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(1949-...)

Dossier

Le roman selon Christian Oster

« Finir c'est mort, finir c'est la mort. » Ou le roman du déplacement selon Christian Oster, par Guillaume Ménard, 12 juin 2018

À propos du film Comme un avion (2014) de Bruno Podalydès, qu'il était appelé à commenter, Christian Oster disait de sa finale qu'elle n'était pas réellement une fin : « en fait, dit Oster en parlant du personnage principal du film, son voyage ne s'achève pas. Il s'interrompt dans une espèce d'apothéose et de synthèse de tout. » (Oster et Podalydès, 2015) Oster ajoutait : « J'ai sans arrêt ce thème qui est présent pour moi qui est que […], il est hors de question d'atteindre quoi que ce soit. Si on atteint quelque chose, c'est fini, c'est mort, et c'est la mort. » (Ibid.) Cette interprétation, qui nous renseigne moins sur le film que sur l'oeuvre d'Oster, semble placer l'écrivain dans l'héritage de Samuel Beckett. Cette association entre la fin et la mort n'est effectivement pas sans rappeler l'incipit de Malone meurt ou d'autres romans, pièces de théâtre et poèmes de Beckett. Christian Oster, toutefois, lorsqu'interrogé sur des possibles recoupements entre ses livres et ceux de l'auteur d'En attendant Godot, préfère sinon s'en distancer, au moins nuancer la filiation : « La notion de néant est vide. Il n'y a pas de problématique du vide chez moi, mais du manque, c'est différent. Il existe un manque affectif essentiellement. Mais je ne traite pas de la question du vide ontologique. » (Auger, 2006, p. 125) La mort, si elle hante les pages des romans d'Oster, ne le fait pas comme dans les oeuvres de Beckett. Elle n'est pas cette grande figure ombrageuse qui, comme un trou noir, aspire tout, désirs, paroles et vie(s), mais une force latente qui inquiète les personnages au sein de leur existence quotidienne.

Bien que cette crainte de l'immobilité finale ne soit que très peu apparente, qu'occasionnellement présente textuellement, n'empêche qu'elle habite constamment les personnages osteriens. À ce titre, cette présence-absence de la mort est chez Oster à l'origine d'une poétique forte et cohérente du roman comme déplacement et mouvement : les personnages se déplacent (en voiture, en transports en commun, etc.) pour contrer l'ennui, l'oisiveté et, surtout, l'immobilité, signe de la mort. Cette crainte de l'arrêt final, qui se lit notamment dans les thèmes privilégiés du passage du temps – ce « grand muet » (Oster, 2013, p. 56) – et du vieillissement, motive le déplacement. Or cette intuition que les choses, personnages et paroles se doivent de constamment se mouvoir, met à nue moins une volonté du mouvement qu'un évitement de l'immobilité. Le déplacement est plus subi que désiré. Il est par ailleurs fort éclairant, pour saisir la poétique d'Oster, de découvrir dans les entretiens lors desquels l'écrivain déploie sa poétique et sa pensée du roman un écrivain très peu conflictuel, fortement pacifié. Sans être en dehors des récits de l'histoire littéraire, Oster ne se réclame pas réellement d'écrivains ou d'écoles littéraires (quand il le fait c'est sans grande insistance), pas plus qu'il ne s'oppose farouchement à d'autres.

Le déplacement comme moteur de la poétique osterienne traverse et organise l'ensemble du discours de l'écrivain sur sa pratique romanesque, de la question de l'écriture, à celle du personnage et, de manière générale, à la question du roman comme forme. Le présent travail, à partir des entretiens donnés par l'auteur, propose un rapide parcours de ces « niveaux » (écriture, personnage, roman) qui fondent la pratique romanesque osterienne. En filigrane, la trajectoire éditoriale de l'écrivain apparaît, de sa première publication aux Éditions de Minuit en 1989 à son transfert aux Éditions de l'Olivier en 2011, date à partir de laquelle l'écrivain occupe une place médiatique plus importante. Cette participation tardive au jeu de l'entretien explique d'ailleurs le ton souvent rétrospectif de sa réflexion sur son art.

L'aventure de l'écriture.

D'abord publié aux Éditions de Minuit, Christian Oster est fréquemment associé au groupe d'écrivains repérés par Jérôme Lindon, dont le célèbre éditeur a qualifié leur style d'écriture d'impassible : il s'agissait d'un adjectif pour désigner la banalité de leur style, souvent reçu comme froid et distant. Dans un entretien à quatre animé par Dominique Viart et Dominique Rabaté, dans lequel figurait également le poète Antoine Emaz, Viart questionnait Oster à savoir s'il croyait le qualificatif « impassible » toujours à même de cerner la singularité de sa plume. Sans totalement rejeter l'hypothèse, Oster répondait, certes, que cette « notion a[vait] du sens » (Rabaté, Viart, 2009, p. 290), mais qu'elle était en revanche an angle « limitatif » (Ibid.) de compréhension de son style. Affirmant que la notion d'impassibilité était peut-être périmée, l'écrivain s'expliquait : « Je crois que je ne suis pas le seul à avoir évolué vers la volonté de faire émerger l'affect, c'est-à-dire de faire en sorte que le travail de la langue n'enfouisse pas ni l'affect ni, pour ce qui me concerne, le propos narratif auquel je suis très attaché. » (Ibid.)

Oster a cependant conscience, en relativisant son étiquette d'écrivain impassible, d'opérer un « choix esthétique » (Ibid., p. 290-291) en regard du genre du roman. Pour l'écrivain, ce pari de l'impassibilité était « au départ une espèce de pente naturelle, de réaction de défense par rapport à […] une / pudeur qui consiste à se méfier du genre romanesque et à le désigner comme tel. […] Comme il est très solide, comme cet aspect défensif chez moi est très solide, et chez les autres c'est parfois pire, je peux m'atteler à le combattre pour essayer de faire surgir l'affect. » (Ibid.) Si ce combat avec l'impassibilité est ce qui permet de faire surgir les affects et le romanesque chez Oster, cette lutte est aussi ce à partir de quoi le sujet (la subjectivité) fait son apparition dans le texte. En atténuant la notion de blancheur pour qualifier son oeuvre, comme il atténuait celle d'impassibilité, Oster montre que ce n'est que par contraste avec d'autres romanciers au style plus éclatant qu'il est possible de penser ses propres romans en termes de neutralité de style et d'impersonnalité :

Je crois que derrière cette idée de blancheur, il y a autre chose qu'on essaie d'exprimer. C'est sans doute une volonté d'évacuer un certain nombre de vieilleries stylistiques, littéraires au nom d'une forme de modernité. Je pense que c'est ce qu'on vise à atteindre. Il faudrait plutôt parler d'un effet de blancheur et d'une blancheur qui serait pleine de quelque chose d'autre que ce blanc. C'est comme si on demandait en parlant de blancheur au lecteur qui se confronterait à une écriture blanche d'être double et de sentir à la fois la volonté d'évacuer le lyrisme, le pathos ou je ne sais quoi, et la pseudo-matité qui serait le reste de cette / tentative. Quand on parle de blancheur, on parle déjà de duplicité donc d'une attitude littéraire qui s'inscrit en contraste par rapport à une tradition. Dans ce sens-là, je crois qu'on peut peut-être en parler. En même temps, pour moi, à aucun moment, je ne peux m'identifier à la notion de « plat » qui a été évoquée, de neutralité, sauf à utiliser la neutralité comme effet ponctuel dans un ensemble narratif, bien entendu par différenciation. Je crois qu'au contraire tout ce que je m'efforce de faire et tout ce que, me semble-t-il, la plupart des écrivains s'efforcent de faire, c'est de faire un acte littéraire, de créer quelque chose et non pas de s'absenter. (Ibid., p. 289-289)

Comme le croit Oster, « de toute façon, écrire c'est rechercher une forme comme en peinture » (Auger, 2006, p. 125). La neutralité du sujet, de l'affect et du style ne l'est qu'en comparaison d'autres formes de subjectivités, d'expériences sensibles et de styles. L'écriture comme le personnage osteriens, bien que caractérisés par leur nature peu conflictuelle, ne sont jamais neutres, même si, comme l'explique l'écrivain, ils peuvent produire des effets de blancheur.

