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(1905-1980)

Dossier

Le roman selon Jean-Paul Sartre

Le roman selon Jean-Paul Sartre, par Jonathan Livernois, 9 décembre 2010

À l'instar d'Albert Camus, Jean-Paul Sartre ne pose pas sur le roman et sur ses praticiens un regard de romancier, mais plutôt le regard d'un écrivain. Si le romancier « s'efforce à dévoiler un aspect inconnu de l'existence » (Kundera, p. 176), l'écrivain inféode quant à lui les ressorts du roman à l'expression de ses idées, qui auraient aussi bien pu être véhiculées par une pièce de théâtre ou par n'importe quel morceau de prose. La distinction entre l'écrivain (dans le cas de Sartre, pourrait-on même parler d'écrivant, pour reprendre la terminologie barthésienne?) et le romancier est importante : elle est au coeur d'une problématique sur l'importance des poétiques romanesques d'écrivains du milieu du vingtième siècle tels que Malraux, Sartre et Camus. Doit-on écarter les réflexions de Sartre lorsque le critique littéraire cède le pas au philosophe existentialiste qui refuse le déterminisme des personnages de Mauriac? L'écrivain Sartre, qui « s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des idées » (Kundera, p. 177), est-il trop « situé »? Couche-t-il le roman sur le lit de Procuste de la lutte des classes et des grands idéaux marxistes de l'après-guerre? Certains propos péremptoires sur des romanciers (ex : Flaubert, le romancier bourgeois) et sur des courants littéraires (ex : le réalisme et le naturalisme brimant la liberté du personnage) nous inclinent à le croire. C'est sans compter le rôle messianique qu'il confère à la littérature et à l'écrivain : « Notre rôle est tracé : en tant que la littérature est négativité, elle contestera l'aliénation du travail; en tant qu'elle est création et dépassement, elle présentera l'homme comme action créatrice, elle l'accompagnera dans son effort pour dépasser son aliénation vers une situation meilleure. » (Qu'est-ce que la littérature?, p. 283)

Cet impossible ancrage de la poétique romanesque sartrienne révèle du même coup « l'emballement » de l'Histoire ressenti par de nombreux intellectuels autour de 1930. Rappelons-nous les mots de Raymond Aron : « À partir de 1930, lecteur à l'Université de Cologne ou pensionnaire à la maison académique de Berlin, je ressentais, presque physiquement, l'appel des anges historiques. History is again on the move, selon la formule d'Arnold Toynbee. » (Aron, p. 20-21)  Sartre écrit aussi : « Ce décalage, nous l'avons senti bien avant de publier nos premiers livres, dès 1930. C'est vers cette époque que la plupart des Français ont découvert avec stupeur leur historicité. » (Qu'est-ce que la littérature?, p. 255-256) L'impétuosité (l'impossibilité de se figer) de la poétique romanesque de Sartre constitue peut-être son caractère spéculaire : elle reflèterait l'emballement historique – l'absence de monde stable – avec lequel le romancier des années trente et quarante semble devoir composer (cf. citation 60). Sartre écrit : « Après lui [Saint-Exupéry], après Hemingway, comment pourrions-nous songer à décrire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densité d'être se mesurera pour le lecteur à la multiplicité des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. » (Qu'est-ce que la littérature?, p. 287)

Ouvrages cités :

  • Milan Kundera, L'Art du roman, Paris, Gallimard, col. « Folio », 1986.
  • Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948.
  • Raymond Aron, De la condition historique du sociologue, Paris, Gallimard, 1971.

Bibliographie

Ouvrages cités
Cette bibliographie présente des extraits pertinents tirés de Qu'est-ce que la littérature? et de Situations I, où Jean-Paul Sartre exprime dans une forme critique ou essayistique sa pensée sur le roman.

Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948.

« “Sartoris” par W. Faulkner », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

« À propos de John Dos Passos et de “1919” », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

« “La Conspiration” par Paul Nizan », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

« M. François Mauriac et la liberté », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

« À propos de “Le Bruit et la fureur” la temporalité chez Faulkner », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

« Explication de “L'Étranger” », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.

Citations

Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948.
« Qu'est-ce qu'écrire? » :

« Mais il est élégant aujourd'hui de “parler peinture” dans l'argot du musicien ou dans l'argot du musicien ou du littérateur, et de “parler littérature” dans l'argot du peintre, comme s'il n'y avait, au fond, qu'un seul art qui s'exprimât indifféremment dans l'un ou l'autre de ces langages, à la manière de la substance spinoziste que chacun de ses attributs reflète adéquatement. Sans doute peut-on trouver, à l'origine de toute vocation artistique, un certain choix indifférencié que les circonstances, l'éducation et le contact avec le monde particulariseront seulement plus tard. Sans doute aussi les arts d'une même époque s'influencent mutuellement et sont conditionnés par les mêmes facteurs sociaux. Mais ceux qui veulent faire voir l'absurdité d'une théorie littéraire en montrant qu'elle est inapplicable à la musique doivent prouver d'abord que les arts sont parallèles. Or ce parallélisme n'existe pas. Ici, comme partout ce n'est pas seulement la forme qui différencie, mais aussi la matière; et c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. » (p. 11-12)

« L'écrivain peut vous guider et s'il vous décrit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misère ; il faudrait pour cela qu'elle fût signe, alors qu'elle est chose. »  (p. 15)

« L'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. » (p. 16-17)

« La prose est utilitaire par essence ; je définirais volontiers le prosateur comme un homme qui se sert des mots. » (p. 26)

« La prose est d'abord une attitude d'esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil. » (p. 26-27)

