La lutte pour la reconnaissance de la vieillesse: Un regard critique sur l'estime sociale des aînés

Par: Mario Paris, Suzanne Garon, et Marie Beaulieu

McGill Sociological Review, Volume 3, February 2013, pp. 5-17.

 

Résumé

Le constat est clair : les sociétés vieillissent. Par contre, ce qui est moins clair, c’est la place que nous reconnaissons aux aînés dans la société québécoise. Le but de cet article est de faire ressortir certaines pathologies sociales liées à la vieillesse d’aujourd’hui. Pour ce faire, nous adoptons une approche herméneutique à partir des travaux d’Axel Honneth sur la lutte pour la reconnaissance. La valorisation des aînés à partir d’un vieillissement réussi et productif nous amène à réfléchir sur la nature de la reconnaissance sociale de la vieillesse. En effet, une telle représentation est imprégnée d’éléments idéologiques et n’échappe pas à certaines dérives, particulièrement à l’invisibilité de la vieillesse.

Abstract

The picture is clear: societies are getting older. However, what is less clear is the place that we recognize for the elderly in Quebec society. The aim of our article is to highlight some social pathologies associated with old age today. For this purpose, we adopt a hermeneutic approach based on the work of Axel Honneth on the struggle for recognition. The appreciation of the elderly from a successful and productive aging standpoint leads us to reflect on the nature of social recognition toward aging. Indeed, such a representation is imbued with ideological elements and is not immune to certain excesses, particularly the invisibility of old age.

 

 

En 2006, le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus au Québec s’élevait à près de 1,1 million de personnes, soit 14,3 % de la population (ISQ 2009a); un sommet dans l’histoire québécoise. Les records continueront de s’accumuler puisque, selon les prévisions démographiques, la proportion des aînés en 2051 serait de près d’une personne sur trois (ISQ 2009b). En raison de la grande divulgation de telles données statistiques, il n’est pas étonnant de voir que le vieillissement de la population, pour ne pas dire des populations étant donné la mondialisation du phénomène [Note 1], est de plus en plus présent à l’esprit. Relayées par les médias traditionnels (journaux, télévisions, etc.), les organisations supranationales (OCDE, OMS, FMI, etc.) font état du constat : les sociétés vieillissent. L’ONU va même jusqu’à affirmer que le vieillissement des populations « [...] is unprecedented, a process without parallel in the history of humanity » (ONU 2009:viii).

La dimension démographique cache néanmoins une autre réalité: le vieillissement, tout comme la vieillesse, est un phénomène pluriel, et cela, tant d’un point de vue social qu’individuel (Charpentier et al. 2010). Il est donc primordial que les chercheurs et, dans une plus large mesure, les décideurs publics, accordent plus d’attention, de temps et de ressources à la compréhension de la place qu’accorde la société aux aînés. La société, comme l’affirmait Simone de Beauvoir (1970), « [...] assigne au vieillard sa place et son rôle, […] [c’est-à-dire] l’individu est conditionné par l’attitude pratique et idéologique à son égard » (p. 20). Les sciences anthropologiques (Arcand 1982) et historiques (Thane 2005) l’ont souvent illustré, si bien que nous pouvons dire, pour paraphraser Minois (1987), que chaque société a les aînés qu’elle mérite. Une question se pose donc, à savoir quelle place nous reconnaissons aux aînés dans la société québécoise?

Afin de répondre à cette question, nous adoptons une posture herméneutique (Bauman 2010), c’est-à-dire que nous tentons de comprendre le sens et la signification du vieillissement de la population. Plus encore, nous interprétons le vieillissement et la vieillesse à partir des travaux d’Axel Honneth (2002; 2006) sur la lutte pour la reconnaissance. Nous poussons ensuite un peu plus loin notre réflexion sur certaines dérives menaçant une réelle forme de reconnaissance, en particulier l’idéologie et l’invisibilité.