Antoine Emaz, dans l'entretien animé par Viart et Rabaté, répondait aux questions sur la blancheur et l'impassibilité de son écriture en se rapportant à ce qu'André du Bouchet, parlant de Reverdy, désignait en tant « [qu']images invisibles » (Rabaté et Viart, 2009, p. 295). De l'avis d'Emaz, « Reverdy a été le premier théoricien de l'image » (Ibid.), plus spécifiquement de cette image invisible qu'on ne reconnaît pas d'abord et qu'on ne voit pas passer dans la lecture, mais qui demeure tout de même une image. Pour exposer la singularité de ces images invisibles, Emaz explique : « Elle fait presque partie de la normalité. Il y a ces images invisibles chez moi. […] Ce que je n'aime pas, c'est quand l'image clinque et c'est en ce sens-là que je n'aime pas l'image surréaliste ni le “stupéfiant image”. » (Ibid.) Pour Oster, qui entérine les propos de son collègue poète, c'est précisément « ce qui différencierait [leurs] écritures [celle d'Emaz et la sienne] de ce qu'on appellerait une écriture blanche, strictement blanche » (Ibid., p. 296). Ni complètement absente, ni trop évidente, la qualité de l'image invisible résume à elle seule la mesure qui caractérise l'entreprise romanesque d'Oster. Ce qu'il appelle l'« aventure minimale » (Oster et Podalydès, 2015) se joue tant dans les micros déplacements que les images provoquent sur le plan de la langue que sur le tableau des infimes perturbations qui dévient le cours de la narration. Oster concède aisément que c'est ce qu'il essaie « de faire dans [s]es romans, de pas aller trop loin, mais de faire en sorte que… il apparaît des choses, il surgisse des choses : l'émotion et tout ça » (Ibid.).

C'est toutefois graduellement que ces images invisibles se sont inscrites dans l'oeuvre d'Oster. À propos de Volley-Ball, son premier roman, publié chez Minuit en 1989, l'écrivain rappelle l'obstination avec laquelle il rejetait consciemment toute forme d'image ou d'analogie : « dans mon premier roman qui s'appelle Volley-Ball, il y a un refus conscient, délibéré et constant de la métaphore, c'est-à-dire que dans Volley-Ball il n'y a aucune métaphore. C'était voulu, c'était recherché. » (Rabaté et Viart, 2009, p. 294) Dans sa production romanesque récente, il admet avoir opéré un changement, ayant trouvé l'équilibre et la minutie qui caractérisent si bien son travail : « Je ne refuse pas la métaphore, je ne refuse pas la non-métaphore, je ne refuse rien, j'écris ce qui me vient, c'est tout. » (Ibid.) Or, du moment qu'elle s'installe dans son écriture, la métaphore, notamment, donne lieu, oui, à une aventure minimale et à ce qu'Oster appelle après Jean Ricardou une « aventure de l'écriture »; car si la trame narrative est effectivement peu riche en rebondissements hauts en couleur, c'est dans l'attention à la prosodie et au rythme, au grain de la langue, à savoir pour Oster dans le « mouvement de l'écriture » (Ibid., p. 292), que naissent des surprises, des combinaisons fortuites, des agencements lexicaux et conceptuels étonnants. Oster pousse par ailleurs cette logique d'un mouvement interne à l'écriture en posant une préséance de la forme sur le sens : « Je ne peux pas continuer à écrire si je sens pas de rythme, je peux pas finir une phrase si je sens pas qu'elle chute, non pas de façon spectaculaire, mais musicalement ou rythmiquement, qu'elle chute bien. Parfois y a rien, une syllabe de trop, je sais pas. C'est une question de rythme. » (Evin, 2015)

Au bout du compte, rejetant l'idée d'une « alchimie mystérieuse » de l'écriture (Rabaté et Viart, 2009, p. 292), Oster conçoit tout de même l'invention et la découverte dans le cadre de l'acte d'écriture au centre de sa démarche romanesque : « Vous savez, ce sont des phrases qui s'aboutent, au sein de la même phrase les mots s'aboutent les uns aux autres […]. » (Evin, 2013) Oster d'ajouter que les mots, « parfois, font dériver du concret vers le mental, et quelque chose de concret peut très bien amener comme ça au détour d'une ligne, à une considération mentale. Tout est mélangé et tout est lié, en fait, à ce que quelqu'un que j'ai bien connu appelait “l'aventure de l'écriture”. » (Ibid.)

Le personnage, cet inconnu.

À l'occasion de la parution de son roman En ville (2013), Christian Oster expliquait à Kathleen Ervin lors d'un entretien sur ce livre que, « jusqu'à présent, [il] connaissai[t] bien [s]on narrateur » et que « depuis quelques années, [il] le connai[ssait] de moins en moins bien » (Ibid.), ce qui force désormais l'écrivain à se lancer à sa découverte : « Je pars à sa recherche en cours d'écriture et j'essaie de le définir au fur et à mesure. » (Ibid.) Parlant d'un personnage du roman, Oster renchérit : « Moi, je la connais pas cette femme-là, pas plus que les autres. En fait je ne connais personne dans ce livre et ce sont des gens que je découvre au fur et à mesure et qui véhiculent un certain nombre de pensées que moi, effectivement, je peux avoir. » (Ibid.) À partir de cette représentation du personnage comme inconnu, la réflexion d'Oster se déploie sur deux plans distincts : un premier qui concerne des éléments d'ordre narratif (description des personnages, caractérisation de leur psychologie et de leur biographie) et un second plan sur lequel se joue une réflexion existentielle enclenchée à partir de la notion de personnage, qui concerne plus généralement la vie.

La conception osterienne du personnage semble au premier coup d'oeil recouvrir un aspect ésotérique, non loin du discours des écrivains qui se disent guidés dans l'écriture de leur roman par des personnages autonomes, préexistants au travail d'écriture, et qu'ils n'auraient qu'à reconnaître. Chez Oster, cette découverte est cependant moins celle d'un individu indépendant de la conscience de l'écrivain qu'une forme de disponibilité et d'attention à ce qui surgit de non planifié dans l'écriture de dialogues, de péripéties ou d'intrigues romanesques. Les personnages d'Oster sont ainsi remarquables par la pauvreté de leur description psychologique comme par l'absence presque totale d'éléments de biographie. L'écrivain explique qu'il fournit très peu « de détails sur l'apparence physique du personnage » (Evin, 2015) tout en précisant que cette parcimonie relève d'un enjeu banalement narratif : « lorsqu'on écrit à la première personne, à moins de verser dans le genre “je me suis regardé dans la glace, je me suis trouvé gras, etc.” ou “je suis un homme de telle taille, j'ai telle complexion”, ce qui est aussi un genre presque littéraire, que je ne pratique pas […]. » (Ibid.) Plus frappant encore, les personnages et narrateurs osteriens ne présentent que des indications biographiques ténues, si bien qu'ils paraissent bien souvent tombés du ciel : « Si je place un personnage dans une situation donnée, je fais l'économie du récit de son passé, mentionnant seulement qu'il vient d'être quitté : le deuil amoureux est d'ailleurs un sujet récurrent dans mes textes car je ne suis pas hostile à la variation infinie sur le même thème […]. » (Auger, 2006, p. 127)

Le personnage osterien est en quelque sorte un homme sans qualités, mais cet état initial du personnage est cependant moins une valeur lui étant intrinsèque qu'un dispositif d'écriture qui force à instaurer dans le roman une dynamique du déplacement. Oster propose ainsi « [qu']il est possible que les rencontres que fait le narrateur au cours de son voyage […] servent d'une part à le révéler au lecteur et à le révéler [à lui-même], car [il] ne le connais pas au départ » (Oster, 2011). Chez Oster, le personnage n'est presque jamais guidé par sa propre volonté. Ce sont toujours des événements hors de son contrôle (rencontres hasardeuses, accidents ou mort d'un ami, par exemple), c'est-à-dire des forces qui lui sont extérieures, qui le font agir. Dans un entretien à l'émission L'humeur vagabonde, l'animatrice Kathleen Ervin notait à ce propos l'allure « flottante » (Evin, 2013) du narrateur du roman En ville. Oster expliquait :

Il flotte, bien sûr, mais il est pris dans des contraintes et dans des activités qui sont en fait définies tout simplement par le scénario que moi j'ai conçu pour ce livre, c'est-à-dire que moi je voulais que dans ce livre, justement, il y ait beaucoup de mouvement, puisqu'on ne se déplace pas géographiquement je voulais qu'il y ait beaucoup, en tout cas, d'action, et le groupe d'amis qui est décrit ici est un peu là pour ça : pour créer des perspectives, des rendez-vous, des accidents qui permettent effectivement au personnage principal, au narrateur de s'agiter, effectivement, aller à l'hôpital. J'ai souvent recours à des événements extérieurs qui font se mouvoir le narrateur. C'est pas forcément lui. Par le passé je l'ai fait se mouvoir par ses propres besoins, par ses propres désirs. Là justement, comme il est un petit peu flottant, il se meut avec les autres et par les autres. Ça c'était une nécessité scénaristique pour moi. Et puis de voir comment il se débattait. (Ibid.)

