Lesley Fellows

« Le cerveau est le seul organe du corps auquel on peut parler »

La Dre Lesley Fellows, neuroscientifique, neurologue, Institut et hôpital neurologiques de Montréal. 

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Vous dites qu’il faut songer à concevoir nos environnements pour notre cerveau. Que voulez-vous dire au juste?

Nous sommes capables de créer des environnements optimums compte tenu des vulnérabilités de notre cerveau. Par exemple, le cerveau n’est pas très performant pour prendre des décisions quand il est confronté à beaucoup d’informations en même temps. Cela peut nous porter à accorder trop de poids à l’information la plus facile à remarquer, plutôt qu’aux aspects les plus importants à prendre en considération pour atteindre nos objectifs.

Les publicitaires peuvent mettre à profit cette particularité, d’autant que notre cerveau peut être très vulnérable lorsque nous sommes fatigués, distraits ou stressés. L’idée selon laquelle nous procédons à un libre choix « parfait » fondé sur de l’information complète néglige le fait que le cerveau en train de procéder à ce choix est un système biologique qui a des faiblesses et une capacité limitée.

Nous avons pu observer une évolution de cette pensée, par exemple, à propos du tabagisme. Le consensus est qu’il faut façonner un environnement décisionnel plus sûr afin de réduire le taux de tabagisme. Or, on ne peut pas s’attendre à ce qu’une personne fasse preuve d’une parfaite maîtrise d’elle-même par sa seule volonté, car les propriétés du tabac qui engendrent une dépendance tirent parti d’une faiblesse dans la mécanique du cerveau. Nous avons plutôt décidé, en tant que société, de changer les « règles » de la décision afin d’aider les gens à faire des choix plus sains, notamment en compensant d’une certaine manière cette vulnérabilité du cerveau. Ainsi, nous avons choisi de bannir la publicité, de limiter l’usage du tabac dans les lieux publics, d’accroître l’importance des mises en garde sur les produits de tabac et des campagnes traditionnelles de sensibilisation à la santé, etc.

« Le cerveau est le seul organe du corps auquel on peut parler »

Nous pouvons réfléchir à des façons d’utiliser notre capacité afin de mieux concevoir nos espaces de décision pour d’autres types de choix.

L’ordinateur peut nous aider à prioriser ce qui est important, comme cela l’a été lors d’élections, par exemple – les ordinateurs pourraient résumer le programme électoral de partis afin de nous aider à structurer nos décisions. Non pas pour nous orienter dans une certaine direction, mais pour nous aider à analyser la complexité d’une façon que le cerveau peut arriver à gérer.


Vous tentez de donner à vos patients « l’équivalent d’une marchette pour penser ». De quoi s’agit-il?

Certains de mes patients éprouvent des problèmes avec des processus complexes, comme la mémoire, l’aptitude à la réflexion et la prise de décisions. Leur handicap est invisible – une dégénérescence du lobe frontal, qui est fréquemment atteint et dysfonctionnel dans plusieurs affections courantes. Le lobe frontal intervient dans des fonctions exécutives comme la planification, ayant une importance dans l’organisation de notre comportement afin d’atteindre un objectif éloigné.

Mes recherches et mon travail clinique sont en partie motivés par l’idée qu’on peut fournir aux personnes éprouvant de tels problèmes l’équivalent d’une « marchette » pour penser. La question et le défi sont de comprendre ce qui se produit dans le cerveau afin de faire émerger de nouvelles idées de réadaptation.

Nous développons des jeux informatiques ou des tâches visant à mesurer un comportement très précis. Nous cherchons à comprendre la fonction de parties des lobes frontaux, en travaillant avec des personnes dont certaines parties du cerveau ont été endommagées. Bref, nous demandons au cerveau de nous dévoiler son fonctionnement (ou son fonctionnement défectueux après une lésion). Les tâches développées au laboratoire peuvent devenir des outils pour améliorer le diagnostic et le traitement de patients à la clinique, ou pour comprendre ce qui ne va pas dans d’autres affections touchant les lobes frontaux de façon plus indiscernable, comme les problèmes de santé mentale.