« Et si la prose n'est jamais que l'instrument privilégié d'une certaine entreprise, si c'est l'affaire du seul poète que de contempler les mots de façon désintéressée, dès lors on est en droit de demander d'abord au prosateur : à quelle fin écris-tu? » (p. 28)

« Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement? » (p. 30)

« Mais dès à présent nous pouvons conclure que l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. » (p. 31)

« On n'est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d'une certaine façon. Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. Puisque les mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres dépolies. »  (p. 32)

« Si la contamination d'une certaine prose par la poésie n'avait brouillé les idées de nos critiques, songeraient-ils à nous attaquer sur la forme quand nous n'avons jamais parlé que du fond? Sur la forme il n'y a rien à dire par avance et nous n'avons rien dit : chacun invente la sienne et on juge après coup. Il est vrai que les sujets proposent le style : mais ils ne les commandent pas; il n'y en a pas qui se rangent a priori en dehors de l'art littéraire. »  (p. 33)

« Si nous n'écrivons plus comme au XVIIe siècle, c'est bien que la langue de Racine et de Saint-Évremond ne se prête pas à parler des locomotives ou du prolétariat. Après cela, les puristes nous interdiront peut-être d'écrire sur des locomotives. Mais l'art n'a jamais été du côté des puristes. » (p. 34)

« Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. […] Le critique vit mal, sa femme ne l'apprécie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats, les fins de mois difficiles. […] Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. » (p. 35-38)

« Tout au plus, le critique professionnel instituera-t-il entre eux des dialogues infernaux et nous apprendra-t-il que la pensée française est un perpétuel entretien entre Pascal et Montaigne. Par là, il n'entend point rendre Pascal et Montaigne plus vivants, mais Malraux et Gide plus morts. » (p. 43)

« […] pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants avant que d'être morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début ce problème et que nous demandions à notre tour : pourquoi écrit-on? » (p. 44)

« Pourquoi écrire? » :

« La lecture, en effet, semble la synthèse de la perception et de la création; elle pose à la fois l'essentialité du sujet et celle de l'objet; l'objet est essentiel parce qu'il est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu'on doit l'attendre et l'observer; mais le sujet est essentiel aussi parce qu'il est requis non seulement pour dévoiler l'objet (c'est-à-dire faire qu'il y ait un objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c'est-à-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement. » (p. 55)

« Ainsi l'auteur écrit pour s'adresser à la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre. Mais il ne se borne pas là et il exige en outre qu'ils lui retournent cette confiance qu'il leur a donnée, qu'ils reconnaissent sa liberté créatrice et qu'ils la sollicitent à leur tour par un appel symétrique et inverse. Ici apparaît en effet l'autre paradoxe dialectique de la lecture : plus nous éprouvons notre liberté, plus nous reconnaissons celle de l'autre; plus il exige de nous et plus nous exigeons de lui. » (p. 65)

« Chaque tableau, chaque livre est une récupération de la totalité de l'être; chacun d'eux présente cette totalité à la liberté du spectateur. Car c'est bien le but final de l'art : récupérer ce monde-ci en le donnant à voir tel qu'il est, mais comme s'il avait sa source dans la liberté humaine. Mais, comme ce que l'auteur ne crée ne prend de réalité objective qu'aux yeux du spectateur, c'est par la cérémonie du spectacle – et singulièrement de la lecture – que cette récupération est consacrée. Nous sommes déjà mieux en mesure de répondre à la question que nous posions tout à l'heure : l'écrivain choisit d'en appeler à la liberté des autres hommes pour que, par les implications réciproques de leurs exigences, ils réapproprient la totalité de l'être à l'homme et referment l'humanité sur l'univers. » (p. 73)

« Écrire, c'est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. C'est recourir à la conscience d'autrui pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l'être; c'est vouloir vivre cette essentialité par personnes interposées; mais comme d'autre part le monde réel ne se révèle qu'à l'action, comme on ne peut s'y sentir qu'en le dépassant pour le changer, l'univers du romancier manquerait d'épaisseur si on ne le découvrait dans un mouvement pour le transcender. » (p. 76-77)

« L'erreur du réalisme a été de croire que le réel se révélait à la contemplation et que, en conséquence, on pouvait en faire une peinture impartiale. Comment serait-ce possible, puisque la perception même est partiale, puisque, à elle seule, la nomination est déjà modification de l'objet? » (p. 77)

« Et puisque les lecteurs comme l'auteur ne reconnaissent cette liberté que pour exiger qu'elle se manifeste, l'oeuvre peut se définir comme une présentation imaginaire du monde en tant qu'il exige la liberté humaine. » (p. 79)

« Ainsi qu'il soit essayiste, pamphlétaire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société, l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la liberté. » (p. 81)

« Pour qui écrit-on? » :

« Hugo, sans doute, a eu la rare fortune de pénétrer partout; c'est un des seuls, peut-être le seul de nos écrivains qui soit vraiment populaire. Mais les autres se sont attiré l'inimitié de la bourgeoisie sans se créer, en contrepartie, un public ouvrier. » (p. 149-150)

« En somme, la plupart de ces auteurs sont les vaincus d'une révolution ratée; ils y ont attaché leur nom et leur destin. Aucun d'eux, sauf Hugo, n'a vraiment marqué la littérature.
Les autres, tous les autres, ont reculé devant la perspective d'un déclassement par en bas, qui les eût fait couler à pic, comme une pierre à leur cou. » (p. 149-150)