L'inconnaissance du personnage est chez Oster, dans un premier temps, reliée directement à des problèmes d'écriture qui concernent le scénario (c'est le terme qu'emploie fréquemment Oster) du roman et à une manière de mettre en scène le personnage : des événements qui forcent le personnage à sa déplacer et à avoir des interactions révèlent sa nature. Or à travers cette conception du personnage, Oster est conduit à une réflexion de nature plus profonde sur la question de la vie, sur l'expérience de ce que signifie être en vie. Il note à cet égard un changement dans sa carrière d'écrivain : « je bascule de problèmes, disons, sentimentaux vers des problèmes, avec tous les guillemets qu'on voudra, que je qualifierais disons d'“existentiels”. » (Ibid.) Le peu d'intériorité des personnages et leur faible volonté installent une réflexion sur l'identité et la vie. Oster précise :

Ce qui retient mon attention, c'est la faculté de l'événement à engendrer une pensée qui fait agir le narrateur : il y a toujours dans mes récits un discours latent sur le rapport entre le narrateur et le monde. Il existe un intime de la surface, conditionné par ce que vit le narrateur, concentré sur un événement précis : là encore c'est autobiographique. Pourtant, je ne fais pas d'introspection; je n'ai pas d'imposants souvenirs familiaux. L'âge adulte m'intéresse essentiellement, l'homme sans passé. Mes personnages sont donc dans le présent, la synchronicité, la réalité. (Auger, 2006, p. 127)

L'homme sans passé, plongé dans un rapport direct avec le présent et l'événement, débouche sur l'idée intéressante du personnage comme une surface de contact (une interface) avec le monde. Penser le personnage selon une intimité de la surface, c'est exposer le personnage aux événements, mais c'est également fragiliser l'idée d'un moi absolument permanent comme fondement moral des personnages. Avec une certaine hardiesse conceptuelle, mais dans la droite logique de cette représentation du personnage, c'est la notion même d'identité que l'écrivain met à mal : « l'identité est un concept auquel je crois pas beaucoup, je crois qu'on existe essentiellement sous le regard des autres » (Oster, 2011). Oster ajoute : « L'identité, c'est-à-dire ce qu'est profondément le personnage, c'est pas tellement le problème. Cela dit, le personnage est travaillé par un certain nombre de choses : il est travaillé par le temps, par la mort, par l'amour aussi d'une certaine façon, par ce qui habite les hommes de façon générale. » (Ibid.)

Le déplacement géographique est d'abord provoqué chez Oster par des éléments qui relèvent de la réalité concrète, matérielle : un dîner, un rendez-vous d'affaires, une visite chez un ami. Or le déplacement s'effectue également sur le plan psychologique. À propos du narrateur d'En ville, la plupart du temps indécis et incapable de nommer les sentiments qui l'habitent, Oster dit néanmoins :

Il y a une peur qu'il sait définir dans le livre… [l'animatrice enchaîne : « la peur que la vie s'accélère vers la fin »] oui, voilà, cette peur-là, elle est analysée. Elle m'est propre aussi, je l'ai pas inventée, elle est propre à un certain nombre de gens. Je trouve que, quand même, être en vie c'est formidable, mais c'est aussi absolument extraordinairement étrange, de penser qu'il y a ce rideau, ce côté sombre qui nous accompagne tout le temps et avec lequel on doit, pratiquement quotidiennement, composer. Donc effectivement ça lui prend pas mal d'énergie, d'affronter ce problème-là. Pas que, bien sûr, pas que… bon, il a un travail, il a quelques relations insatisfaisantes, mais il a beaucoup vécu, enfin il a suffisamment vécu, en tout cas, pour ne pas avoir l'impression de ne pas avoir vécu, justement, mais, voilà, il est en recherche de quelque chose, mais cette recherche n'est pas vraiment exprimée. Il avance, il voit le temps passer et il se fuit en même temps, enfin, il fuit ses propres interrogations. (Evin, 2013)

L'intimité de surface ressort enfin à une intention d'écriture pour Christian Oster, qui avoue ne pas vouloir « trop dévoiler les personnages. » (Auger, 2006, p.130) « Je préfère, affirme-t-il, qu'ils gardent leur mystère et donc leur attrait. De plus, je n'aime pas les dialogues, je préfère les tronquer. Et puisque règne le plus souvent un climat de tension, les personnages ne se disent pas tout. » (Ibid.) Oster conclut : « Je pense que c'est une propension, quand même chez moi, à essayer d'aller chercher de l'étrangeté, comme ça instinctivement, qui fait que les personnages sont effectivement, non pas borderline… [Kathleen Evin enchaîne et qualifie les personnages osteriens de « carrément bizarres »]. » (Evin, 2015)

Le roman du déplacement et l'expérience vécue.

Le quotidien paraît se lier inévitablement dans les romans de Christian Oster au problème (insoluble) du réel. L'auteur affirme : « J'ai besoin, j'ai envie que les situations soient très visuelles, très palpables, d'où sans doute mon attention à certains détails, mais qui n'est pas une intention non plus, même si elle l'a été par le passé, hyper réaliste. […] Écrire c'est, écrire notamment des romans, c'est focaliser sur son objet. » (Evin, 2013) Il ajoute ailleurs que « les références au réel sont absolument nécessaires pour ancrer le roman dans un contexte. Même si l'on peut prendre quelques libertés avec le genre romanesque qui est hétérogène, un mixte de sens et de sang et une fiction, on doit conserver ce lien avec l'expérience vécue. » (Auger, 2006, p. 127) Le quotidien, qui émerge à travers l'insertion d'objets banals et de lieux concrets dans le roman, semble alors être synonyme de réalité, mais le rabattement d'un terme sur l'autre n'est peut-être pas si naturel, d'autant plus qu'Oster refuse le terme « quotidien » au profit d'une notion qui se rapproche de ce qu'il appelle l'« expérience vécue » : « Je pars d'une situation qui est à la fois extrêmement simple (j'entends souvent l'adjectif “quotidien” qui fait sourire car le quotidien n'existe absolument pas, il n'y a que la vie) qui est une situation de rencontre amoureuse. Je la développe et je l'inscris dans un cadre concret. » (Rabaté et Viart, 2009, p. 291) Expérience vécue et vie : voilà le noeud de l'affaire – qui n'est pourtant pas plus simple.

Or, si comme le pense Oster, il y a deux types de lecteurs : « ceux qui cherchent à augmenter leur connaissance de la vie, à puiser un savoir; et […] ceux qui visent le plaisir immédiat, la jouissance » (Auger, 2006, p. 130), il se positionne pour sa part dans le second camp : « Je ne cherche pas à apprendre en lisant; les livres que je lis sont ceux qui m'emportent, me déstabilisent. » (Ibid.) Ce qu'il nomme, en ce sens, la « situation a priori » de ses romans répond à cette exigence d'être déstabilisé (bien que pas dans tous ses romans). Une situation hors de l'ordinaire, néanmoins traitée comme banale lance souvent les romans de l'écrivain, comme il l'explique lui-même à propos du roman Le coeur du problème :

Au départ du roman, il y a une phrase qui indique qu'il y a un cadavre dans le salon lorsque le narrateur rentre chez lui. Et un petit peu plus tard, que sa femme est en train de prendre son bain à l'étage, et un petit peu plus tard encore, deux pages plus loin, qu'elle s'en va et qu'elle lui demande de se débrouiller avec ce corps, qui se trouve étendu dans le salon. Donc ce que j'appelle partir d'une situation a priori un peu forte, un peu contrastée. (Oster, 2015)

L'humour et l'ironie jouent un rôle similaire (celui de déstabiliser le lecteur) chez Oster, même s'il rappelle, citant Raymond Queneau, qu'« il faut se méfier de l'humour » (Evin, 2013), et qu'il attribue l'émergence de l'humour dans ses livres aux hasards de l'écriture : « moi j'écris pas pour faire rire a priori, j'écris pas des romans du genre comique, mais de temps en temps, et même assez souvent, quelque chose se profile dans l'écriture qui fait que soi pour des raisons de burlesque ou de pensée de soliloque, on sent pointer quelque chose de l'ordre de l'humour, de la drôlerie, etc. » (Ibid.) Il précise que si ces passages plutôt humoristiques ne détonent pas, il les conserve, mais toujours avec la même prudence qu'on lui connaît : « Les passages qui sont un peu distants ou décalés ou burlesques ne sont pas des passages prémédités, c'est parce qu'à un moment donné, les propos se prêtent à ça. » (Rabaté et Viart, 2009, p. 291)

