'étouffer. Observé de près, en fait, le drame érotique, malgré toute la prodigieuse agitation qu'il implique, ne nous donne presque jamais une illustration frappante du caractère. La "passion" prend toute la place ; mais la passion est étrangement courte, tandis que le caractère, comme l'art […] est long. Le grand Balzac, clairement, s'était fait cette réflexion quand, battant les buissons avec une baguette toute personnelle, il a levé de si nombreuses espèces de gibier. Je ne crois vraiment pas qu'on puisse mieux admonester ses successeurs qu'en leur conseillant de revenir à lui. » (p. 47-48)

Zola: « [à la fois] si peu un génie de très haute distinction, et si peu une quantité négligeable. Il serait encore magnifique s'il n'avait rien d'autre pour lui que sa solidité. [...] Sa propre méthode est la chose qu'il a fini par rendre la plus intéressante […]. Ce qu'il a le plus vigoureusement créé, selon moi, c'est le procédé grâce auquel il est allé jusqu'au bout. Aucun des héros de M. Zola ne tien aussi fermement sur ses pieds que le système héroïque de M. Zola ; aucune de ses héroïnes n'a d'évolution aussi inlassablement patiente. » (p. 48)

« [Zola] a vu, en outre, plusieurs choses ; non pas, peut-être, l'âme individuelle, la vie personnelle, avec une grande intimité, ni jamais, en fait, avec une pénétration inspirée ; mais toujours, de façon heureuse et frappante, leur signification moyenne ou collective, et leur état à peine distinct dans la masse confuse de leurs relations. De cette manière, il nous a fourni – et le phénomène est assez curieux – une immense quantité de vie, une grande chronique mêlant comédie et tragédie, tout en nous fournissant relativement peu de conscience. » (p. 49)

« On ne peut certainement pas dire de M. Bourget que sa méthode soit un compromis fondé sur une généralisation de la conscience. Elle implique, au contraire, une spécification intense et totale, pour l'individu représenté. M. Bourget habite littéralement la conscience, comme les écrivains du tempérament de M. Zola habitent le monde extérieur. Sa relation avec la conscience n'est pas celle d'un visiteur avec un but, ni d'un collectionneur avec un carnet de notes ; c'est celle d'un résident, avec des habitudes tellement ancrées qu'absolument rien, sous aucun prétexte, ne pourrait l'inciter à quitter sa demeure. […] Cette galerie merveilleusement constante […] forme pour lui, en tant que spectateur de la vie, une grande cage de verre munie de roues, de chauffage et autres commodités, dans laquelle il parcourt son domaine comme un président de compagnie ferroviaire américaine parcourt sa ligne favorite dans son wagon privé "luxueusement équipé". Car la conscience de M. Bourget est certes luxueusement équipée. » (p. 51)

« [Anatole France] représente en ce moment le grand luxe de notre temps ; il nous aide à nous résigner à une époque qui avoue enfin cyniquement – à un million d'exemplaires – être "antilittéraire". M. Anatole France et sa réussite sont vraiment les réalités qui, à l'heure actuelle, la rachètent le mieux. À sa propre nation, en particulier, en une période où elle en a besoin, il rend un service extraordinaire et rédempteur ; il persiste à être ce qu'il est – et il vend. Le fait qu'il y ait encore en France une écoute attentive pour des écrits aussi originaux, un goût répandu pour des productions aussi artistiques, console de bien des choses. […] [Anatole France], par conséquent, fait la meilleure chose que puisse faire un bon patriote – il pousse les étrangers à penser avec plaisir à son public, malgré ses propres restrictions à ce sujet. Or qui donc pousse quiconque à penser avec plaisir à notre public ? » (p. 51)

« La leçon de Balzac » [1902], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 53-77.

« La critique est la seule porte de l'appréciation, de même que l'appréciation est, à l'égard d'une oeuvre d'art, la seule porte de la jouissance. » (p. 53)

« Je n'ai pas un seul moment l'intention de vous inviter à fermer les yeux sur le fait que notre énorme contingent anglo-saxon de fabricants et de lecteurs […] se déploie dans un domaine sans contrôle, un domaine dénué de critique, de guide, de lumière, d'indication, à une échelle qui est vraiment une nouveauté sur terre. […] C'est le plus grand des troupeaux divaguant sans bergers. […] Il s'est produit exactement le contraire de ce à quoi on aurait pu s'attendre. Les bergers ont diminué à mesure que le troupeau s'est accru – comme si le nombre et la quantité avaient eu raison d'eux, et même comme si leur bétail, par un étrange processus, s'était transformé en une bande de loups voraces. » (53)

« [Les grands romanciers] ont pour grande caractéristique que leur présence immédiate incite nos idées, que ce soit sur la vie en général ou sur l'art qu'ils ont illustré en particulier, à revivre, à respirer de nouveau, à se multiplier, et plus ou moins à pulluler. Je dois déclarer qu'aucun Romancier […] ne mérite autant de considération que celui ou celle […] qui offre à l'esprit critique cette possibilité d'une certaine intensité dans la pratique éducative. La leçon de Balzac […] est de nous l'offrir comme ne peut prétendre le faire aucun membre de l'assemblée. » (p. 54)