Propositions théoriques d’Axel Honneth

La réflexion au sujet de la reconnaissance préfigure comme une nouvelle manière d’envisager les rapports sociaux contemporains. Il n’est plus seulement possible d’expliquer la vie sociale en matière de conflits, de domination, de matérialité ou de classes sociales (Caillé 2007; Dubet 2007), car elle se situe aujourd’hui « […] dans le registre de l’être, de l’identité et de la subjectivité » (Caillé 2007:5). Ce constat peut aisément s’appliquer à l’étude du vieillissement, car la majorité de la recherche gérontologique actuelle appréhende le vieillissement et la vieillesse à partir de l’individu, de sa particularité et de sa singularité (Hagestad et Dannefer 2001). Nous croyons que le fait de repenser nos rapports sociaux en tenant compte du concept de reconnaissance rend possible une autre lecture du vieillissement de la population et de la vieillesse.

La lutte pour la reconnaissance se penche sur les conditions de réalisation individuelle dans les sociétés modernes qui sont portées par les interactions interindividuelles et les institutions sociales (Fischbach 2008). La reconnaissance sociale des individus leur permet de faire l’expérience d’une dignité personnelle et d’une intégrité sociale. À travers son ouvrage « Kampf um Anerkennung », le philosophe Axel Honneth (1992; 2002) développe à l’aide de Hegel (1999; 2002) et de Mead (1934) trois formes de reconnaissance enracinées dans trois formes de rapport à soi : la confiance, le respect et l’estime. La figure 1 [Note 2] nous rappelle les dimensions principales de la perspective de la reconnaissance avancée par Honneth.

Figure 1. Structure des relations de reconnaissance sociale chez Axel Honneth

Relation primaire

(amour, amitié)

Relation juridique

(droit)

Communauté de valeurs

(solidarité)

Mode de reconnaissance Sollicitude personnelle Considération cognitive Estime sociale
Dimension personnelle Affects et besoins Responsabilité morale Capacités et qualités
Relation pratique à soi Confiance en soi Respect de soi Estime de soi
Forme de mépris Sévices et violences Privation de droits/exclusion Humiliation et offense
Forme d'identité menacée Intégrité physique Intégrité sociale «Honneur», dignité

(Honneth, 2002, p.159)

La figure 1 montre qu’aux côtés des formes de reconnaissance se retrouvent des formes de mépris, c’est-à-dire diverses absences de reconnaissance. Honneth (2002) considère l’absence de reconnaissance comme étant « […] l’expérience de l’abaissement et de l’humiliation sociale [qui] menace les êtres humains dans leur identité […] » (p. 165). Voyons de plus près les trois formes de rapport à soi enracinées dans la dynamique des relations intersubjectives.

L’amour ou les liens affectifs

L’individu, dès sa naissance, interagit avec autrui. C’est à partir du sentiment d’amour, particulièrement celui développé entre la mère et le nourrisson, qu’apparaît le premier degré de confiance réciproque (Honneth 2002). La sollicitude personnelle comprise au sein de cette relation intersubjective rend possible la conscience de soi-même. Rejoignant une conception hégélienne, cette expérience de réciprocité signifiée par l’amour est tant un processus d’affranchissement qu’une liaison émotive pour l’individu. L’amour suppose donc un équilibre précaire entre l’autonomie de l’individu face à autrui (individuation) et la dépendance à autrui (affection). Cette forme de reconnaissance ne se limite pas seulement aux expériences amoureuses, mais renvoie à « […] toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes » (Honneth 2002:117). À certains égards, ces relations primaires constituent un fondement aux interactions constitutives ultérieures :

L’expérience intersubjective de l’amour ouvre l’individu à cette strate fondamentale de sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver, mais aussi de manifester tranquillement ses besoins et ses sentiments, assurant ainsi la condition psychique du développement de toutes les autres attitudes de respect de soi (Honneth 2002:131).

De par cette forme de reconnaissance sont reconnus les éléments les plus intimes de l’individu, c’est-à-dire les besoins affectifs élémentaires. Cette reconnaissance de l’affect permet de développer chez l’individu une sécurité émotionnelle singulière et fondamentale que Honneth nomme la confiance en soi. Elle ouvre « […] la voie à un mode de relation à soi dans lequel chacun des sujets acquiert une confiance élémentaire en lui-même […] » (Honneth 2002:131). Sous cette forme, l’absence de reconnaissance s’accompagne de sévices et de violences dirigées vers l’intégrité physique et psychologique de l’individu.