Ce qu'Oster appelle l'expérience vécue semble correspondre aux sentiments d'être décalé, troublé et déstabilisé, sentiments qui habitent la plupart de ses livres et qui font que le monde cloche insensiblement, qu'il paraît pour cela difficilement habitable. Si parfois c'est l'humour qui engendre cet affect, d'autres fois, et à vrai dire le plus souvent, c'est la question du temps qui file et nous rapproche ainsi de la mort. À propos de son roman Rouler, Christian Oster formule des propos recoupant en tous points son commentaire sur le film Comme un avion Bruno Podalydès :

Dans cette histoire, il y a ce problème que moi j'ai toujours abordé plus ou moins dans mes romans, qui est que : en fait dans la vie il ne faut pas arriver, parce que quand on arrive ça veut dire que c'est fini, et donc c'est la mort. En fait il y a cette notion d'un personnage qui erre, qui se cherche, et qui sait que s'il arrive, peut-être qu'il faudra qu'il se pose d'autres questions, plus insolubles encore que celles qui l'agitent au cours du voyage et donc qui hésite et qui avance en hésitant. (Oster, 2011)

S'il affirme ne pas avoir « de projet particulier » (Oster, 2012) pour ses romans, Oster réitère tout de même fréquemment que « tous [s]es romans parlent du temps et de l'écoulement du temps, du vieillissement, d'une forme de désillusion aussi […] » (Ibid.) et qu'il fait donc des romans « sur le temps avec des vues, comme ça, ponctuelles sur ce que c'est que ça, le ressenti de ça, le vécu de ça » (Ibid.), c'est-à-dire le temps qui s'écoule. Le déplacement (physique et psychologique) des personnages, comme résistance à la mort, occupe le centre de la poétique et du discours d'Oster sur le roman. Il affirme sans détour que « le roman est déplacement dans le temps et l'espace : c'est une caractéristique du genre romanesque (voyez les romans de Jean Echenoz). Je n'imagine donc pas un roman sans déplacement. » (Auger, 2006, p. 129) Comme toujours, un déplacement mental s'ajoute chez lui au déplacement géographique, qui sont tous les deux des stratégies d'écriture qui permettent de placer « potentiellement en danger le personnage » (Ibid.). Tout se passe en somme comme s'il concevait le roman comme l'expérience du sentiment d'être déplacé (jusqu'au déplacement terminal) et la conjuration de cette crainte latente par le mouvement.

Oster clôt ainsi sa pensée du roman sur une tentative de réconciliation de soi avec le monde, qui passe par l'écriture et qui se joue à la surface de soi et des autres, toujours oblitérant la connaissance profonde de l'intériorité : « Je n'écris donc pas pour mieux me connaître ou connaître les autres, mais pour être en accord avec le monde. J'écris pour pouvoir vivre, simplement. […] Le monde ne s'approprie que par l'écriture. » (Ibid. 130)

Bibliographie :

  • AUGER, Françoise, « Entretien avec Christian Oster », dans Mura-Brunel, Aline (dir.), Christian Oster et Cie. Retour du romanesque, Amsterdam – New York, Rodopi, 2006, p. 125-130.
  • EVIN, Kathleen, « Christian Oster », L'humeur vagabonde, mars 2013, dans France Inter, [en ligne], page consultée le 18 novembre 2017.
  • EVIN, Kathleen, « L'écrivain Christian Oster », L'humeur vagabonde, septembre 2015, dans France culture, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.
  • OSTER, Christian, « Christian Oster – Rouler », dans Librairie Mollat, 2011, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.
  • OSTER, Christian, « Christian Oster – En ville », dans Librairie Mollat, 2012, [en ligne], page consultée le 22 novembre 2017.
  • OSTER, Christian, En ville, Paris, l'Olivier, 2013, p. 56.
  • OSTER, Christian, « Christian Oster – Le coeur du problème », dans Libraire Mollat, 2015, [en ligne], page consultée le 28 novembre 2017.
  • « Rencontre avec Antoine Emaz et Christian Oster, Dominique Rabaté, Dominique Viart », dans D. Rabaté et D. Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publication de l'Université Saint-Étienne, 2009, p. 285-296.
  • « Christian Oster et Bruno Podalydès à propos de “Comme un avion” », Ciné-Club du libraire du 4 juillet 2015, dans Youtube[en ligne], page consultée le 13 novembre 2017.

Bibliographie

Ouvrages cités

La plupart des citations incluses dans la bibliographie sont des retranscriptions d'entretiens donnés par l'écrivain Christian Oster. Ces entretiens, pour la majorité, sont d'ailleurs assez récents, l'écrivain semblant ne s'être prêté que tard dans sa carrière d'écrivain au jeu médiatique. La bibliographie, en plus de cerner de la manière la plus exhaustive possible le discours d'Oster sur sa pratique de romancier, comprend deux brèves entrevues sur son travail en littérature de jeunesse avec, notamment, des propos fort pertinents sur le genre du conte.

« Christian Oster et Bruno Podalydès à propos de "Comme un avion" », Ciné-Club du libraire du 4 juillet 2015, dans Youtube, [en ligne], page consultée le 13 novembre 2017.

AUGER, Françoise, « Entretien avec Christian Oster », dans Mura-Brunel, Aline (dir.), Christian Oster et Cie. Retour du romanesque, Amsterdam - New York, Rodopi, 2006, p. 125-130.

« Rencontre avec Antoine Emaz et Christian Oster, Dominique Rabaté, Dominique Viart », dans D. Rabaté et D. Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publication de l'Université Saint-Étienne, 2009, p. 285-296.

EVIN, Kathlenn, « Christian Oster », L'humeur vagabonde, mars 2013, dans France Inter, [en ligne], page consultée le 18 novembre 2017.

EVIN, Kathleen, « L'écrivain Christian Oster », L'humeur vagabonde, septembre 2015, dans France culture, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

OSTER, CHristian, « Christian Oster - Rouler », dans Librairie Mollat, 2011, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

OSTER, Christian, « Christian Oster - Le coeur du problème », dans Libraire Mollat, 2015, [en ligne], page consultée le 28 novembre 2017.

OSTER, Christian, « Christian Oster - En ville », dans Librairie Mollat, 2012, [en ligne], page consultée le 22 novembre 2017.

OSTER, Christian, « Christian Oster - La vie automatique », dans Librairie Mollat, 2017, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

OSTER, Christian, « Christian Oster, auteur du roman Le chevalier qui cherchait ses chaussettes », L'école des loisirs, dans Youtube, [en ligne], page consultée le 17 novembre 2017.

OSTER, Christian, « Christian Oster auteur du roman L'invitation faite au loup », L'école des loisirs, dans Youtube, [en ligne], page consultée le 22 novembre 2017.

Citations

« Christian Oster et Bruno Podalydès à propos de "Comme un avion" », Ciné-Club du libraire du 4 juillet 2015, dans Youtube, [en ligne], page consultée le 13 novembre 2017.

Ce dont je me sens proche, c'est cette poésie et, j'aime pas du tout ce mot-là, mais, pas du quotidien, mais cette aventure minimale qui, en même temps, est très forte en émotion. Ici, dans ce film, aussi beaucoup en joie (quelque chose que j'ignore aussi un petit peu dans mes livres). Je trouve qu'il y a une mélancolie dans le film, mais c'est quelque chose de très, très revigorant et d'optimiste. Et donc ces aventures qui sont très, a priori, qui se passent dans un espace extrêmement réduit, c'est ça qui est fascinant et qui en même temps, moi personnellement, comme spectateur m'emporte. Et c'est ce que j'essaie aussi de faire dans mes romans, de pas aller trop loin, mais de faire en sorte que… il apparaît des choses, il surgisse des choses : l'émotion et tout ça.