« [Balzac est] l'homme qui est vraiment notre père à tous. [...] [La « famille » des romanciers] me paraît susceptible de récupérer son héritage gaspillé, de se ressaisir, d'avoir une autre chance, à condition de s'enfermer, pour une heure de salutaire examen de conscience, avec l'image de son fondateur. » (p. 57)

« Il ne lui était pas donné de s'épanouir, pour notre commodité, en une seule fleur suprême. […] Cette obligation de prendre son oeuvre en masse, pour y faire librement référence, témoigne contre un grand travailleur ; car, malheureusement, le fait que rien n'y dépasse pour représenter le reste, pour symboliser l'ensemble, lui donne une ressemblance frappante avec des ouvrages d'une autre nature. »  (p. 57)

« Lorsque je suis tenté, à l'occasion, de me demander pourquoi nous devrions, après tout, tant parler du Roman, cette fable gratuite contre laquelle on peut, à maints égards, porter des accusations ostentatoires, il me semble voir que l'argument le plus simple n'a pas à être cherché dans une tentative philosophique d'attribuer une cause abstraite à notre entêtement ou à notre légèreté. La véritable lueur sur ces choses est le reflet qu'y projette quelque grand praticien, quelque exemple concret de l'art, quelque ample manteau sous lequel nous pouvons ramper avec gratitude. » (p. 58)

Le poète exprime la vie elle-même, tandis que le romancier « est presque exclusivement amoureux de l'image de la vie. » (p. 60)

« Balzac, avec d'énormes pieds labourant fort le sable de notre désert, est […] le type même, le modèle, du fondateur et du créateur ; et donc, quand je songe, avec envie ou avec terreur, à la nature et à l'effort du Romancier, je pense à quelque chose qui atteint sa plus haute expression en lui. » (p. 60)

« Cet exploit [la Comédie humaine] demeure un des plus inscrutables, des plus insondables faits ultimes de l'histoire de l'art, et si, comme je l'ai dit, l'auteur lui-même a une réalité sans égale, c'est justement en raison du défi que constitue son personnage pour tout autre peintre de la vie. » (p. 60)

« Comment, nous demandons-nous, le dépeindre [Balzac] à son énorme tâche conçue et acceptée, comment concilier une telle dissémination avec une telle intensité, la collection, la possession d'un aussi vaste nombre de réalités, avec une aussi riche représentation de chacune ? […] D'une très grande part de la vie, il est vrai que nous ne pouvons la connaître qu'en la vivant, et que vivre, dans notre destin de mortels, est l'exercice qui exige de nous le plus de temps. Comment un homme a-t-il pu, en général, autant vivre, si, au service de l'art, il s'est autant abstrait et concentré ? […] En fait, la richesse et la force de son tempérament répondent en partie à cette question, et l'obscurcissent en partie. Il pouvait dans une certaine mesure agrandir son existence, parce qu'il vibrait de toutes sortes de contacts et de curiosités. Vibrer intellectuellement était sa motivation, mais elle ne cessait de s'amplifier, elle multipliait sont expérience. Bref, il pouvait vivre en général, parce qu'il vivait toujours dans un rapport particulier nécessaire et voulu – il chevauchait constamment son imagination, il partait toujours à la charge, avec sa lourde et héroïque lance baissée, vers tout objet qui surgissait dans son chemin. […] À partir de quelles mines, par quelles galeries tortueuses et innombrables, grâce à quel interminable défilé de chariots chargés, d'équipes attelées, et d'éléphants en marche, les énormes cargaisons exigées par son livre lui ont-elles été livrées ? (p. 61)

« La quantité et l'intensité sont […] ensemble sa caractéristique ; la vérité étant que son énergie […] ne cherche pas à prendre un aspect de nombre et d'étendue par faiblesse d'évocation, par touches superficielles, ni par ces suggestions sommaires que prodiguent les références, les listes de documents humains, ce que nous appelons "chapitres et versets". Il ne nous jette jamais de la poudre aux yeux, sauf cette fine poudre d'or qui forme la brume à travers laquelle s'exerce sa vision romantique. » (p. 61)

« L'indéniable monstruosité de son effort. Il voit et présent trop de faits – faits d'histoire, de propriété, de généalogie, de topographie, de sociologie – et il a trop d'idées et d'images à leur sujet ; leur signification est ainsi menacée par le torrent de références générales qui les entraîne. […] Il peut donc devenir obscur du fait même de son habitude de frotter trop d'allumettes ; ou du moins pouvons-nous dire […] que la lumière qu'il produit est dense, riche, épaisse, plus que celle de tout autre recoin du grand jardin touffu du romanesque – et qu'elle est pour ainsi dire intéressante en elle-même. » (p. 63)