Le droit ou la reconnaissance juridique

La reconnaissance n’est pas juste une expérience subjective; elle est aussi tributaire du système de normes et de valeurs environnant l’individu. La reconnaissance et le respect de l’individu en tant que membre de la société impliquent une responsabilité morale de chacun exprimée à travers le droit et le système juridique. À partir de la lecture de Marshall (1963), Honneth dresse une histoire du cheminement des droits civils au 18e siècle, jusqu’aux droits sociaux au 20e siècle, en passant par les droits politiques au 19e siècle. Cette taxinomie schématique démontre que l’évolution des droits vise une meilleure intégration de l’individu dans la sphère publique. Avec la modernité, la reconnaissance juridique s’inscrit dans l’État de droit, dans un rapport universel de la reconnaissance interindividuelle : « Le système juridique doit désormais pouvoir être compris comme l’expression des intérêts universalisables de tous les membres de la société […] » (Honneth 2002:134). Cette reconnaissance est fondamentale, et pour cause :

Avoir des droits, cela nous permet de "garder la tête haute", de regarder les autres dans les yeux et de nous sentir fondamentalement l’égal à tous. Se considérer comme détenteur de droits, c’est développer un sentiment de fierté légitime sans lequel on ne serait pas digne de l’amour et de l’estime d’autrui […] (Honneth 2002:146).

La relation pratique à soi dont il est question ici n’est rien d'autre que le respect de soi. Il permet à l’individu de se poser soi-même à la fois comme un être singulier et un être universalisé. La privatisation des droits et par le fait même l’exclusion sociale constituent les formes les plus communes de mépris et d’absence de reconnaissance (Honneth 2008). Ainsi, un individu où la structure sociale n’envisage pas à reconnaître ses droits, c’est-à-dire à le reconnaître comme un membre à part entière, fait expérience d’une humiliation sociale et morale.

L’estime sociale, ou l’adhésion à des valeurs communes

Dans les traces de Hegel, Honneth (2002) développe une troisième forme de reconnaissance, car

[…] pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets humains n’ont pas seulement besoin de faire l’expérience d’un attachement d’ordre affectif et d’une reconnaissance juridique, ils doivent aussi jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes (P. 147).

Pour ce faire, la vie sociale doit être envisagée comme une communauté de valeurs, c’est-à-dire comme un univers de partage de valeurs communes à partir duquel chacun peut apprécier à la fois ses qualités et celles des autres.

Cette forme de reconnaissance est la condition essentielle pour qu’il y ait émergence de l’estime de soi chez l’individu. L’estime de soi est en partie

[…] conditionnée par des relations d’estime symétrique entre des sujets individualisés (et autonomes); s’estimer, en ce sens, c’est s’envisager réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l’autre un rôle significatif dans la pratique commune (Honneth 2002:157).

Ainsi, une société solidaire et inclusive doit permettre la reconnaissance des qualités et des aptitudes de chacun. À cette fin, il est nécessaire pour l’individu de se juger estimable et cela, à partir d’un groupe social, car « […] l’expérience de la distinction sociale ne se rapporte pour une grande part qu’à l’identité de chaque groupe » (Honneth 2002:155–156). Ce sont les groupes sociaux qui portent les particularités individuelles à l’ensemble de la communauté de valeurs. La dépréciation des qualités et des aptitudes de l’individu par les normes et les valeurs de la communauté entraîne une forme d’humiliation et de mépris, c’est-à-dire qu’il ne peut se rapporter positivement à lui-même (Honneth 2008).

Pathologies sociales de la vieillesse

Nous pourrions nous réjouir, puisque la vieillesse n’a jamais été aussi valorisée qu’elle ne l’est actuellement (Biggs et al. 2006). Les médias québécois peignent de plus en plus une image positive des aînés, dont les voyages, le travail, les loisirs, la grand-parentalité et la vie amoureuse ne sont que quelques aspects de cette réussite qui caractérise la vieillesse. Cette dernière se discute désormais en termes de réussites et de gains. Il semble loin le temps où Simone de Beauvoir (1970) constatait que « Le vieillard – sauf exception – ne fait plus rien. Il est défini par une exis, non pas par une praxis » (p. 344).