« De temps en temps, un Flaubert affirmera l'identité du fond et de la forme, mais il n'en tirera aucune conclusion pratique. Comme tous ses contemporains, il reste tributaire de la définition que les Winckelmann et les Lessing, près d'un siècle plus tôt, ont donnée de la beauté et qui, d'une manière ou d'une autre, revient à la présenter comme la multiplicité dans l'unité. Il s'agit de capter le chatoiement du divers et de lui imposer une unification rigoureuse par le style. Le “style artiste” des Goncourt n'a pas d'autre signification : c'est une méthode formelle pour unifier et embellir toutes les matières, même les plus belles. Comment pourrait-on concevoir alors qu'il puisse y avoir un rapport interne entre les revendications des classes inférieures et les principes de l'art d'écrire? Proudhon semble être le seul à l'avoir deviné. Et Marx, bien entendu. Mais ils n'étaient pas des littérateurs. La littérature, tout absorbée encore par la découverte de son autonomie, est à elle-même son propre objet. » (p. 152-153)

« Puisqu'on abandonne au bourgeois le gouvernement des hommes et des biens, le spirituel se sépare à nouveau du temporel, on voit renaître une sorte de cléricature. Le public de Stendhal, c'est Balzac, celui de Baudelaire, c'est Barbey d'Aurevilly et Baudelaire à son tour se fait public de Poe. » (p. 156)

« Il s'est même institué une sorte de communion des saints : on donne la main par-dessus les siècles à Cervantès, à Rabelais, à Dante, on s'intègre à cette société monastique; la cléricature au lieu d'être un organisme concret et, pour ainsi dire, géographique, devient une institution successive, un club dont tous les membres sont morts, sauf un, le dernier en date qui représente les autres sur terre et résume en lui tout le collège. » (p. 157)

« Il s'agit de nier le monde ou de le consommer. De le nier en le consommant. Flaubert écrit pour se débarrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l'objet, l'attrape, l'immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et le pétrifie avec elle. Elle est aveugle et sourde, sans artères; pas un souffle de vie, un silence profond la sépare de la phrase qui suit; elle tombe dans le vide, éternellement, et entraîne sa proie dans cette chute infinie. Toute réalité, une fois décrite, est rayée de l'inventaire : on passe à la suivante. Le réalisme n'est rien d'autre que cette grande chasse morne. Il s'agit de se tranquilliser avant tout. Partout où il a passé, l'herbe ne pousse plus. Le déterminisme du roman naturaliste écrase la vie, remplace l'action humaine par des mécanismes à sens unique. Il n'a guère qu'un sujet : la lente désagrégation d'un homme d'une entreprise, d'une famille, d'une société; il faut retourner à zéro, on prend la nature en état de déséquilibre productif et l'on efface ce déséquilibre, on revient à un équilibre de mort par l'annulation des forces en présence. » (p. 162)

« Quel que soit le cynisme, qu'elle que soit l'amertume du sujet choisi, la technique romanesque du XIXe siècle offre au public français une image rassurante de la bourgeoisie. À vrai dire, nos auteurs l'ont héritée, mais c'est à eux qu'il revient de l'avoir mise au point. Son apparition, qui remonte à la fin du moyen âge, a coïncidé avec la première médiation réflexive par laquelle le romancier a pris connaissance de son art. Au commencement il racontait sans se mettre en scènes ni méditer sur sa fonction, parce que les sujets de ses récits étaient presque tous d'origine folklorique ou, en tout cas, collective et qu'il se bornait à les mettre en oeuvre; le caractère social de la matière qu'il travaillait comme aussi le fait qu'elle existât avant qu'il vînt à s'en occuper lui conféraient un rôle d'intermédiaire et suffisaient à le justifier : il était l'homme qui savait les plus belles histoires et qui, au lieu de les conter oralement, les couchait par écrit; il inventait peu, il fignolait, il était l'historien de l'imaginaire. Quand il s'est mis à forger lui-même les fictions qu'il publiait, il s'est vu; il a découvert à la fois sa solitude presque coupable et la gratuité injustifiable, la subjectivité de la création littéraire. Pour les masquer aux yeux de tous et à ses propres yeux, pour fonder son droit d'écrire, il a voulu donner à ses inventions les apparences du vrai. Faute de pouvoir garder à ses récits l'opacité presque matérielle qui les caractérisait quand ils émanaient de l'imagination collective, il a feint tout au moins qu'ils ne vinssent pas de lui et il a tenu à les donner comme des souvenirs. Pour cela, il s'est fait représenter dans ses ouvrages par un narrateur de tradition orale, en même temps qu'il y introduisait un auditoire fictif qui représentait son public réel. Tels ces personnages du Décaméron, que leur exil temporaire rapproche curieusement de la condition des clercs et qui tiennent tour à tour le rôle de narrateurs, d'auditeurs, de critiques. Ainsi, après le temps du réalisme objectif et métaphysique où les mots du récit étaient pris pour les choses mêmes qu'ils nommaient et où sa substance était l'univers, vient celui de l'idéalisme littéraire où le mot n'a d'existence que dans une bouche ou sous une plume et renvoie par essence à un parleur dont il atteste la présence, où la substance du récit est la subjectivité qui perçoit et pense l'univers, et où le romancier, au lieu de mettre le lecteur directement en contact avec l'objet, est devenu conscient de son rôle de médiateur et incarne la médiation dans un récitant fictif. Dès lors l'histoire qu'on livre au public a pour caractère principal d'être déjà pensée, c'est-à-dire classée, ordonnée, émondée, clarifiée, ou plutôt de ne se livrer qu'à travers les pensées qu'on forme rétrospectivement sur elle. C'est pourquoi, alors que le temps de l'épopée, qui est d'origine collective, est fréquemment le présent, celui du roman est presque toujours le passé. En passant de Boccace à Cervantès, puis aux romans français du XVIIe et XVIIIe siècle, le procédé se complique et devient à tiroirs, parce que le roman ramasse en route et s'incorpore la satire, la fable et le portrait : le romancier apparaît au premier chapitre, il annonce, il interpelle ses lecteurs, les admoneste, les assure de la vérité de son histoire; c'est ce que je nommerai la subjectivité première; puis, en cours de route, des personnages secondaires interviennent, que le premier narrateur a rencontrés et qui interrompent le cours de l'intrigue pour raconter leurs propres infortunes : ce sont les subjectivités secondaires, soutenues et restituées par la subjectivité première : ainsi certaines histoires sont repensées et intellectualisées au second degré. » (p. 169-172)