« Il y aurait beaucoup à dire, je pense, […] sur cette question de la lumière projetée, en fiction, par un fort tempérament personnel – l'air teinté que tel ou tel peintre de la vie […] répand plus ou moins inconsciemment sur son tableau. Je dis inconsciemment parce que je parle ici d'un effet d'atmosphère largement, sinon totalement, distinct de l'effet cherché dans le traitement d'un sujet particulier ; quelque chose qui provient de l'esprit contemplatif même, de la composition même du miroir dans lequel se reflète le matériau. Il s'agit de la nature même de l'homme – d'une émanation de son esprit, de son tempérament, de son histoire ; elle jaillit de son être même, de son être spirituel, pour imprégner son oeuvre, et, à cet égard, ce n'est pas une affaire de calcul artistique. Bref, c'est, pour chaque visionnaire, entièrement une affaire intime, cette teinte particulière de l'élément dans lequel chaque vision, chaque catégorie de personnes, série d'endroits et groupe d'objets, se trouve baigné. […] Comment ce fait-il que la lumière du monde, ce monde peuplé, poétisé, réalisé, ce monde ajusté et meublé, dans lequel nos esprits voyageurs, éternellement prêts à s'amuser et à être dupés, sont incités à faire des excursions, pour des vacances coûteuses ou à bon marché – comment se fait-il que ce monde nous paraisse aussi différent en Fielding et en Richardson, en Scott et en Dumas […] ? […] Comment se fait-il que dans George Eliot le soleil soit toujours au couchant […] [tandis que] dans Charlotte Brontë nous traversions un interminable automne ? » (p. 63)

« La question, voyez-vous, est de pénétrer le sujet ; les corridors de Balzac y pénétraient toujours de plus en plus loin ; ce qui n'est qu'une autre façon d'exprimer sa passion démesurée du détail. Que cet excès soit aussi un grand défaut n'a aucune importance […]. Les rapports des parties entre elles sont parfois multipliés jusqu'à une espèce de folie – ce qui, en même temps, est justement ce qui nous donne la mesure de l'hallucination de leur auteur. […] Son projet était de manier, en premier lieu, non pas un monde d'idées, animé par des personnages représentant ces idées ; mais le monde constitué et bondé, palpable et prouvable, placé devant lui, par l'étude duquel les idées se trouveront inévitablement engendrées. » (p. 64)

« [Balzac] recueillait son expérience à l'intérieur de lui : aucune autre méthode n'explique son exploit […]. Son système d'enfermement cellulaire, dans l'intérêt du miracle, était pratiquement celui d'un moine bénédictin menant sa vie entre les quatre murs de son couvent, et penché, toute l'année, sur son parchemin lissé ». (p. 64)

« Nous avons récemment eut un cas littéraire de la même famille générale que le cas de Balzac, et en présence duquel certaines des mêmes spéculations surgissent […] [Émile Zola avec les Rougon-Macquart] constituant en fait […] un monument à l'idée de plénitude, de compréhension et de variété surpassé seulement par la Comédie humaine. La question, je le reconnais, se présentait […] avec une valeur et une ampleur différente, et avec un visage beaucoup moins distingué. […] Et pourtant le degré auquel lui aussi, malgré son désavantage, a obtenu une expression valide est propre à nous stupéfier. Il avait dû énormément simplifier – il avait dû pratiquement laisse de côté la vie de l'âme et se limiter à la vie des instincts, des passions les plus immédiates, susceptibles d'être aisément et promptement pris sur le fait. En un mot, il avait dû se limiter presque entièrement aux impulsions et aux agitations qui s'emparent en commun des hommes et des femmes, et les prendre tels qu'elles s'exhibent en masse et en nombre, de sorte que, étant écrites en plus gros, elles pussent également être lues plus facilement. Il affronta et résolut, de cette façon, sa difficulté – la difficulté de ne connaître, et de ne montrer, de la vie, que ce dont ses "notes" rendaient compte. » (p. 67)

« Mais c'est bien plus, je pense, dans le gaspillage – le gaspillage de temps, de passion, de curiosité, de contact – que réside la véritable initiation ; et donc les plus merveilleuses aventures de l'esprit de l'artiste sont celles, immensément vivifiantes pour son autorité, qui ne sont pourtant pas réductibles à ses notes. […] Le processus mystique du creuset, la transformation du matériau sous la chaleur esthétique, est, dans la Comédie humaine, plus complet et aussi plus subtil, grâce à une fusion plus intense et plus soumise ; car si les passions et les conditions plus communes et plus accessoires n'y sont, dans les divers épisodes, en aucun cas rassemblées en une gerbe illustrative aussi grande et épaisse, d'un autre côté elles sont montrées bien plus librement en action dans le cas individuel – et c'est le cas individuel qui permet la suprême subtilité. » (p. 67)