L’émergence d’un discours plus positif, soit la valorisation de la vieillesse, entraîne une forme de reconnaissance sociale des aînés. En guise d’exemple, au courant des années quatre-vingt-dix, les groupes organisés et associatifs d’aînés ont réclamé le respect des droits et de la valorisation de la vieillesse. Au Québec, nous avons vu apparaître durant cette période de nouvelles structures étatiques mettant en valeur les aînés dont le Conseil des aînés (créé en 1992) et les Tables régionales de concertation des aînés (créées en 1999). Les aînés ont donc accédé au pouvoir ou, à tout le moins à ses coulisses, par des structures organisées pour ainsi gagner une certaine place sociale. En mars 2010, par contre, le gouvernement annonça l’abolition de six conseils consultatifs, dont le Conseil des aînés. Un pareil événement nous interpelle, car il y a là possiblement un geste allant à l’encontre de la reconnaissance des aînés, ou il y a peut-être une nouvelle forme de reconnaissance qu’il importe de mieux comprendre.

Malgré le fait que nous vivions dans une culture où la reconnaissance des aînés, et dans une plus large mesure de la vieillesse, semble peu à peu faire partie de la vie quotidienne, certains doutes perdurent concernant la réelle nature de cette reconnaissance. A priori, le concept en lui-même constitue un fourre-tout philosophique et politique dont l’auteur de « Kampf um Anerkennung » nous met en garde (Honneth 2006). Selon nous, la reconnaissance est utilisée aisément pour divers motifs, comme l’assujettissement ou la conformité des individus à un système dominant. 

Afin d’illustrer notre propos sur la vieillesse, nous verrons d’abord la nature idéologique de la reconnaissance en ce qui a trait aux aînés. Enfin, nous expliquerons un enjeu ontologique de taille par rapport à la vieillesse, soit son invisibilité.

Rôle de l’idéologie dans la reconnaissance

Dans son ouvrage la Société du mépris, Honneth (2006) met en lumière le rôle de l’idéologie dans la reconnaissance :

[…] nous vivons dans une culture affirmative dans laquelle la reconnaissance manifestée publiquement présente bien souvent des traits purement rhétoriques et ne possède qu’un caractère succédané. Le fait d’être officiellement couvert d’éloges pour certaines qualités ou certaines compétences semble être devenu un instrument de politique symbolique, dont la fonction sous-jacente est d’intégrer des individus ou des groupes sociaux dans l’ordre social dominant en leur offrant une image positive d’eux-mêmes. Bien loin de contribuer à l’amélioration durable de l’autonomie des membres de notre société, la reconnaissance sociale semble apparemment servir à la production de représentations conformes au système (P. 245).

En ce qui a trait à la vieillesse, nous croyons que les aînés n’échappent pas aux effets de certaines idéologies dominantes dans la gérontologie, de même que dans la société en général, lorsqu’il est question de leur reconnaissance.

Depuis une vingtaine d’années, il s’est produit une transformation dans la façon de se représenter la vieillesse dans la gérontologie (Biggs et al. 2006). Désormais, le discours entourant la dernière période de la vie est teinté par la santé, la mise en forme physique, la productivité, l’employabilité, et plus encore. Ce n’est cependant pas un hasard si le visage de la vieillesse s’est ainsi transformé (Estes 2001). En effet, au sein de la recherche, le concept de vieillissement réussi est de plus en plus mis en valeur par, entre autres, les travaux de Rowe et Kahn (1999). Ces derniers définissent ce modèle théorique à partir de trois dimensions : 1) un faible risque de maladie ou d’invalidité; 2) une bonne capacité cognitive et physique; et 3) une vie sociale significative. Ce modèle théorique repose sur une approche biomédicale, c’est-à-dire qu’il privilégie une interprétation normative de la vieillesse entre un vieillissement normal et un vieillissement pathologique (Rowe and Kahn 1999). À travers ce continuum, l’aîné devient ainsi un acteur incontournable et responsable dans le succès de sa vieillesse, c’est-à-dire de sa santé. Par ailleurs, le vocabulaire gérontologique s’est élargi à des notions telles que « bien vieillir » ou « vieillir en santé », comme s’il était difficile, voire impossible, de vieillir autrement. 