« Le narrateur opère sur l'événement humain ce travail que, selon Meyerson, le savant du XIXe siècle a opéré sur le fait scientifique : il réduit le divers à l'identique. Et si, de temps en temps, par malice, il veut garder à son histoire une allure un peu inquiétante, il dose soigneusement l'irréductibilité du changement, comme dans ces nouvelles fantastiques où, derrière l'inexplicable, l'auteur laisse soupçonner tout un ordre causal qui ramènerait la rationalité de l'univers. Ainsi, pour le romancier issu de cette société stabilisée, le changement est un non-être, comme pour Parménide, comme le Mal pour Claudel. » (Il traite ici de la narration chez Maupassant.) (p. 174-175)

« Si nous nous sommes étendus sur le procédé de narration qu'utilise Maupassant, c'est qu'il constitue la technique de base pour tous les romanciers français de sa génération, de la génération immédiatement antérieure et des générations suivantes. » (p. 176)

« En ce sens, on peut dire que la plupart des romans français, sous la Troisième République, prétendent, quel que soit l'âge de leur auteur réel et d'autant plus vivement que cet âge est plus tendre, à l'honneur d'avoir été écrits par des quinquagénaires.
Pendant toute cette période, qui s'étend sur plusieurs générations, l'anecdote est racontée du point de vue de l'absolu, c'est-à-dire de l'ordre; c'est un changement local dans un système en repos; ni l'auteur ni le lecteur ne courent de risques, aucune surprise à craindre : l'événement est passé, catalogué, compris. Dans une société stabilisée, qui n'a pas encore conscience des dangers qui la menacent, qui dispose d'une morale, d'une échelle des valeurs et d'un système d'explications pour intégrer ses changements locaux, qui s'est persuadée qu'elle est au-delà de l'Historicité et qu'il n'arrivera plus jamais rien d'important, dans une France bourgeoise, cultivée jusqu'au dernier arpent, découpée en damier par des murs séculaires, figée dans ses méthodes industrielles, sommeillant dans la gloire de sa révolution, aucune autre technique romanesque ne peut être concevable; les procédés nouveaux qu'on a tenté d'acclimater n'ont eu qu'un succès de curiosité ou sont demeurés sans lendemain : ils n'étaient réclamés ni par les auteurs ni par les lecteurs ni par la structure de la collectivité ni par ses mythes. » (p. 178-179)

« D'abord, c'est un signe de faiblesse que de demander secours à un art voisin : preuve qu'on manque de ressources dans le domaine même de l'art qu'on pratique. »  (p. 199)

« Plus sérieuse fut la tentative pour introduire en France le monologue intérieur de Schnitzler (je ne parle pas de celui de Joyce qui a des principes métaphysiques tout différents. Larbaud qui se réclame, je le sais, de Joyce, me paraît s'inspirer surtout de Les Lauriers sont coupés et de Mademoiselle Else). Il s'agit, en somme, de pousser jusqu'au bout l'hypothèse d'une subjectivité première et de passer au réalisme en menant jusqu'à l'absolu l'idéalisme.
La réalité qu'on montre sans intermédiaire au lecteur ce n'est plus la chose elle-même, arbre ou cendrier, mais la conscience qui voit la chose; le “réel” n'est plus qu'une représentation, mais la représentation devient une réalité absolue puisqu'on nous la livre comme donnée immédiate. L'inconvénient de ce procédé c'est qu'il manque par là l'univers intermonadique, c'est en outre qu'il dilue l'événement et l'action dans la perception de l'un et de l'autre. Or la caractéristique commune du fait et de l'acte, c'est qu'ils échappent à la représentation subjective : elle en saisit les résultats mais non le mouvement vivant. Enfin ce n'est pas sans quelque truquage qu'on peut réduire le fleuve de la conscience à une succession de mots, même déformés. » (p. 199-200)

« Il va de soi que le romancier continue, aujourd'hui, à écrire au passé. Ce n'est pas en changeant le temps du verbe mais en bouleversant les techniques du récit qu'on parviendra à rendre le lecteur contemporain de l'histoire. » (p. 201)
 

« Situation de l'écrivain en 1947 » :


« Si l'on voulait, en effet, faire un tableau de la littérature contemporaine, il ne serait pas mauvais de distinguer trois générations. La première est celle des auteurs qui ont commencé de produire avant la guerre de 1914. Ils ont achevé leur carrière aujourd'hui et les livres qu'ils écriront encore, fussent-ils des chefs-d'oeuvre, ne pourront guère ajouter à leur gloire; mais ils vivent encore, ils pensent, ils jugent, et leur présence détermine des courants littéraires mineurs dont il faut tenir compte. Pour l'essentiel, ils me paraissent avoir réalisé en leur personne et par leurs oeuvres l'ébauche d'une réconciliation entre la littérature et le public bourgeois. Il faut noter d'abord qu'ils ont, pour la plupart, tiré le plus clair de leurs ressources de tout autre chose que de la vente de leurs écrits. Gide et Mauriac ont des terres, Proust était rentier, Maurois est originaire d'une famille d'industriels; d'autres sont venus à la littérature par les professions libérales : Duhamel était médecin, Romains, universitaire, Claudel et Giraudoux sont de la carrière. » (p. 210-211)