« La caractéristique la plus fondamentale et la plus générale du roman, d'une expérience désespérée à une autre, est d'être partout un effort de représentation – c'est le premier et le dernier mot de l'affaire : c'est pourquoi on pourrait finalement dire […] que l'exploit de Zola, à son immense échelle, fut une extraordinaire démonstration de représentation imitée. L'imitation par endroits – notamment et admirablement, par exemple, dans L'Assommoir – pénètre dans quelque chose que nous prenons pour de la réalité ; mais, la plupart du temps, elle poursuit tout droit son chemin séparé, et cette différence déterminante empêche la tentative d'atteindre à cette vigoureuse totalité que nous donnent ceux qui ont vraiment acquis leur information. C'est là que Balzac demeure constant – dans notre sentiment que, avec tous ses défauts de pédantisme, de lourdeur, de prétention, de mauvais goût et de forme sans charme, son esprit d'une certaine manière a payé pour son savoir. Son sujet est sans cesse la créature ou la condition humaine dans leurs complications ; et, ces complications, c'est comme s'il les avait éprouvées, ainsi que Shakespeare les avait éprouvées, dans sa conscience chargée, dans l'histoire de son âme, et dans l'exposition directe de sa sensibilité. » (p. 67)

« Quand l'imprégnation fait défaut, aucun autre élément n'a vraiment de valeur ; et quand, au contraire, elle est présente, aucune faiblesse de méthode n'a de conséquence fatale ». (p. 68)

« Cette joie à les voir [les personnages] évoluer et communiquer était ce qui rendait possible l'imprégnation dont j'ai parlé […]. C'était en les aimant – comme termes de son sujet et pépites de sa mine – qu'il [Balzac] les connaissait ; ce n'était pas en les connaissant qu'il les aimait. […] Il aimait en tout cas robustement le sentiment d'explorer, d'assumer, d'assimiler une autre personnalité – il en jouissait come la main jouit du gant idéalement ajusté. » (p. 68)

« L'écrivain anglais veut s'assurer, avant tout, de notre jugement moral ; le Français est désireux, tant que notre jugement reste en suspens, de risquer notre salut spirituel, pour le bien de son sujet et de l'intérêt qu'il présente » (p. 70)

« Il n'y a pas d'art convaincant qui ne soit pas ruineusement coûteux. Je ne suis pas prêt à dire, en présence de certains de ses successeurs comme George Eliot et Tolstoï et Zola […], qu'il fut le dernier des romanciers à faire cela avec largesse ; mais je dirais que nous avons du moins l'impression qu'il eut davantage à dépenser. » (p. 70)

« Son infortune, son discrédit [du roman], ce que j'ai appelé sa banqueroute parmi nous, est le résultat nullement anormal du fait qu'il ait cessé, dans la plupart des cas, de présenter un intérêt artistique. C'est devenu un objet de fabrication facile, montrant de tous les côtés l'empreinte de la machine. » (p. 70-71)

« Gustave Flaubert » [1902], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010 p. 78-110.

« [Flaubert] présente […] plus d'intérêt […] par son échec mitigé, que par sa réussite explicable, et c'est considérée ainsi que l'unité de sa carrière attache et interpelle. » (p. 79)

Madame Bovary est un « livre d'une perfection qui non seulement le caractérise, mais qui en quelque sorte l'isole. […] La forme est en elle-même aussi intéressante, aussi active, aussi essentielle au sujet, que l'est l'idée, et pourtant elle est adaptée de tellement près, sa vie est tellement inséparable, que nous ne la voyons à aucun moment prendre un chemin indépendant. […] L'oeuvre est un classique parce que la chose, telle qu'elle est, est idéalement accomplie, et parce qu'elle montre qu'en un tel accomplissement la beauté éternelle peut loger. » (p. 89)

« Notre reproche est que, malgré la nature de sa conscience et malgré le fait qu'elle reflète une grande part de son créateur, Emma Bovary est vraiment une trop petite affaire. […] Pourquoi Flaubert a-t-il choisi, comme véhicules particuliers de la vie qu'il se proposait de dépeindre, des spécimens humains tellement inférieurs et, dans le cas de Frédéric, tellement lamentables ? » (p. 89)

« Il a voulu dépeindre une expérience – une expérience médiocre, il est vrai -, et le monde qui lui était proche ; mais si, dans ce but, il n'a imaginé rien de mieux qu'une telle héroïne et qu'un tel héros, tous deux registres ou réflecteurs limités, nous sommes obligés de croire que ce fut à cause d'un défaut de son esprit. Et ce signe de faiblesse demeure, même si on objecte que les images en questions servaient mieux son but que ne l'auraient faite d'autres : alors, c'est que le but même est défaillant. » (p. 90)

« Emma […] est conditionnée par un tel excès de particularités, et les particularités dans son cas mettent à l'écart de si nombreux éléments, même les plus ordinaires, de la vie d'une femme concevable, quand nous sommes invités à regarder cette vie comme une agitation dramatique et pathétique, que nous sommes conduits à mettre en doute les critères de valeurs de l'auteur comme du critique. Le livre est autant qu'ils le veulent une peinture de la médiocrité, mais Emma atteint-elle même ce niveau ? […] En un mot, nous sentons qu'elle est moins illustrative qu'elle n'aurait pu l'être, non seulement si le monde lui avait offert plus de points de contact, mais si elle-même en avait eu davantage à lui présenter. » (p. 92)