Moi la première fois que je l'ai vu [Comme un avion de Podalydès], je n'ai pas vu la fin - parce qu'on m'a enlevé avant la fin. Mais il m'a semblé la première fois que je l'ai vu, que c'est une fin qui n'en est pas une, que les personnages de donc, Sandrine Kiberlain et Denis Podalydès, qui arrivent, ils apparaissent sur la rive, enfin viennent à la rencontre, alors je ne sais pas si c'est la géolocalisation ou si c'est simplement parce que lui, finalement - moi je l'ai lu comme ça -, il rentre pas. Et qu'en fait son voyage ne s'achève pas. Il s'interrompt dans une espèce d'apothéose et de synthèse de tout. J'ai sans arrêt ce thème qui est présent pour moi qui est que […], c'est qu'en fait, il est hors de question d'atteindre quoi que ce soit. Si on atteint quelque chose, c'est fini, c'est mort, et c'est la mort.

AUGER, Françoise, « Entretien avec Christian Oster », dans Mura-Brunel, Aline (dir.), Christian Oster et Cie. Retour du romanesque, Amsterdam - New York, Rodopi, 2006, p. 125-130.

Quels sont les romanciers qui ont joué un rôle décisif dans votre désir d'écrire, qui vous ont influencé? p. 125

Plusieurs romanciers m'ont donné envie d'écrire, mais Raymond Queneau avec Le Chiendent a été déclencheur. J'ai eu l'impression qu'il suffisait qu'on me passe la plume : c'est ce que dit Christian Gailly à propos de Beckett. D'autres auteurs m'ont également influencé. La lecture a toujours été pour moi une incitation à écrire. P. 125

Quels sont ceux qui ont influencé votre manière d'écrire? p. 125

Les polars ont influencé ma manière d'écrire. Jean-Patrick Manchette est un grand styliste, un grand constructeur d'histoires, notamment, dans La position du tireur couché. La lecture de Cherokee a été un grand choc pour moi. J'ai découvert que l'on pouvait écrire autrement : cette précision extrême constituait une nouveauté à mes yeux. p. 125

Comment vous situez-vous par rapport au Nouveau Roman? Pensez-vous que votre oeuvre romanesque s'écarte des règles du Nouveau Roman? p. 125

J'ai lu Robe-Grillet lorsque j'étais au lycée, mais je l'ai vraiment découvert après avoir publié mes propres textes. J'ai relu Le Voyeur : j'ai eu une impression de grande familiarité avec ce livre. Je me suis aussi intéressé à Robert Pinget, à Claude Simon. Becket m'a également marqué : En attendant Godot bien sûr, mais surtout le roman Molloy. p. 125

Certains de vos personnages peuvent-ils s'apparenter à Molloy? p. 125

La notion de néant est vide. Il n'y a pas de problématique du vide chez moi, mais du manque, c'est différent. Il existe un manque affectif essentiellement. Mais je ne traite pas de la question du vide ontologique. J'essaie de vaincre le poncif par le style, j'écris pourtant des romans sentimentaux! p. 125

Passons à vos contemporains. Pensez-vous qu'il existe une école de Minuit? Quelles en seraient les spécificités? p. 126

Il n'existe pas de spécificité Minuit. On distingue cependant la notion d'impassibilité, on parle des « auteurs impassibles » depuis Jérôme Lindon (Echenoz, Toussaint, Deville et moi). Mais il y a aussi une relève avec des auteurs complètement différents comme François Bon, Hélène Lenoir, Marie Ndiaye. De toute façon, écrire c'est rechercher une forme comme en peinture. p. 126

Comment vous situez-vous par rapport au minimalisme? Cette étiquette convient-elle à votre oeuvre? p. 126

C'est une expression proche de l'économie des moyens. J'ai besoin d'un roman nouveau chaque année : c'est un rythme nécessaire. Je supporterais mal d'écrire un livre sur trois ans. Il me faut donc des sujets pouvant être traités rapidement : des histoires courtes, peu de personnages, le récit d'une rencontre d'amoureux. Toutefois, je n'aime pas la notion de minimalisme. Jean-Philippe Toussaint serait peut-être le seul à illustrer ce courant esthétique. À propos d'Echenoz ou d'Éric Laurrent [sic], je parlerai plutôt d'anti-minimalisme car ils cultivent le jeu sur la langue et les points de vue déployant des moyens énormes qui exigent une grande inventivité. p. 126

Votre oeuvre romanesque suit-elle un fil directeur? Constatez-vous une progression dans votre parcours et acceptez-vous l'hypothèse selon laquelle vos romans passeraient d'une neutralité presque ostentatoire à une plus grande émotivité des narrateurs? p. 126

Je suis moi-même témoin de cette évolution. Dans L'AventureLe Pont d'ArcueilPaul au téléphone, l'oeuvre est fermée, verrouillée, tirée au cordeau; il n'y a pas de dialogues, on ne voit pas les histoires. Ce sont trois livres complexes, denses, ramifiés, avec des systèmes d'écho étudiés, des effets de langue. Puis j'ai souhaité un changement vers la lisibilité de l'anecdote.
Le Pont d'Arcueil et Paul au téléphone racontent la même histoire que d'autres livres. Ces deux livres sont construits en miroir. Dans Le Pont d'Arcueil, l'homme croit faire le deuil de la femme en allée. Or, ce n'est pas le cas. C'est un récit émaillé de micro-événements à connotation tragique. La douleur est refoulée, il y a suspens du deuil amoureux. Dans Paul au téléphone, le narrateur pense le deuil amoureux impossible. Il croit qu'il ne peut pas oublier la femme qui l'a aimé. Puis il s'émancipe et oublie cette femme. p. 126

Pourquoi privilégier le thème de l'amour, ce poncif de la littérature? Pensez-vous que l'amour soit l'ultime valeur, celle qui résiste aux corruptions de l'argent et de l'intérêt? p. 126

Je préfère traiter d'un sujet que je connais un petit peu. Oui l'amour est une valeur pour moi. Et l'amour préoccupe tout le monde ou presque. « Il faut gratter les poncifs! » disait Cocteau. Les poncifs sont des figures de langage qui recouvrent les éléments fondamentaux pour l'être humain. J'ai de l'intérêt pour ce qui nous est commun à tous. p. 127

On remarque d'autre part dans vos romans une certaine cohérence énonciative emblématisée par la mise en scène de narrateurs masculins éminemment disponibles au réel qui les entoure. Doit-on concevoir cette représentation de personnages « vides » comme la volonté de libérer l'espace textuel dans la traditionnelle psychologie des personnages? Qu'est-ce que cette occultation de la psychologie des personnages, de leur passé et des descriptions apporte à votre oeuvre? La représentation d'individus creux, au lien social plutôt lâche participe-t-elle, selon vous, d'une tentative d'épuration de l'écriture afin de caler la narration au plus près de l'expérience vécue et, par là même, d'accorder une liberté maximale aux réactions des personnages en situation? p. 127

Cela n'est en aucun cas concerté. Mes personnages sont habités par le manque; ils se heurtent dans le monde aux difficultés multiples qu'ils rencontrent. Les situations romanesques que j'invente sont d'ailleurs partiellement autobiographiques. Pour ma part, j'ai fait des petits boulots, je n'ai pas eu d'insertion sociale réelle. Ma seule identité, c'est celle de l'écrivain. Mes personnages me ressemblent de ce point de vue : leurs professions ne m'intéressent pas. Je préfère tout cristalliser autour de leur vie intime. Ils sont également confrontés au concret : une cabine d'habillage dans une piscine, les dialogues qu'on y entend…
Les références au réel sont absolument nécessaires pour ancrer le roman dans un contexte. Même si l'on peut prendre quelques libertés avec le genre romanesque qui est hétérogène, un mixte de sens et de sang et une fiction, on doit conserver ce lien avec l'expérience vécue.
Si je place un personnage dans une situation donnée, je fais l'économie du récit de son passé, mentionnant seulement qu'il vient d'être quitté : le deuil amoureux est d'ailleurs un sujet récurrent dans mes textes car je ne suis pas hostile à la variation infinie sur le même thème. Mon parti pris esthétique est de mêler la précision des détails à la distance, l'humour, la fantaisie. Cela dit, j'épure dans mes romans les plus récents les détails et le factuel. Ce qui retient mon attention, c'est la faculté de l'événement à engendrer une pensée qui fait agir le narrateur : il y a toujours dans mes récits un discours latent sur le rapport entre le narrateur et le monde. Il existe un intime de la surface, conditionné par ce que vit le narrateur, concentré sur un événement précis : là encore c'est autobiographique. Pourtant, je ne fais pas d'introspection; je n'ai pas d'imposants souvenirs familiaux. L'âge adulte m'intéresse essentiellement, l'homme sans passé. Mes personnages sont donc dans le présent, la synchronicité, la réalité. p. 127