« Je nommerai l'ensemble de ces oeuvres une littérature d'alibi. Elle a supplanté rapidement celle des écrivains à gages : dès avant la première guerre les classes dirigeantes avaient besoin d'alibis plus que d'encens. Le merveilleux de Fournier était un alibi : toute une lignée de féeries bourgeoises est sortie de lui; en chaque cas il s'agissait de conduire par approximations chaque lecteur jusqu'à ce point obscur de l'âme la plus bourgeoise, où tous les rêves se rejoignent et se fondent en un désir désespéré d'impossible, où tous les événements de l'existence la plus quotidienne sont vécus comme des symboles, où le réel est dévoré par l'imaginaire, où l'homme entier n'est plus qu'une divine absence. On s'est étonné parfois qu'Arland fût à la fois l'auteur de Terres étrangères et de l'Ordre; mais c'est à tort : l'insatisfaction si noble de ses premiers héros n'a de sens que si on l'éprouve au sein d'un ordre rigoureux; il ne s'agit point de se révolter contre le mariage, les métiers, les disciplines sociales, mais de les dépasser finement par une nostalgie que rien ne peut assouvir parce qu'elle n'est au fond désir de rien. Ainsi l'ordre n'est là que pour qu'on le transcende, mais il faut qu'il soit là; le voilà justifié et solidement établi : il vaut certainement mieux le contester par une rêveuse mélancolie que le renverser par les armes. J'en dirai autant de l'inquiétude gidienne, qui devint plus tard le désarroi, du péché mauriacien, place vide de Dieu : il s'agit toujours de mettre la vie quotidienne entre parenthèses et de la vivre minutieusement mais sans s'y salir les doigts; il s'agit toujours de prouver que l'homme vaut mieux que sa vie, que l'amour c'est beaucoup plus que l'amour et le bourgeois beaucoup plus que le bourgeois. Certes chez les plus grands, il y a bien autre chose. Chez Gide, chez Claudel, chez Proust, on trouve une expérience d'homme, mille chemins. Mais je n'ai pas voulu faire le tableau d'une époque : il s'agissait de montrer un climat et d'isoler un mythe. » (p. 217-219)

« La deuxième génération vient à l'âge d'homme après 1918 […]. Il faut seulement noter que la plus magnifique de ses fusées, le surréalisme, renoue avec les traditions destructrices de l'écrivain-consommateur. Ces jeunes bourgeois turbulents veulent ruiner la culture parce qu'on les a cultivés, leur ennemi principal demeure le philistin de Heine, le Prudhomme de Monnier, le bourgeois de Flaubert, bref leur papa. Mais les violences des années précédents les ont portés au radicalisme. » (p. 219-220)

« J'entends bien que le surréalisme avec son aspect ambigu de chapelle littéraire, de collège spirituel, d'église et de société secrète n'est qu'un des produits de l'après-guerre. Il faudrait parler de Morand, de Drieu de la Rochelle, de tant d'autres. Mais si les oeuvres de Breton, de Péret, de Desnos, nous ont paru les plus représentatives, c'est que toutes les autres contiennent implicitement les mêmes traits. Morand est le consommateur type, le voyageur, le passant. » (p. 235)

« Reste donc la troisième génération, la nôtre, qui a commencé d'écrire après la défaite ou peu avant la guerre. » (p. 247)

« Au reste la littérature de l'entre-deux-guerres se survit péniblement : les gloses sur l'impossible de Georges Bataille ne valent pas le moindre trait surréaliste, sa théorie de la dépense est un écho affaibli des grandes fêtes passées; le lettrisme est un produit de remplacement, une imitation plate et consciencieuse de l'exubérance dadaïste. Mais le coeur n'y est plus, on sent l'application, la hâte de parvenir; ni André Dhotel ni Marius Groult ne valent Alain Fournier; beaucoup d'anciens surréalistes sont entrés au P. C. comme ces saint-simoniens qu'on retrouvait vers 1880 dans les conseils d'administration de la grande industrie; ni Cocteau, ni Mauriac, ni Green, n'ont de challengers; Giraudoux en a trouvé cent, mais tous médiocres; la plupart des radicaux se sont tus. C'est que le décalage s'est accusé, non pas entre l'auteur et son public – ce qui serait, après tout, dans la grande tradition littéraire du XIXe siècle – mais entre le mythe littéraire et la réalité historique.
Ce décalage, nous l'avons senti bien avant de publier nos premiers livres, dès 1930. C'est vers cette époque que la plupart des Français ont découvert avec stupeur leur historicité. » (p. 255-256)

« Brutalement réintégrés dans l'histoire, nous étions acculés à faire une littérature de l'historicité. » (p. 260)

« […] nous avons une tâche, pour laquelle peut-être, nous ne serons pas assez forts (ce n'est pas la première fois qu'une époque, faute de talent, a manqué son art et sa philosophie), c'est de créer une littérature qui rejoigne et réconcilie l'absolu métaphysique et la relativité du fait historique et que je nommerai, faute de mieux, la littérature des grandes circonstances. » (p. 269)