De plus, dans un certain prolongement du vieillissement réussi a surgi une représentation de la vieillesse tributaire de l’économie (Bass 2000), où la productivité du marché englobe désormais les aînés comme un élément de croissance (par exemple, les nouvelles formes d’habitations privées pour aînés). À la source de cette représentation se trouvent certaines idées néolibérales voulant que l’économie soit la pierre angulaire du développement social et individuel. De cette façon, la promotion d’une représentation positive de la vieillesse repose sur les capacités productives des aînés, notamment le bénévolat et le travail après la retraite, ainsi que leur responsabilisation sociale (Estes, Mahakian, et Weitz 2001). 

Il ne faut pas minimiser l’importance du rôle de l’idéologie dans la reconnaissance de la vieillesse, étant donné qu’elle se retrouve dorénavant au sein des politiques publiques (Biggs et al. 2006). En guise d’exemple, les orientations du Plan d’action international de Madrid sur le vieillissement (ONU 2002) mettent en valeur l’économie et la productivité dans les différentes sphères de la vie sociale :

Les attentes des personnes âgées et les besoins économiques de la société exigent que les personnes âgées soient en mesure de participer à la vie économique, politique, sociale et culturelle de leur société. Les personnes âgées devraient avoir la possibilité de travailler pendant aussi longtemps qu’elles le souhaitent et en sont capables, en exerçant des activités satisfaisantes et productives, et en continuant à avoir accès aux programmes d’éducation et de formation (P. 3).

Des notions telles que la dignité, le respect, l’inclusion sociale et l’épanouissement personnel [Note 3] semblent maintenant portées par le travail, le bénévolat, le soutien ou le loisir. Malgré que plusieurs personnes puissent se réjouir de cette transformation de l’image de la vieillesse, il reste que nous nous interrogeons sur la nature de cette forme de reconnaissance. Autrement dit, que reconnaissons-nous vraiment à travers cette manière d’envisager la vieillesse? Quelle est l’incidence de cette reconnaissance sur la place et les rôles accordés aux aînés?

Plusieurs auteurs (Biggs et al. 2006; Estes 2001; Featherstone et Hepworth 1989) s’accordent pour affirmer que sont reconnus avant tout les éléments normatifs liés à la jeunesse, voire au mieux à l’âge adulte : « Older citizens are encouraged not just to dress “young” and look youthful, but to exercise, have sex, take holidays, socialise in ways indistinguishable from those of their children’s generation » (Blaikie 1999:104). Être énergique, engagé, enthousiaste ou fougueux sont toutes des qualités et des compétences maintenant reconnues chez les aînés (Cardona 2008). Reconnaître les aînés avec de tels éléments peut néanmoins poser certains enjeux identitaires : « Un individu n’est en mesure de s’identifier pleinement à lui-même que dans la mesure où ses particularités trouvent une approbation et un soutien dans les rapports d’interaction sociale […] » (Honneth 2002:33). Ainsi, quelle réelle estime sociale accordons-nous aux aînés lorsque la définition la plus commune de la vieillesse renvoie à l’affaiblissement et au ralentissement des capacités physiques et psychologiques de la personne? En effet, nous n’avons pas à chercher loin : la définition proposée dans le dictionnaire Le Petit Robert (1993:2388) décrit la vieillesse qu’en termes de sénescence. Qu’arrive-t-il à l’aîné lorsque son corps, son existence et son expérience ne sont plus en mesure de rejoindre les normes établies d’un vieillissement réussi? Une reconnaissance de la vieillesse devrait pourtant permettre de reconnaître les qualités et les aptitudes particulières propres à cette période de la vie. Si ce n’est pas le cas, nous pouvons penser que les aînés vivront une dépréciation de leurs particularités étant donné les normes et les valeurs reconnues par la communauté. Pire encore, suivant l’idéologie du vieillissement réussi, nous pouvons suggérer qu’ils s’apitoieront sur eux-mêmes étant donné que leur vieillesse semble, en fin de compte, être essentiellement le résultat de leur conduite personnelle. Nous nous hasardons à proposer que la préséance idéologique du vieillissement réussi ou productif dans la reconnaissance de la vieillesse risque d’amener une certaine forme d’humiliation et de mépris et cela, en partie par l’invisibilité qu’elle entraîne.