« La vie de son époque, dans la démonstration de Flaubert, se présente avec l'indigence de la propre vie intérieure, ou en l'occurrence extérieure, de Frédéric ; et donc, l'ensemble étant, par ses dimensions, ses intentions et ses prolongements, une sorte d'épopée du quotidien […] c'est une épopée qui nous semble être sans air et sans ailes pour la porter. […] Frédéric jouit de sa position non seulement sans l'aide conséquente du moindre personnage « sympathique », mais même sans l'aide d'un seul avec qui nous puissions communiquer. Pouvons-nous communiquer avec le personnage central ? Ou le ferions-nous vraiment si nous le pouvions ? […] Flaubert, dans son côté « réel », était en vérité un peintre ironique, et ironique à un niveau qui fait que […] sa dignité littéraire actuelle, sa paix de « classique », paraissent superficiellement une anomalie. » (p. 92)

« Ne peut-on pas dire que nous pratiquons notre métier, beaucoup d'entre nous, relativement à peu de coût, justement parce que le pauvre Flaubert, produisant les fictions les plus coûteuses jamais écrites, a si généreusement payé pour son exercice ? C'est comme si […] l'honneur littéraire étant grâce à son exemple effectivement assuré pour l'ensemble de la corporation, le souci esthétique général était affirmé une fois pour toutes, nous nous trouvions individuellement autorisés à nous montrer insoucieux d'esthétique littéraire. […] Madame Bovary, quelles que puissent être les réserves à son égard, est le plus littéraire des romans, tellement littéraire qu'il nous couvre de son manteau. Il nous montre une fois pour toutes qu'il n'y a aucune raison intrinsèque d'abaissement du genre. » (p. 96)

« Flaubert avait en effet à sa disposition deux refuges qu'il exploitait tour à tour. Le premier était l'attitude d'ironie, tellement constante en lui que L'Éducation en est imprégnée et durcie […] ; le deuxième était de s'échapper complètement par les procédés et les voyages les plus coûteux. Et nous nous demandons inévitablement si, en rejetant la politique de la fuite, il n'aurait pas pu après tout un peu mieux régler son affaire sur place ? N'aurait-il pas pu s'adresser au fait humain d'une façon autre encore que dans L'Éducation ou dans Bouvard ? Quand on songe au spectacle de la vie dans son pays, à la vaste communauté française […] telles qu'il les présente dans ces ouvrages, on refuse de croire que cela forme la totalité de la vision d'un homme de sa qualité. » (p. 100)

« Cette quête et cette multiplication de l'image […] était par conséquent sa suprême élégance, à laquelle il sacrifiait trop et à laquelle Salammbô et en partie Saint Antoine sont de monstrueux monuments. [...] Le style en lui-même, d'ailleurs, avec tout le respect dû à Flaubert, ne captive jamais totalement ; car même si nous somme assez bizarrement constitués pour être aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes littéraires, nous sommes pour un centième quelque chose d'autre. Ce centième, lorsque nous nous emparons du livre, ou que le livre s'empare de nous, fait de nous des lecteurs imparfaits, et pourtant sans lui voudrions-nous ou prendrions-nous seulement le livre ? » (p. 104)

Le romancier « doit d'un côté sentir son sujet et de l'autre le rendre, et il a sans aucun doute deux manières dont sa situation peut être exprimée, surtout par lui-même. Plus il sent son sujet, plus il peut le rendre – telle est la première manière. Plus ils le rend, plus il peut le sentir – telle est la seconde manière. Cette seconde manière était indubitablement celle de Flaubert. » (p. 106)

« Émile Zola » [1903], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 112-140.

« Nous vivons dans un monde de fables gratuites et importunes, nous respirons son air et consommons ses fruits ; pourtant qui dira que nous sommes capables, si on nous y invite, d'expliquer le fait que nous le préférions si largement au monde des réalités ? Expliquer cela reviendrait à donner une définition adéquate du bien que nous fait le produit en question. Que fait-il pour notre vie, notre esprit, nos moeurs, notre morale – que fait-il que l'histoire, la poésie, la philosophie ne peuvent pas faire, aussi bien ou aussi mieux, pour informer, réconforter et diriger les innombrables multitudes pour qui et par qui il vient à l'existence ? […] La conclusion boiteuse sur laquelle nous nous replions est que les "histoires" se multiplient, circulent, sont payées, à l'échelle d'aujourd'hui, simplement parce qu'elles "plaisent" aux gens. Quant à dire pourquoi quelque chose d'aussi informe et et indigent que la masse prépondérante des "parutions", dont la magie du succès est si peu redevable à un mystère quelconque dans la confection, peut bien plaire aux gens, c'est plus que ne nous le permet l'état actuel de notre sentiment. » (p. 112)