« On peut à la rigueur attaquer ces problèmes dans l'abstrait par la réflexion philosophique. Mais nous, qui voulons les vivre, c'est-à-dire soutenir nos pensées par ces expériences fictives et concrètes que sont les romans, nous disposions, au départ, de la technique que j'ai analysée plus haut et dont les fins sont rigoureusement opposées à nos desseins. Spécialement mis au point pour relater les événements d'une vie individuelle au sein d'uns société stabilisée, elle permettait d'enregistrer, de décrire et d'expliquer les fléchissements, les vections, les involutions, la lente désorganisation d'un système particulier au milieu d'un univers en repos; or dès 1940, nous étions au centre d'un cyclone; si nous voulions nous y orienter, nous nous trouvions tout à coup aux prises avec un problème d'un ordre de complexité plus élevé, exactement comme l'équation du second degré est plus complexe que celle du premier. Il s'agissait de décrire les relations de différents systèmes partiels avec le système total qui les contient, lorsque les uns comme l'autre sont en mouvement et que les mouvements se conditionnent réciproquement. Dans le monde stable du roman français d'avant-guerre, l'auteur, placé en un point gamma qui figurait le repos absolu, disposait de repères fixes pour déterminer les mouvements de ses personnages. Mais nous, embarqués sur un système en pleine évolution, nous ne pouvions connaître que des mouvements relatifs; au lieu que nos prédécesseurs croyaient se tenir en dehors de l'histoire et s'étaient élevés d'un coup d'aile à des cimes d'où ils jugeaient les coups en vérité, les circonstances nous avaient replongés dans notre temps : comment donc eussions-nous pu le voir d'ensemble, puisque nous étions dedans? Puisque nous sommes situés, les seuls romans que nous pussions songer à écrire étaient des romans de situation, sans narrateurs internes ni témoins tout-connaissants; bref il nous fallait, si nous voulions rendre compte de notre époque, faire passer la technique romanesque de la mécanique newtonienne à la relativité généralisée, peupler nos livres de consciences à demi lucides et à demi obscures, dont nous considérerions peut-être les unes ou les autres avec plus de sympathie, mais dont aucune n'aurait sur l'événement ni sur soi de point de vue privilégié, présenter des créatures dont la réalité serait le tissu embrouillé et contradictoire des appréciations que chacune porterait sur toutes – y compris sur elle-même – et toutes sur chacune et qui ne pourraient jamais décider du dedans si les changements de leurs destins venaient de leurs efforts, de leurs fautes ou du corps de l'univers; il nous fallait laisser partout des doutes, des attentes, de l'inachevé et réduire le lecteur à faire lui-même des conjectures, en lui inspirant le sentiment que ses vues sur l'intrigue et les personnages n'étaient qu'une opinion parmi beaucoup d'autres, sans jamais le guider ni lui laisser deviner notre sentiment. » (p. 269-272)

« Les romans de nos aînés racontaient l'événement au passé, la succession chronologique laissait entrevoir les relations logiques et universelles, les vérités éternelles; le plus petit changement était déjà compris, on nous livrait du vécu déjà repensé. Peut-être cette technique, dans deux siècles, conviendra-t-elle à un auteur qui aura décidé d'écrire un roman historique sur la guerre de 1940. Mais nous, si nous venions à méditer sur nos écrits futurs, nous nous persuadions qu'aucun art ne saurait être vraiment nôtre si ne rendait à l'événement sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité, au temps son cours, au monde son opacité menaçante et somptueuse, à l'homme sa longue patience; nous ne voulions pas délecter notre public de sa supériorité sur un monde mort et nous souhaitions le prendre à la gorge : que chaque personnage soit un piège, que le lecteur y soit attrapé et qu'il soit jeté d'une conscience dans une autre, comme d'un univers absolu et irrémédiable dans un autre univers pareillement absolu, qu'il soit incertain de l'incertitude même des héros, inquiet de leur inquiétude, débordé par leur présent, pliant sous le poids de leur avenir, investi par leurs perceptions et par leurs sentiments comme par de hautes falaises insurmontables, qu'il sente enfin que chacune de leurs humeurs, que chaque mouvement de leur esprit enferment l'humanité entière et sont, en leur temps et en leur lieu, au sein de l'histoire et malgré l'escamotage perpétuel du présent par l'avenir, une descente sans recours vers le Mal ou une montée vers le Bien qu'aucun futur ne pourra contester. » (p. 273-274)

« Ces fastidieuses descriptions du siècle dernier sont un refus d'utilisation : on ne touche pas à l'univers, on le gobe tout cru, par les yeux; l'écrivain, par opposition à l'idéologie bourgeoise, choisit pour nous parler des choses la minute privilégiée où tous les rapports concrets sont rompus, qui l'unissaient à elles, sauf le fil tenu du regard, et où elles se défont doucement sous sa vue, gerbes dénouées de sensations exquises. » (p. 285)

« Après lui [Saint-Exupéry], après Hemingway, comment pourrions-nous songer à décrire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densité d'être se mesurera pour le lecteur à la multiplicité des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. Faites gravir la montagne par le contrebandier, par le douanier, par le partisan, faites-la survoler par l'aviateur, et la montagne surgira tout à coup de ces actions connexes, sautera hors de votre livre, comme un diable de sa boîte. » (p. 287)

« […] la génération qui nous suit semble hésitante, beaucoup de ses romans sont des fêtes tristes et volées, pareilles à ces surprises-parties de l'occupation, où les jeunes gens dansaient entre deux alertes, en buvant du vin de l'Hérault, au son des disques de l'avant-guerre. » (p. 288)