Invisibilité de la vieillesse

L’enjeu de la reconnaissance est clairement exposé par Payet et Battegay (2008) lorsqu’ils affirment : « La reconnaissance pose la question de la visibilité, si on part du principe que ne peut être reconnu que ce qui est visible » (p. 27). Les représentations sur les aînés qui mettent en valeur la santé, la vitalité ou la productivité ont pour effet de nier une part essentielle de l’existence de la vieillesse en valorisant la conservation, voire le déploiement de particularités associées aux autres périodes de la vie. L’invisibilité de la vieillesse apparaît lorsque les valeurs communes ne reconnaissent pas les particularités propres aux aînés. L’enjeu est d’ailleurs de taille:

If the dominant ideology wishes us to see older adults as no different to any others, then rather than seeing difference as a source of ageism, it is important to interrogate this assumption of similarity and ask what we are missing and how this inhibits recognition of the special qualities of a different generational experience (Biggs et al. 2006:247).

En effet, le sens de la vieillesse ne dépend plus d’elle-même, mais des autres périodes de la vie. Par exemple, le débat en gérontologie, comme nous le rappelle Biggs et al. (2006), se situe dans les façons de maintenir les conditions préalables à l’autonomie constitutive de l’âge adulte. Les nombreux tests au sujet de la performance, de la force, de l’équilibre, des activités quotidiennes ou des réseaux sociaux poursuivent un seul et même but : maintenir les acquis de la personne adulte au moment où elle parvient à l’âge avancé. Les notions de déclin, de dépendance et de vulnérabilité sont considérées comme des échecs dans la majeure partie de la recherche gérontologique tout comme dans les politiques publiques. En soustrayant ainsi les différences entre les générations et par le fait même les qualités et les aptitudes propres à la vieillesse, l’idéologie dominante empêche d’estimer socialement les aînés pour ce qu’ils peuvent offrir, mettant plutôt l’emphase sur ce qu’ils doivent faire. Il ne peut y avoir d’estime sociale qu’à partir du moment où celle-ci s’enracine dans les particularités individuelles portées par des valeurs communes.

Mais encore, pour pousser un peu plus loin notre réflexion, l’invisibilité de la vieillesse sous-entend tout de même qu’elle ait une certaine visibilité, la reconnaissance étant avant tout un processus de réciprocité inscrit dans les relations intersubjectives. Par le fait même, si l’individu ne reconnait pas les particularités de la vieillesse chez autrui, il ne peut point les reconnaître comme un élément constitutif de sa propre identité. Ce faisant, la reconnaissance de la vieillesse doit nécessairement commencer par la reconnaissance de son propre vieillissement; sans l’appréciation de ses qualités au plan personnel, il est impossible de les reconnaître chez autrui. Pourtant, peu de conduites sociales amènent à reconnaître le vieillissement. Au contraire, les conduites la repoussent en essayant de ralentir son processus. L’exemple le plus flagrant concerne l’industrie de l’anti-âge qui représente un marché de près de 50 milliards de dollars aux États-Unis (Binstock, Fishman, et Johnson 2006). Cette abnégation du processus du vieillissement s’apparente à un déni existentiel de notre finitude individuelle, à savoir de notre mort. En effet, comme le souligne Morin (1970) : « L’avant-garde de la mort, c’est le vieillissement, et de ce fait, connaître le vieillissement, c’est aussi connaître la mort » (p. 334). Par conséquent, il y a à travers la reconnaissance de la vieillesse les premiers pas d’une reconnaissance de la condition humaine, aussi fataliste soit-elle. 

Conclusion

En cette période où la valorisation des aînés renvoie fort souvent à leurs conduites liées au vieillissement réussi, il semble que la vieillesse soit départie d’un certain bagage sémantique. En effet, quand nous considérons que la vieillesse doit essentiellement ou idéalement être une conclusion à un vieillissement réussi, elle ne prend plus en considération les maladies, les infirmités, les impotences, les fragilités et les vulnérabilités, bref la sénescence, comme différents aspects pouvant être constitutifs de sa propre expérience. Dans ces conditions, Biggs et al. (2006) déplorent laconiquement: « Nobody, it seems – in the sense of dependency, withdrawal from society, plus a limited ability to both produce and consume – is old anymore » (p. 242). 