« L'idée qui m'est principalement venue en le relisant, c'est qu'un projet de fiction ainsi mené est en fait un vaste cargo. Il transporte tout – avec art et force dans l'arrimage ; rien dans ce cas ne le fera sombrer. Et c'est la seule forme qui puisse prétendre à cette possibilité. Toutes les autres doivent avouer une moindre capacité – une sélection, une exclusion, un danger de déformation, d'explosion, de combustion. Le roman n'a rien à craindre, sinon de voguer trop peu chargé. Il prendre à bord tout ce que nous apportons de bonne foi sur le quai. » (p. 114)

« [Il y a une] disproportion entre son projet et son matériau […]. Ce que le lecteur discerne aisément en lui est la robuste volonté avec laquelle l'ampleur et l'énergie tiennent lieu de pénétration. […] Il s'appuie au maximum sur ses documents, il les dévore et il les assimile, il en tire d'extraordinaires apparences de vie ; mais à sa façon il improvise […]. Nous sentons qu'il est tenu d'improviser pour son monde moral et social, ce monde pour lequel la vision et l'occasion doivent venir, si seulement elles viennent, sans hâte ni bousculade – doivent prendre leur temps, plus ou moins aidées sans aucun doute, par les bottins, les rapports et les entretiens, par les enquêtes "sur place", mais jamais entièrement remplacées sans défiguration par de tels substituts. La vision et l'occasion résident en un sentiment personnel et une histoire personnelle, et on n'a jamais découvert aucun raccourci vers elles dans l'intérêt d'une fiction plausible. » (p. 119)

« Comme l'imagination d'un artiste est, dans le meilleur des cas, non seulement clarifiée, mais intensifiée par le fait qu'il soit également doué de Goût […] alors, quand par malchance il n'a pas été doté de ce bienfait auxiliaire, l'imagination elle-même, par conséquence inévitable, s'effondre. Bref, il n'y a simplement aucune limite à l'infortune du fait d'être dénué de goût ; cela non seulement défigure la surface et la frange de notre démonstration : cela dévore le coeur même de la vie et en affaiblit les ressources. Quand vous n'avez aucun goût vous n'avez aucune discrétion, qui est la conscience du goût ; et quand vous n'avez aucune discrétion, vous commettez des livres comme Rome, qui sont sans pudeur intellectuelle, des livres comme Fécondité, qui n'ont pas le sens du ridicule, des livres comme Vérité, qui sont dénués de toute vision subtile de l'expérience humaine. » (p. 129)

« C'est un spectacle assez singulier que celui d'un producteur d'illusions dont l'intérêt pour nous est à ce point indépendant de notre plaisir ou du moins de notre satisfaction – qui nous touche profondément même quand il nous "rebute", qui nous fait aimer ses laideurs et en même temps s'en moque lui-même impitoyablement […], qui nous communique une impression de richesse sans que ce soit jamais une impression de rareté. [...] [Gervaise], le plus immédiatement "senti" de tous ses personnages, est un personnage atroce ; [...] [mais] sa carrière, ainsi présentée, a nettement cette ampleur, tout au long de sa chronique, que nous qualifions d'épique, et l'intensité de la vision que son créateur en donne, et donne de la vie dense et sordide qui l'entoure, est une des grandes choses que le roman moderne a été capable d'accomplir. Il n'a jamais rien accompli de plus totalement constitutif et d'un ton aussi riche et plein et soutenu. Le ton de L'Assommoir, pour la simple "tenue", est insurpassable, c'est un flux profond, vaste et régulier qui porte victorieusement chaque objet dépeint. Il ne fléchit ni ne faiblit jamais […] ; les hautes eaux de la sincérité, de ce que j'ai appelé l'entrain, sont infailliblement maintenues. [...] Rien dans toute la fiction n'a jamais été construit aussi solidement ni rendu aussi dense qu'ici. Inutile de dire qu'il existe un millier d'ouvrages avec plus de charme dans leur vérité, plus d'attraits de toutes sortes, plus de grâce dans le pathos, plus d'innocence dans la drôlerie, pour le sentiment de la vérité chez le spectateur. Mais je doute qu'il ait jamais existé un monde plus totalement dépeint, plus fondé et établi, plus fourni de toutes parts, plus organisé et animé. » (p. 134)

« Qu'est-ce qui le rend donc si étrange et si intéressant, ce déplorable Ordinaire démocratique et malodorant ? Comment est-il conduit à recevoir dans ses reins le souffle de l'épopée et à ne jamais, malgré cette association avec la poésie, se départir de sa nature ? C'est dans le grand jeu vigoureux qu'il mène avec le superficiel et le simple que réside la maîtrise de Zola, et nous voyons bien sûr que quand les valeurs sont petites il faut des éléments et des combinaisons innombrables pour aboutir à la somme. » (p. 136)

« Ce à quoi nous revenons, par conséquent, c'est le cas sans précédent d'une pareille combinaison de parties. Des peintres, de grandes écoles, […] ont amplement répondu sur la toile à l'appel des choses laides […], saints martyrisés et autres victimes torturées, sanguinolentes et convulsées […] mais nous n'avions encore jamais eu à tenir compte d'un traitement aussi littéraire de la pauvreté et de la vulgarité. Quand nous autres, de la race anglo-saxonne, sommes vulgaire, nous le sommes généreusement et avec la meilleure conscience du monde, […] trop vulgaires pour être à aucun degré littéraires. » (p. 136)

« L'avenir du roman » [1899], La Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 191-201.