À ce titre, le travail formel devient primordial dans votre oeuvre qui refuse d'assigner un sens univoque aux micro-événements et aux sous-conversations en mettant en place une poétique de l'indécision sensible dans l'usage multiple des figures de correction : quels sont les effets recherchés par la création de ce que l'on pourrait appeler une poétique de l'indécision ou de l'hésitation? Voulez-vous ainsi montrer, dans et par la fiction, les incertitudes et l'instabilité consubstantielles au sujet contemporain? p. 128

Ma seule volonté est de laisser de la distance et dans le même temps de parler de l'intime. Je n'ai aucunement l'ambition de parler du sujet contemporain. Je ne veux rien montrer et encore moins démontrer. p. 128

Comment interpréter le rôle de l'humour dans vos romans? Sert-il à établir une complicité (d'ailleurs problématique) entre le narrateur et le lecteur? Est-ce une forme d'auto-ironie ou bien permet-il de désamorcer le pathétique susceptible d'affleurer dans certaines situations auxquelles sont confrontés vos personnages? p. 128

J'utilise en effet la corde du burlesque et souvent l'humour permet de contrebalancer le pathétique. Mais rien n'est concerté : tantôt les deux tonalités sont mêlées, tantôt elles alternent. p. 128

Faut-il désamorcer tout ce qui pourrait être sérieux? p. 128

Oui. Par exemple, l'imparfait du subjonctif a un caractère incongru. Or je peux pas m'en défaire. Je risque alors de « casser l'effet » dramatique. Ce qui pose la question de savoir à quel moment on peut jouer avec la distance pour accentuer l'efficacité du texte. p. 128

Passons à la temporalité. Comment peut-on interpréter la durée très courte de vos romans? S'agit-il de montrer l'unicité de l'expérience? Ou bien le caractère démuni du personnage face à une situation donnée? p. 128

C'est le désir d'aborder la situation du personnage dans des conditions et une temporalité restreintes. Il s'agit de circonscrire pour mieux observer. p. 128

Cette réduction de la durée de vos récits vient-elle témoigner de l'impossibilité pour le roman contemporain de montrer une vie humaine dans son intégralité comme le tendait à le faire le roman du XIXe siècle? p. 128

Certains romanciers en effet ont essayé de montrer la complexité de la vie humaine. Je ne pense pas que ce soit plus difficile aujourd'hui de restituer le vie [sic]. Il y a des romans / d'éducation, des romans sur le monde; Paul au téléphone est un roman sur le temps. p. 128-129

Tous vos romans, hormis le premier, mettent en scène des personnages sinon en voyage du moins en déplacement? Que signifie pour l'économie de vos romans le fait de faire se déplacer vos personnages dans l'espace? La mobilité des personnages peut-elle se comprendre comme révélatrice de la dynamique mentale qui les anime? En d'autres termes, les déplacements dans l'espace, en raison de la variation perpétuelle des points de vue qu'ils impliquent, sont-ils symptomatiques de l'indécision des personnages? p. 129

Il n'existe pas de symbolique du déplacement. Mais le roman est déplacement dans le temps et l'espace : c'est une caractéristique du genre romanesque (voyez les romans de Jean Echenoz). Je n'imagine donc pas un roman sans déplacement. Je n'aime pas les huis clos. Cependant, Dans le train est presque un huis clos car les deux personnages ne sont guère relayés par une tierce personne.
En multipliant les points de vue, la mobilité géographique peut renvoyer à la dynamique mentale des personnages. Le déplacement favorise l'émergence de l'aventure, il est aventure, il met potentiellement en danger le personnage. p. 129

On remarque des ruptures dans votre oeuvre à partir d'Une femme de ménage. On a l'impression que vous vous autorisez à revenir à une forme d'écriture plus proche du romanesque traditionnel; l'intrigue du roman se complexifie, vous introduisez dans le roman des personnages secondaires, des ressorts typiquement romanesques (tel que le personnage de Ralph qui ajoute, par sa fonction ambivalente, une touche presque vaudevillesque ou encore certains motifs du quotidien comme l'aspirateur ou les cheveux desséchés de Laura), des descriptions, qui, sans être ordinaires, apparaissent moins « étranges » que dans certains de vos romans précédents. En somme, on sent un changement matérialisé par la mise en place d'une histoire simple, attachante, émouvante aussi. p. 129

C'est vrai que j'ai introduit des personnages secondaires de façon plus marquée à partir d'Une femme de ménage : Ralph est né parce que, dans l'économie de la narration, il me fallait une tierce personne. Il y avait pourtant de nombreux personnages secondaires dans mes récits précédents, dans Mon Grand Appartement par exemple. Quant aux motifs du quotidien ils produisent leur effet. Ainsi la découverte de l'alliance par Laura joue son rôle : alors que nous sommes dans une phase euphorique ascendante à l'intérieur du couple, la bague retrouvée assombrit la relation, modifie les enjeux, crée un arrière-plan. J'avais hésité à laisser cet épisode et je l'ai conservé pour ces raisons : on a parfois l'impression lorsque l'on écrit que l'on atteint à un moment donné un point d'équilibre. p. 129

Par ailleurs, on voit le narrateur en couple dans Une femme de ménage ainsi que dans Le Train. N'est-ce pas une rupture, une nouveauté? p. 130

Du point de vue de la création littéraire, cela me permet d'aborder une relation un peu plus affirmée entre un homme et une femme : ils risquent d'avoir des choses à se dire! p. 130

Pourtant, vos personnages se parlent peu : est-ce une difficulté d'écrire ou un choix? p. 130

Les deux. Je ne veux pas trop dévoiler les personnages : je préfère qu'ils gardent leur mystère et donc leur attrait. De plus, je n'aime pas les dialogues, je préfère les tronquer. Et puisque règne le plus souvent un climat de tension, les personnages ne se disent pas tout. p. 130

La fiction est-elle pour vous un moyen pour accéder à la vie intérieure d'autrui, de soi-même? p. 130

Non. Il y a deux types de lecteurs : ceux qui cherchent à augmenter leur connaissance de la vie, à puiser un savoir; et il y a ceux qui visent le plaisir immédiat, la jouissance. Pour ma part, je ne cherche pas à apprendre en lisant; les livres que je lis sont ceux qui m'emportent, me déstabilisent. Je n'écris donc pas pour mieux me connaître ou connaître les autres, mais pour être en accord avec le monde. J'écris pour pouvoir vivre, simplement. Je pense à une interview de Christian Gailly où il essayait de décrire un portail et soudain il s'écrie : « non, je ne peux pas! Je ne le vois pas! » Le monde ne s'approprie que par l'écriture. p. 130

Répondant ensuite aux questions du public, Christian Oster affirme qu'il recourt aux codes romanesques antérieurs, mais en les détournant et les transformant. Il insiste sur l'exigence d'invention qui préside à l'acte d'écrire. p. 130

« Rencontre avec Antoine Emaz et Christian Oster, Dominique Rabaté, Dominique Viart », dans D. Rabaté et D. Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publication de l'Université Saint-Étienne, 2009, p. 285-296.

Dominique Viart : Ce sont, on vient de l'entendre, deux écritures éminemment différentes. Aussi un effet de scandale peut-il saisir la pensée quand on les rassemble sous l'étiquette peut-être hasardeuse « d'écriture blanche ». Que signifie pour vous cette expression d'écriture blanche? Est-ce qu'elle fait sens pour vous qui ne la revendiquez explicitement ni l'un, ni l'autre? Et si oui, quel sens cela a-t-il par rapport à votre propre travail? p. 288

Christian Oster : Je crois que derrière cette idée de blancheur, il y a autre chose qu'on essaie d'exprimer. C'est sans doute une volonté d'évacuer un certain nombre de vieilleries stylistiques, littéraires au nom d'une forme de modernité. Je pense que c'est ce qu'on vise à atteindre. Il faudrait plutôt parler d'un effet de blancheur et d'une blancheur qui serait pleine de quelque chose d'autre que ce blanc. C'est comme si on demandait en parlant de blancheur au lecteur qui se confronterait à une écriture blanche d'être double et de sentir à la fois la volonté d'évacuer le lyrisme, le pathos ou je ne sais quoi, et la pseudo-matité qui serait le reste de cette / tentative. Quand on parle de blancheur, on parle déjà de duplicité donc d'une attitude littéraire qui s'inscrit en contraste par rapport à une tradition. Dans ce sens-là, je crois qu'on peut peut-être en parler. En même temps, pour moi, à aucun moment, je ne peux m'identifier à la notion de « plat » qui a été évoquée, de neutralité, sauf à utiliser la neutralité comme effet ponctuel dans un ensemble narratif, bien entendu par différenciation. Je crois qu'au contraire tout ce que je m'efforce de faire et tout ce que, me semble-t-il, la plupart des écrivains s'efforcent de faire, c'est de faire un acte littéraire, de créer quelque chose et non pas de s'absenter. p. 288-289

Dominique Viart : On sent bien que vous [Antoine Emaz] avez envie de tenir le sujet très présent dans le texte mais présent sous une forme un peu éloignée, un peu distante, impersonnelle et hors de tout lyrisme. Est-ce que selon vous, Christian Oster, cette façon de parler du sujet avec une certaine distance, on pourrait l'appeler impassibilité? Est-ce que cela aurait à voir avec ce que Jérôme Lindon a appelé, dans un encart publicitaire des éditions de Minuit, le roman « impassible »? Si je me souviens bien de cette publicité de 1989, votre premier roman y était affiché. Est-ce que cela est encore pertinent, aujourd'hui, dans le trajet actuel de votre oeuvre?