« Rappelons-nous que l'homme qui lit se dépouille en quelque sorte de sa personnalité empirique, échappe à ses ressentiments, à ses peurs, à ses convoitises pour se mettre au plus haut de sa liberté; cette liberté prend l'ouvrage littéraire pour fin absolue et, à travers lui l'humanité : elle se constitue en exigence inconditionnée par rapport à elle-même, à l'auteur et aux lecteurs possibles : elle peut donc s'identifier à la bonne volonté kantienne, qui en toute circonstance, traite l'homme comme une fin et non comme un moyen. Ainsi le lecteur, par ses exigences mêmes, accède à ce concert des bonnes volontés que Kant a nommé Cité des Fins et que, en chaque point de la terre, à chaque instant, des milliers de lecteurs qui s'ignorent contribuent à maintenir. Mais pour que ce concert idéal devînt une société concrète, il faudrait qu'il remplît deux conditions : la première, que les lecteurs remplacent la connaissance de principe qu'ils ont les uns des autres en tant qu'ils sont tous des exemplaires singuliers de l'humanité, par une intuition ou tout au moins par un pressentiment de leur présence charnelle au milieu de ce monde-ci; la seconde, que ces bonnes volontés abstraites au lieu de rester solitaires et de jeter dans le vide des appels qui ne touchent personne à propos de la condition humaine en général établissent entre elles des relations réelles à l'occasion d'événements vrais ou, en d'autres termes, que ces bonnes volontés intemporelles, s'historialisent en conservant leur pureté et qu'elles transforment leurs exigences formelles en revendications matérielles et datées. Faute de quoi, la cité des fins ne dure pour chacun de nous que le temps de notre lecture; en passant de la vie imaginaire à la vie réelle, nous oublions cette communauté abstraite, implicite et qui ne repose sur rien. De là proviennent ce que je nommerais les deux mystifications essentielles de la lecture. » (p. 325-326)

« Et comme nos personnages n'en ont pas encore la jouissance, s'ils sont de notre temps, sachons du moins montrer ce qu'il leur en coûte de ne pas la posséder. Il ne suffit plus de dénoncer en beau style les abus et les injustices, ni de faire une psychologie brillante et négative de la classe bourgeoise, ni même de mettre notre plume au service des partis sociaux : pour sauver la littérature, il faut prendre position dans notre littérature, parce que la littérature est par essence prise de position. » (p. 334)

« “Sartoris” par W. Faulkner », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« La volubilité de Faulkner, son style abstrait, superbe, anthropomorphique de prédicateur : encore des trompe-l'oeil. Le style empâte les gestes quotidiens, les alourdit, les accable d'une magnificence d'épopée et les fait couler à pic, comme des chiens de plomb. »  (p. 9)

« Donc, voilà l'homme qu'il nous présente, et qu'il veut nous faire adopter : c'est un Introuvable; on ne peut le saisir ni par ses gestes, qui sont une façade, ni par ses histoires, qui sont fausses, ni par ses actes, fulgurations indescriptibles. Et pourtant, par-delà les conduites et les mots, par-delà la conscience vide, l'homme existe, nous pressentons un drame véritable, une sorte de caractère intelligible qui explique tout. »  (p. 11)
« À propos de John Dos Passos et de “1919” », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« Un roman, c'est un miroir : tout le monde le dit. Mais qu'est-ce que lire un roman? Je crois que c'est sauter dans le miroir. Tout d'un coup on se trouve de l'autre côté de la glace au milieu de gens et d'objets qui ont l'air familiers. Mais c'est tout juste un air qu'ils ont, en fait nous ne les avions jamais vus. Et les choses de notre monde, à leur tour, sont dehors et deviennent des reflets. Vous fermez le livre, vous enjambez le rebord de la glace et rentrez dans cet honnête monde-ci, et vous retrouvez des immeubles, des jardins, des gens qui n'ont rien à vous dire; le miroir qui s'est reformé derrière vous les reflète paisiblement. Après quoi vous jugeriez que l'art est un reflet; les plus malins iront jusqu'à parler de glaces déformantes. Cette illusion absurde et obstinée, Dos Passos l'utilise très consciemment pour nous pousser à la révolte. » (p. 14)

« On vit dans le temps, on compte dans le temps. Le roman se déroule au présent, comme la vie. Le parfait n'est romanesque qu'en apparence; il faut le tenir pour un présent avec recul esthétique, pour un artifice de mise en scène. Dans le roman les jeux ne sont pas faits, car l'homme romanesque est libre. Ils se font sous nos yeux ; notre impatience, notre ignorance, notre attente sont les mêmes que celles du héros. Le récit, au contraire, Fernandez a montré qu'il se fait au passé. […] Le temps de Dos Passos est sa création propre : ni roman, ni récit. Ou plutôt, c'est le temps de l'Histoire. » (p. 15-16)

« Dans la société capitaliste, les hommes n'ont pas de vies, ils n'ont que des destins : cela, il ne le dit nulle part, mais partout il le fait sentir; il insiste discrètement, prudemment, jusqu'à nous donner un désir de briser nos destins. Nous voici des révoltés; son but est atteint. » (p. 18-19)

« Raconter le présent au passé, c'est user d'un artifice, créer un monde étrange et beau, figé comme un de ces masques de mardi gras qui deviennent effrayants quand de vrais hommes vivants les portent sur leurs visages. » (p. 19)