Comprendre les mécanismes cérébraux de comportements complexes permet de concevoir des outils et des approches pour aider les patients à se réinsérer dans la société – que ce soit par le travail, l’école ou la famille. Plus on comprendra les mécanismes du cerveau, plus les interventions d’aide qu’on offrira seront précises. Voilà où je puise ma motivation d’un point de vue clinique.

 « Je m’intéresse aux problèmes complexes et je suis impatiente »


Vos travaux ont une portée pour les porteurs du VIH, syndrome qu’on associe en général à d’autres parties du corps que le cerveau.

Nous avons beaucoup travaillé avec des porteurs de longue date du VIH qui sont maintenant dans la cinquantaine et la soixantaine. Grâce aux médicaments suppresseurs du virus dans leur corps, ils sont plutôt en bonne santé physique. Or, nous constatons maintenant les effets négatifs de l’infection de longue date du VIH sur le cerveau : bon nombre des porteurs du VIH éprouvent des problèmes avec leur aptitude à la réflexion, ou leur mémoire, ou leur humeur, ou un manque de motivation, ou une combinaison de ces éléments. Les raisons ne sont pas claires – c’est probablement attribuable à plusieurs facteurs plutôt que seulement à un effet du VIH même. Ma recherche nous fournit un cadre pour réfléchir au problème.

De concert avec une grande équipe de chercheurs, d’étudiants et de personnes porteuses du VIH, nous créons de nouvelles approches pour évaluer rapidement ce genre d’atteinte cognitive subtile. Afin de déceler des problèmes de réflexion et tenter de les régler avant qu’ils ne s’aggravent. L’idée est la suivante : à la manière des ultrasons utilisés pour mesurer le débit sanguin à chaque battement du cœur – le débit cardiaque – un nombre très général qui indique l’efficacité du cœur, nous cherchons quelque chose de similaire pour le cerveau. En général, on s’intéresse à des problèmes affectant des aspects précis de fonctions du cerveau, comme la mémoire ou le langage; mais dans certaines affections entraînant une légère atteinte du cerveau, comme dans le cas du VIH par exemple, nous explorons des façons de déterminer une mesure du « débit du cerveau », en testant la cognition comme un indicateur unique. Nous espérons que cela fournira un moyen simple de faire le suivi de troubles complexes, qui pourrait être utilisé dans toute clinique, pas seulement par des neurologues spécialistes ou des neuropsychologues. Nous pouvons demander au cerveau de nous indiquer son fonctionnement au moyen d’examens informatiques et obtenir une note unique qui aidera les patients et l’équipe clinique à optimiser le traitement.


Pourquoi avez-vous décidé (jeu de mots voulu) d’axer vos travaux sur la prise de décisions?

Comme la plupart des gens, j’ai trouvé mon domaine par hasard. Je m’intéresse aux problèmes complexes et je suis impatiente. Je ne veux pas consacrer du temps à examiner une foule de détails dans un domaine déjà très bien étudié. Lorsque j’ai eu à choisir un sujet pour ma formation postdoctorale, j’ignorais tout du domaine. À la bibliothèque, j’ai consulté les 12 derniers numéros des revues Science et Nature pour voir ce qui était à la fine pointe des neurosciences cognitives. Je suis tombée sur la prise de décisions.

Il m’a semblé étonnant qu’on sache si peu de la façon dont le cerveau humain prend des décisions – un champ d’étude qui n’existe vraiment que depuis 20 ans environ. On n’en sait guère plus sur la mécanique de la mémoire et pourtant on l’étudie de façon intensive depuis 100 ans. Alors, je ne me préoccupe pas trop du fait que le processus de prise de décisions demeure largement inexpliqué. Accordez-nous un peu plus de temps!

 

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