Christian Oster : Oui, cette notion d'impassibilité a du sens, mais c'est très limitatif. Il s'agissait de faire passer l'idée qu'en fait l'affect était présent, mais absolument impalpable, invisible sous le travail de la langue, de la distance, de l'humour. C'est un adjectif qui collait assez bien aux auteurs concernés et à ce qu'ils publiaient à l'époque mais c'est une notion qui, appliquée à ces auteurs-là et à d'autres, a pris du plomb dans l'aile. Je crois que je ne suis pas le seul à avoir évolué vers la volonté de faire émerger l'affect c'est-à-dire de faire en sorte que le travail de la langue n'enfouisse pas ni l'affect ni, pour ce qui me concerne, le propos narratif auquel je suis très attaché. Mais l'impassibilité, c'est au départ une espèce de pente naturelle, de réaction de défense par rapport à un choix esthétique, une / pudeur qui consiste à se méfier du genre romanesque et à le désigner comme tel. Cette notion d'impassibilité vient de là. C'est un réflexe natif mais je le combats. Comme il est très solide, comme cet aspect défensif chez moi est très solide, et chez les autres c'est parfois pire, je peux m'atteler à le combattre pour essayer de faire surgir l'affect. Ce qui est bien, c'est que quand j'ai l'impression d'avoir réussi à mettre mes tripes sur la table, les gens me disent « Ah, ah, qu'est-ce que c'est drôle! ». Donc je me dis que finalement ça marche bien : en luttant contre moi-même, j'arrive à obtenir l'effet que je souhaite. Je ne tiens pas spécialement à faire sourire, ce n'est pas le but de l'opération. Les passages qui sont un peu distants ou décalés ou burlesques ne sont pas des passages prémédités, c'est parce qu'à un moment donné, les propos se prêtent à ça. Mais c'est vrai que cet aspect défensif est une base qui resurgit de temps en temps. p. 290-291

Dominique Viart : Il est vrai que l'affect est assez distancié à chaque fois. Il m'est apparu comme une sorte d'écho de ce qu'on appelait autrefois le « roman à la française ». Marguerite Yourcenar utilisait cette expression pour désigner le roman d'analyse. Dans vos romans, l'analyse fonctionne de façon assez élaborée, mais sur tel détail de la vie complètement anodin, alors que le roman d'analyse traditionnel s'intéressait plutôt aux passions et aux choses obscures de l'âme. Voulez-vous en faire une parodie? p. 291

Christian Oster : Il n'y a pas de volonté de parodie par rapport à un genre. Je pars d'une situation qui est à la fois extrêmement simple (j'entends souvent l'adjectif « quotidien » qui fait sourire car le quotidien n'existe absolument pas, il n'y a que la vie) qui est une situation de rencontre amoureuse. Je la développe et je l'inscris dans un cadre concret. Évidemment, quand je suis dans un cadre concret, j'ai tendance à ne pas l'abandonner. Mais avant c'était bien pur, je ne lâchais plus du tout de sorte qu'on ne voyait même plus de quoi il s'agissait. Maintenant j'essaie de le garder comme base et apparemment il en reste encore puisque qu'on me renvoie encore que c'est concret, que c'est quotidien, que c'est petit, que c'est minimaliste. Mon propos c'est de raconter une histoire : j'écris des romans sentimentaux. p. 291

Dominique Viart : Souvent l'élan de l'écriture procède à partir de quelque chose qui est de l'ordre du pur constat, une sorte de point de départ, que la femme se nourrisse par exemple… Jouez-vous de constats qui servent de prétexte et permettent ensuite à l'écriture de se déployer? p. 291

Christian Oster : Je ne sais pas comment ça se produit, c'est vraiment le mouvement de l'écriture. J'écris des plans, je planifie ces histoires parce que j'ai peur de me planter mais cet élan, c'est comme ça, il est là. C'est vous qui reconstituez après les choses, c'est vous qui devriez répondre à ma place. Moi, je ne sais pas. Mais je ne dis pas du tout qu'il y a une alchimie mystérieuse. p. 292

Dominique Viart : Dans Boue, par exemple, vous évoquez une figure d'homme en état de déréliction, d'affection, de vieillissement et même d'agonie, mais sans jamais entrer dans le pathos. Vous dites sa fatigue par le truchement d'un tabouret de cuisine, des objets quotidiens. Peut-on considérer que les objets se substituent aux affects, que vous retenez, l'un et l'autre, car dans vos romans, Christian Oster, il y a aussi beaucoup d'objets qui circulent? p. 292

Christian Oster : Quand on écrit des livres, il y a quand même un moment avant où on ne sait pas et il y a un apprentissage. Quel est le premier obstacle, notam/ment pour quelqu'un qui veut raconter des histoires (ce qui n'était pas du tout mon cas d'ailleurs, je ne voulais pas raconter des histoires, je voulais jouer avec le roman au départ, je voulais juste ça)? Le premier obstacle, c'est le galimatias, c'est l'abstraction, c'est le confusionnisme. La première difficulté, c'est comment faire advenir le concret. J'ai donc énormément travaillé contre moi-même et je suis passé de textes totalement abstraits, psychologisants, dérapants, à des choses « robbe-grilletiennes », contre nature pour moi. C'est la trace. Il faut comme le disait Antoine Emaz, un substrat, il faut un sol, il faut absolument des repères, il faut des lieux, il faut des formes. C'est bien les objets. J'aime bien utiliser des choses que tout le monde connaît. C'est plus intéressant un tabouret, voir ce qu'on peut faire avec lui que cet objet très bizarre d'un jeu où il fallait deviner ce que c'était, dont on ne comprenait pas le détail photographié en très gros plan et qui était par exemple un objet très compliqué à l'intérieur d'un réacteur nucléaire. Je trouve moi, intéressant de parler effectivement de ça… de ça… de ça… (NDLR : il montre des objets sur la table). On est dans le monde de l'objet, mais aussi sur le même plan parce que tout ça avance ensemble, de l'amour, de la rencontre, de la solitude, de la souffrance… p. 292-293

Dominique Rabaté : Il y a donc une mise à distance de l'affect, et je crois que cela vous [Antoine Emaz et Christian Oster] pouvez le revendiquer en commun malgré vos différences. Je voulais poser une question un peu plus précise sur le travail d'écriture. Il me semble quand même qu'il y a du côté de ce que l'on appellera provisoirement / « écriture blanche », sous réserve d'une meilleure expression, un refus de la métaphore. Est-ce que vous accepteriez de dire les choses comme ça? Je pensais au début de Loin d'Odile où vous écrivez : « ce n'est pas une métaphore ». Une question adjacente à cela : est-ce que la mouche d'Odile a quelque chose à voir avec Marguerite Duras dans Écrire ou est-ce une idée loufoque du lecteur? Il y aurait donc ce refus de la métaphore dans Loin d'Odile et il me semble dans votre travail, Antoine Emaz, une sorte de refus aussi, à la Reverdy, un refus de l'image. Tout à l'heure en discutant vous disiez : « Moi, je saute par-dessus tout le surréalisme ». Est-ce que ça vous paraît un point important dans le début de votre pratique d'écrivain, une chose qui s'est imposée ou dont vous avez décidé après réflexion? p. 293-294