« Le monde de Dos Passos est impossible – comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal, - parce qu'il est contradictoire. Mais c'est pour cela qu'il est beau : la beauté est une contradiction voilée. Je tiens Dos Passos pour le grand écrivain de notre temps. » (p. 24)
« “La Conspiration” par Paul Nizan », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« Je ne pense pas que Nizan ait voulu écrire un roman. Ses jeunes gens ne sont pas romanesques : ils agissent peu, se différencient mal les uns des autres; par moments ils ne paraissent qu'une expression, parmi tant d'autres, de leur famille et de leur classe; à d'autres moments, ils sont le fil ténu qui rattache quelques événements. Mais c'est à dessein : pour Nizan, ils ne méritent pas davantage; plus tard, il en fera des hommes. Un communiste peut-il écrire un roman? Je n'en suis pas persuadé : il n'a pas le droit de se faire le complice de ses personnages. Mais il suffit, pour trouver ce livre fort et beau, qu'on y rencontre à chaque page l'obsédante évocation de cet âge malheureux et coupable; il suffit qu'il soit un témoignage dur et vrai à l'heure où les « Jeunes » se groupent et se congratulent, où le jeune homme se croit des droits parce qu'il est jeune, comme le contribuable parce qu'il paie ses impôts ou le père de famille parce qu'il a des enfants. On aime à retrouver, derrière ces héros dérisoires, la personnalité amère et sombre de Nizan, l'homme qui ne pardonne pas à sa jeunesse, et son beau style, sec et négligent, ses longues phrases cartésiennes, qui tombent en leur milieu, comme si elles ne pouvaient plus se soutenir, et rebondissent tout à coup pour finir dans les airs; et ces emportements oratoires qui tournent soudain court et font place à une sentence brève et glaciale; non pas un style de romancier, sournois et caché : un style de combat, une arme. » (p. 28)
« M. François Mauriac et la liberté », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« Car un livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles sèches, ou alors une grande forme en mouvement : la lecture. Ce mouvement, le romancier le capte, le guide, l'infléchit, il en fait la substance de ses personnages; un roman, suite de lectures, de petites vies parasitaires dont chacune ne dure guère plus qu'une danse, se gonfle et se nourrit avec le temps de ses lecteurs. » (p. 33)

« Voulez-vous que vos personnages vivent? Faites qu'ils soient libres. Il ne s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer (dans un roman les meilleurs analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles. » (p. 34)

« L'idée de destinée est poétique et contemplative. Mais le roman est action et le romancier n'a pas le droit d'abandonner le terrain de la bataille et de s'installer commodément sur un tertre pour juger les coups et rêver à la Fortune des Armes. » (p. 38)

« En tout cas, l'introduction de la vérité absolue, ou point de vue de Dieu, dans un roman est une double erreur technique : tout d'abord elle suppose un récitant soustrait à l'action et purement contemplatif, ce qui ne saurait convenir avec cette loi esthétique formulée par Valéry, selon laquelle un élément quelconque d'une oeuvre d'art doit toujours entretenir une pluralité de rapports avec les autres éléments. En second lieu, l'absolu est intemporel. Si vous portez le récit à l'absolu, le ruban de la durée se casse net; le roman s'évanouit sous vos yeux : il n'en demeure qu'une languissante vérité sub specie aeternitatis. » (p. 43)

« […] les êtres romanesques ont leurs lois, dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice, mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans. Faute d'avoir pris garde à ses lois, M. Mauriac assassine la conscience des personnages. » (p. 44)

« Il [Mauriac] a voulu ignorer, comme font du reste la plupart de nos auteurs, que la théorie de la relativité s'applique intégralement à l'univers romanesque, que dans un vrai roman, pas plus que dans le monde d'Einstein, il n'y a de place pour un observateur privilégié, et que dans un système romanesque, pas plus que dans un système physique, il n'existe d'expérience permettant de déceler si ce système est en mouvement ou en repos. » (p. 52)
« À propos de “Le Bruit et la fureur” la temporalité chez Faulkner », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« Ce qui se découvre alors, c'est le présent. Non pas la limite idéale dont la place est sagement marquée entre le passé et l'avenir : le présent de Faulkner est catastrophique par essence; c'est l'événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable – qui vient sur nous et disparaît. » (p. 66)

« À dire vrai, la technique romanesque de Proust aurait dû être celle de Faulkner, c'était l'aboutissement logique de sa métaphysique. Seulement Faulkner est un homme perdu et c'est parce qu'il se sent perdu qu'il risque, qu'il va jusqu'au bout de sa pensée. Proust est un classique et un Français : les Français se perdent à la petite semaine et ils finissent toujours par se retrouver. L'éloquence, le goût des idées claires, l'intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie.
Il faut chercher la raison profonde de ce rapprochement littéraire très général : la plupart des grands auteurs contemporains, Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf, chacun à sa manière, ont tenté de mutiler le temps. » (p. 71)
« Explication de “L'Étranger” », dans Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947.
« Et comment classer cet ouvrage sec et net, si composé sous son apparent désordre, si “humain”, si peu secret dès qu'on en possède la clé? Nous ne saurions l'appeler récit : le récit explique et coordonne en même temps qu'il retrace, il substitue l'ordre causal à l'enchaînement chronologique. M. Camus le nomme “roman”. Pourtant le roman exige une durée continue, un devenir, la présence manifeste de l'irréversibilité du temps. Ce n'est pas sans hésitation que je donnerais ce nom à cette succession de présents inertes qui laisse entrevoir par-en dessous l'économie mécanique d'une pièce montée. Ou alors ce serait, à la manière de Zadig et de Candide, un court roman de moraliste, avec une discrète pointe de satire et des portraits ironiques, qui, malgré l'apport des existentialistes allemands et des romanciers américains, reste très proche, au fond, d'un conte de Voltaire. » (p. 112)
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