« Le romancier ne peut que se raccrocher à cela – à l'idée que la constante demande humaine de ce qu'il a à offrir est simplement l'appétit général humain pour un tableau. Le roman est de tous les tableaux le plus complet et le plus élastique. Il s'étendra partout – il comprendra absolument tout. Tout ce dont il a besoin, c'est un sujet et un peintre. Mais pour sujet, magnifiquement, il a toute la conscience humaine. Et si l'on nous faisait revenir un pas en arrière, si l'on nous demandait pourquoi la représentation devrait être réclamée quand l'objet représenté est lui-même essentiellement très accessible, notre réponse serait sans doute que l'être humain mêle à son éternel désir de nouvelles expériences une infinie astuce pour obtenir ces expériences à aussi bon marché que possible. Il les volera chaque fois qu'il le pourra. Il aime vivre la vie des autres, mais il a bien conscience des points sur lesquels elle risque de ressembler d'une façon trop intolérable à la sienne. La fable vivante, plus que tout autre chose, lui procure satisfaction à bon compte, lui fournit un savoir abondant, mais par procuration. Elle lui permet de choisir, de prendre et de laisser ; et donc, pour estimer pouvoir se permettre de s'en passer, il doit avoir une rare capacité, ou de grandes occasions, d'étendre – par la pensée, par l'émotion, par l'énergie – son expérience de première main. » (p. 193)

« Quand nous répondons en effet aux attraits, quand nous sommes pris au piège, nous sommes captifs et manipulés ; et donc, comment diable pourrait-il ne pas y avoir encore un avenir, même bien tardif, pour un stratagème possédant ce précieux secret ? Plus nous y réfléchissons, plus nous sentons que le tableau en prose ne peut pas être au bout du rouleau tant qu'il n'a pas perdu le sens de ce qu'il peut faire. Il peut simplement toute faire, et c'est sa force et sa vie. Sa plasticité, son élasticité sont infinies ; il n'y a aucune couleur, aucun prolongement qu'il ne puisse pas emprunter à la nature de son sujet ou au tempérament de son auteur. Il présente l'extraordinaire avantage – un coup de chance à peine croyable – de se mouvoir avec une luxueuse indépendance vis-à-vis des règles et des restrictions, tout en étant capable de donner une impression de très haute perfection et de très précieux fini. » (p. 195)

« Quoique nous puissions en penser, il nous est impossible de citer une considération extérieure à lui à laquelle [le roman] doive se plier, il n'y a rien que nous puissions nommer comme une de ses obligations ou interdictions particulières. Il doit, bien sûr, retenir notre attention et la satisfaire, il ne doit pas nous attirer sous de faux prétextes ; mais ces nécessités, sur lesquelles empiètent évidemment le déplaisir et le dégoût, ne lui sont pas propres – toutes les oeuvres d'art les ont en commun. Pour le reste, il a tellement le terrain libre, que s'il périt, ce sera sûrement de sa faute – à cause de sa superficialité, en d'autres mots, ou de sa timidité. On se plaît presque à penser, par amour même pour lui, qu'il paraît menacé d'un sort pareil, afin de se figurer le coup spectaculaire de sa résurrection sous l'action d'un maître donneur de vie. Le tempérament de l'artiste peut faire tant de choses pour lui, que notre désir de félicités exemplaires exige pratiquement la vision de cette preuve suprême. » (p. 195-196)

« Cette vérité générale selon laquelle l'avenir de la fiction est intimement lié à l'avenir de la société qui la produit et qui la consomme. Dans une société douée d'un sens littéraire puissant et répandu, le talent en action ne peut qu'être une chose moins négligeable que dans une société dotée d'un sens littéraire à peine discernable. Dans un monde où la critique est adulte et clairvoyante, un tel talent se trouvera exercé, afin de s'affirmer avec succès, à des sortes bien plus nombreuses de précautions expertes, que dans une société où l'art que j'ai nommé tient une place inférieure ou fait triste figure. Une communauté éprise d'idées et adonnée à la réflexion tentera avec la « fiction » des expériences auxquelles ne songera même pas une communauté qui se livre essentiellement au voyage et à la chasse, au commerce et au football. » (p. 197-198)

« Il y a de nombreux juges […] qui soutiennent que les expériences – choses au mieux curieuses et bizarres – ne lui sont pas nécessaire, que son visage a été, une fois pour toutes, tourné dans un sens, et qu'elle a seulement à aller tout droit devant elle. Si c'et ce qu'elle fait effectivement en Angleterre et en Amérique, l'essentiel à dire sur son avenir paraîtrait être que cet avenir en vérité se présentera de plus en plus comme négligeable. Car en attendant l'immense diversité de la vie s'étendra à droite et à gauche, et en attendant, elle risquera, dans de pareilles conditions, de perpétuer sa grande erreur de manquer d'intelligence. Cette erreur sera toujours, pour l'art admirable, la seule réellement inexcusable, du fait d'être, pouvons-nous dire, une erreur sur son âme. La forme de roman qui est stupide sur la question générale de sa liberté est la seule forme qu'on puisse sans hésitation déclarer a priori erronée. » (p. 198)

« Guy de Maupassant » [1888], La Situation littéraire actuelle en France : essais, textes réunis, choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 142-171.