 

Pourtant, il est possible d’envisager la reconnaissance des aînés d’une manière différente, c’est-à-dire qui prend en compte « […] l’être humain âgé comme un être doté de droits, de mémoire, d’aspirations, et ce, même lorsqu’il n’a plus ses pleines capacités physiques ou cognitives » (Bickel et Cavalli 2002:37). Cette forme de reconnaissance nous incite à encourager non pas une individualisation de la vieillesse, où l’aîné est tenu d’adopter des conduites de vieillissement réussi, mais plutôt à promouvoir une reconnaissance de ses particularités propres à sa vieillesse. Il est nécessaire d’engager la réflexion au sujet de ce qui caractérise la dernière période de la vie. Pour commencer cette réflexion, il est peut-être bon de regarder en arrière et nous rappeler le Plan d’action international de Vienne sur le vieillissement (ONU 1983) :

The presence of the elderly in the family home, the neighbourhood and in all forms of social life still teaches an irreplaceable lesson of humanity. Not only by his life, but indeed by his death, the older person teaches us all a lesson. Through grief the survivors come to understand that the dead do continue to participate in the human community, by the results of their labour, the works and institutions they leave behind them, and the memory of their words and deeds. This may encourage us to regard our own death with greater serenity and to grow more fully aware of the responsibilities toward future generations (P. 12).

À la lumière de ces propos tenus il y a près de trente ans, une autre façon de prendre le plein sens de la vieillesse est peut-être d’aller à la rencontre des aînés eux-mêmes.

 

 

Notes

1. En 2009, il y avait dans le monde environ 737 millions de personnes âgées de 60 ans et plus. Il est projeté que ce nombre atteigne 2 milliards en 2050 selon les prévisions de l’ONU (2009:10).

2. Le droit de reproduction de ce tableau dans McGill Sociological Review a été obtenu auprès des maisons d’éditions qui l’ont publié : Les Éditions du Cerf et Suhrkamp Verlag.

3. Des notions de premier plan lors de la publication des Principes pour les personnes âgées de l’ONU au début des années quatre-vingt-dix (ONU 1991).

 

 

Mario Paris est étudiant au doctorat en gérontologie à l’Université de Sherbrooke (Québec). Il est détenteur d’un baccalauréat en sociologie et d’une maîtrise en gérontologie. Sa thèse de doctorat cherche à comprendre la participation sociale des aînés à partir du projet-pilote Villes-amies des aînés du Québec comme moteur de reconnaissance sociale. Ses intérêts de recherche portent sur les significations et les expériences sociales de la vieillesse, entre autres à travers ses représentations historiques et artistiques. Courriel: Mario.Paris [at] USherbrooke.ca

 

Suzanne Garon est sociologue et professeure titulaire au Département de service social à la Faculté de lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke (Québec). Chercheure régulière à l’Équipe ERTA (Équipe de recherche sur les transitions et l’apprentissage) et chercheure associée au Centre de recherche sur le vieillissement de CSSS-IUGS où elle enseigne au programme de doctorat en gérontologie du Centre Universitaire de formation en gérontologie de l’Université de Sherbrooke. Ses travaux de recherche portent notamment sur la reconnaissance et ses manifestations dans le processus de développement des communautés. En tant que chercheure principale, elle s’intéresse présentement à la quête de reconnaissance dans l’implantation et l’évaluation du programme Villes amies des aînés au Québec. Courriel: Suzanne.Garon [at] USherbrooke.ca

 

Marie Beaulieu est professeure titulaire au département de service social et enseigne aussi dans les programmes de maîtrise et de doctorat en gérontologie du Centre Universitaire de formation en gérontologie de l’Université de Sherbrooke. Ses activités de recherche sont principalement menées au Centre de recherche sur le vieillissement de CSSS-IUGS. Depuis novembre 2010, elle est titulaire de la chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées subventionnée par le Ministère de la Famille et des aînés du gouvernement du Québec (2010-2015). Gérontologue sociale, la majorité de ses travaux, depuis 25 ans, porte sur la victimisation des personnes aînées, l’insécurité, les enjeux éthiques et psychosociaux des pratiques gérontologiques et la fin de vie. Depuis 2007, aussi à titre de chercheure principale, elle est engagée dans diverses phases internationales et québécoises du programme Villes amies des aînés de l’OMS. Courriel: Marie.Beaulieu [at] USherbrooke.ca

 

Références

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