« La question des diverses sortes de fictions, concernant lesquelles il y a eu récemment tant de discours. Il y a simplement autant de sortes différentes qu'il y a de personnes pratiquant l'art, car si un tableau, un récit ou un roman peuvent être une impression directe de la vie (et cela constitue sûrement leur valeur et leur intérêt), l'impression variera selon la plaque qui la reçoit, la texture et l'alliage particulier du réceptacle. » (p. 143)

« La façon particulière dont nous voyons le monde est l'illusion particulière que nous en avons, et cette illusion s'adapte à nos organes et à nos sens ; notre récipient personnel devient l'outil de notre petite contribution à la conscience universelle. » (p. 143)

« Qu'une impression puisse être traitée, ou non, d'illusion, est d'importance secondaire ; ce qui est excellent, c'est que notre auteur ait déclaré, plus nettement que dans tout ce que nous avons pu récemment lire, que la valeur de l'artiste réside dans la clarté avec laquelle il communique cette impression. Son organisation particulière constitue un cas, et le critique se montre intelligent selon sa capacité d'aborder ce cas et d'y pénétrer. » (p. 144)

« Ce qui rend M. de Maupassant saillant tient à deux éléments : le premier est que ses dons sont remarquablement solides et précis, et le second est qu'il écrit pour ainsi dire directement sous leur dictée ; il entretien avec eux la communication la plus intense […]. Un cas est faible lorsque le bouquet des sensibilités de l'artiste est maigre, ou que ces sensibilités manquant d'acuité, ou encore que ce personnage refuse – par ignorance, ou méfiance, ou stupidité, ou idéal erroné – de leur accorder ce qu'on peut appeler un rôle légitime dans sa tentative. C'est, je pense, parmi les écrivains anglais et américains que ce type d'accident est le plus susceptible de se produire ; plus que les Français, nous sommes capables d'être égarés par telle ou telle convention, quant à la sorte d'antenne que nous devrions tendre, en oubliant que la meilleure est celle dont la nature se trouve nous avoir dotés. » (p. 145)

« Il est clairement d'avis que le premier devoir de l'artiste, et l'acte qui le rend le plus utile à ses semblables, est de maîtriser son instrument, quelle qu'en soit la nature. Son premier instrument est celui de ses sens, et c'est par eux seuls, ou presque seuls, qu'il appréhende la vie ; c'est presque seulement par leur aide qu'il la décrit, et qu'il produit de brillants ouvrages. Ils lui rendent ce grand service parce qu'ils sont manifestement très vivaces dans sa constitution. […] Les ouvrages de M. de Maupassant nous apprennent par exemple que son sens des odeurs est exceptionnellement aiguisé. » (p. 145)

« La règle égare, et la meilleure règle certainement est le tact individuel de l'écrivain – tact qui s'adaptera au matériau tel que le matériau se présente à l'écrivain. Le cause que nous plaidons est toujours à coup sûr la cause de nos propres caractéristiques, et si M. de Maupassant se fait une piètre idée des "explications", c'est, je le soupçonne, parce qu'elles ne lui viennent pas en grande affluence. » (p. 151)

« La fiction française contemporaine est beaucoup plus démocratique que celle de [l'Angleterre]. En très grande partie – presque toute l'oeuvre de Zola et de Daudet, les meilleurs romans de Flaubert, les meilleurs des frères Goncourt –, elle traite de cette vaste et obscure section de la société qui – placée entre ces régions luxueuses sur lesquelles il est facile d'avoir des idées préconçues, et ces ténèbres de misère pour lesquelles, en plus de leur pittoresque, la philanthropie vient à l rescousse de l'écrivain – constitue vraiment, en étendue et en expressivité, la substance de toute nation. En Angleterre, où la mode pour les romans est encore de les situer essentiellement dans des manoirs et des domaines de chasse, et où l'on publie pourtant plus que partout ailleurs au monde, on a peu exploré cette brume épaisse des conditions sociales médiocres. Puisse-t-elle inspirer de grandes réussites dans l'avenir ! » (p.  168)

« Un art en développement, sain et vivant, plein de curiosité et d'envie de s'exercer, éprouve une méfiance irrévocable à l'égard des prohibitions rigides. Laissons-le donc à lui-même et à sa parfaite liberté, ce magnifique art du romancier, dans la conviction qu'un exemple en vaut un autre, et que notre fiction sera toujours assez décente si elle est suffisamment générale. Ne soyons pas alarmé […] par ce prodige de M. de Maupassant, qui est à la fois si licencieux et si impeccable, mais armon-nous de la certitude qu'un autre point de vue produira une autre perfection. » (p. 170)

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