Christian Oster : J'ai quelque chose à répondre là. Très précisément, dans mon premier roman qui s'appelle Volley-Ball, il y a un refus conscient, délibéré et constant de la métaphore c'est-à-dire que dans Volley-Ball il n'y a aucune métaphore. C'était voulu, c'était recherché. Ensuite, le travail, c'est autre chose, c'est une espèce de réflexe qui consiste à écrire, à éviter les obstacles, les interdits qu'on se donne mais de façon beaucoup plus flottante c'est-à-dire que la métaphore est revenue. Avant c'était la non-métaphore délibérée, mais elle est revenue de façon non délibérée aussi, par accident, ce qui veut dire que maintenant je ne refuse rien. Je ne refuse pas la métaphore, je ne refuse pas la non-métaphore, je ne refuse rien, j'écris ce qui me vient, c'est tout. C'est aussi pour marquer cette évolution. p. 294

Dominique Rabaté : Et la mouche? p. 294

Christian Oster : Ah la mouche! La mouche est plus due… je ne sais pas à qui… Après je me suis aperçu qu'Echenoz avait aussi parlé des mouches dans Lac et je me suis dit qu'on allait encore dire que je lui avais piqué un truc… La mouche, ce n'est pas Duras en tout cas… C'est une expérience très personnelle, très autobiographique. p. 294

Antoine Emaz : Oui, je maintiens tout à fait ce qui a été dit sur « sauter par-dessus le surréalisme ». Je suis tout à fait d'accord aussi avec ce qui a été dit sur Reverdy et le refus de l'image. André du Bouchet parlait chez Reverdy d'« images invisibles ». Reverdy a été le premier théoricien de l'image, on le sait, mais ce qu'admirait du Bouchet chez lui, c'était l'invisibilité de l'image, le fait qu'on ne la voie presque pas, qu'on ne la reconnaisse pas, qu'on ne la voie pas passer. Elle fait presque partie de la normalité. Il y a ces images invisibles chez moi. Par exemple, un des premiers poèmes publiés que j'ai écrits s'appelait Mur paroi et on pourrait tout à fait dire que tout ce long poème travaillait en fait l'obstacle, qu'il était en quelque sorte une métaphore des différents obstacles pour avancer. On pourrait dire ça mais quand on lit Mur paroi, on ne voit pas l'image, elle paraît naturelle. Il y a un mur, oui, comme ici nous sommes entre quatre murs. Vous voyez ce que je veux dire? Ce que je n'aime pas, c'est quand l'image clinque et c'est en ce sens-là que je n'aime pas l'image surréaliste ni le « stupéfiant image ». p. 295

Christian Oster : Ce que vous dites sur la métaphore, c'est valable pour tout le travail littéraire. p. 295

Antoine Emaz : Oui, c'est notre matériau. p. 295

Christian Oster : L'idée c'est que ça soit mais que ça ne se voie pas trop. Enfin, que ça se sente… p. 296

Antoine Emaz : Oui, c'est ça. p. 296

Christian Oster : C'est ce qui différencierait nos écritures de ce qu'on appellerait une écriture blanche, strictement blanche. p. 296

EVIN, Kathlenn, « Christian Oster », L'humeur vagabonde, mars 2013, dans France Inter[en ligne], page consultée le 18 novembre 2017.

À l'occasion de la parution du roman de Christian Oster En ville, 2013


Kathleen Evin : On vient d'entendre la description du paysage dans lequel vous faites évoluer votre narrateur, Jean, prénom qui revient d'ailleurs assez souvent dans vos livres, et c'est étrange de choisir un personnage qui ne sait pas vraiment de quoi il a envie, pas plus qu'il ne sait vraiment de quoi il n'a pas envie.

Christian Oster : C'est un personnage que… jusqu'à présent je connaissais bien mon narrateur. Depuis quelques années je le connais de moins en moins bien, donc je pars plutôt à sa découverte. Il ne fait plus comme dans les livres précédents de rencontres amoureuses frontales, et bien que le manque affectif peut entrer dans sa problématique. Et donc je sais seulement que c'est un homme vieillissant, voilà, qui a eu plusieurs vies comme je le dis dans le livre, qui est plutôt solitaire et à qui, évidemment (sinon il y aurait pas d'histoire), il manque quelque chose. Je pars à sa recherche en cours d'écriture et j'essaie de le définir au fur et à mesure.


Kathleen Evin : Justement, cette perte de repères que vous venez d'expliquer par rapport à votre personnage, parce que, en gros, quand on lit vos livres précédents, il y a une familiarité, on reconnaît ce type d'homme, comme ça, un peu indécis, entre deux eaux. Si vous dites que vous ne savez plus trop où il est par rapport aux précédents livres, est-ce que ce n'est pas tout simplement parce qu'il a vieilli?

Christian Oster : C'est en partie parce qu'il a vieilli et aussi en partie parce que je ne veux plus raconter, encore une fois, d'histoires de rencontres qui prennent tout le devant de la scène et que, par conséquent, je bascule de problèmes, disons, sentimentaux vers des problèmes, avec tous les guillemets qu'on voudra, que je qualifierais, disons d'existentiels; et qui sont en fait liés, effectivement, au temps qui a passé, à la solitude qui nous compose tous d'une façon, qu'on le veuille ou non.


Kathleen Evin : Est-ce que vous diriez, Christian Oster, que ce Jean est animé par la peur, mais une peur qu'il ne sait pas définir?

Christian Oster : Il y a une peur qu'il sait définir dans le livre… [l'animatrice enchaîne : la peur que la vie s'accélère vers la fin] oui, voilà, cette peur-là elle est analysée. Elle m'est propre aussi, je l'ai pas inventée, elle est propre à un certain nombre de gens. Je trouve que, quand même, être en vie c'est formidable, mais c'est aussi absolument extraordinairement étrange, de penser qu'il y a ce rideau, ce côté sombre qui nous accompagne tout le temps et avec lequel on doit, pratiquement quotidiennement, composer. Donc effectivement ça lui prend pas mal d'énergie, d'affronter ce problème-là. Pas que, bien sûr, pas que… bon, il a un travail, il a quelques relations insatisfaisantes, mais il a beaucoup vécu, enfin il a suffisamment vécu, en tout cas, pour ne pas avoir l'impression de ne pas avoir vécu, justement, mais, voilà, il est en recherche de quelque chose, mais cette recherche n'est pas vraiment exprimée. Il avance, il voit le temps passer et il se fuit en même temps, enfin, il fuit ses propres interrogations.


Kathleen Evin : Mais d'ailleurs, ce Jean, il est très occupé. C'est-à-dire, pendant tout le livre il n'arrête pas de courir : il va à l'hôpital voir son ami qui est en train de mourir; il essaie d'aller diner chez ces gens qui ne sont pas vraiment des amis, puisqu'ils n'ont jamais eu de conversations très personnelles; il a des rencontres avec des dames, mais il a très envie qu'elles quittent son appartement; il va visiter un autre appartement, mais il sait pas vraiment s'il a envie d'y vivre. Même son bureau, qui est un petit cocon protecteur, on a le sentiment qu'il n'est pas très absorbé par son travail. Il déambule pour remplir une vie, sans que cette vie soit remplie par… ni par des passions, ni par des amitiés, ni par des activités professionnelles. Il flotte un peu.

Christian Oster : Il flotte, bien sûr, mais il est pris dans des contraintes et dans des activités qui sont en fait définies tout simplement par le scénario que moi j'ai conçu pour ce livre, c'est-à-dire que moi je voulais que dans ce livre, justement, il y ait beaucoup de mouvement, puisqu'on ne se déplace pas géographiquement je voulais qu'il y ait beaucoup, en tout cas, d'action, et le groupe d'amis qui est décrit ici est un peu là pour ça : pour créer des perspectives, des rendez-vous, des accidents qui permettent effectivement au personnage principal, au narrateur de s'agiter, effectivement, aller à l'hôpital. J'ai souvent recours à des événements extérieurs qui font se mouvoir le narrateur. C'est pas forcément lui. Par le passé je l'ai fait se mouvoir par ses propres besoins, par ses propres désirs. Là justement, comme il est un petit peu flottant, il se meut avec les autres et par les autres. Ça c'était une nécessité scénaristique pour moi. Et puis de voir comment il se débattait.


Kathleen Evin : Vous le disiez tout à l'heure, il y a quelque chose qui a changé dans votre manière d'envisager une narration, ces personnages qui avant avaient des rencontres amoureuses, des déceptions, des quêtes. Là ils se trouvent plutôt confrontés à : que faire pour vivre? Du coup je me suis replongée dans un précédent livre parce qu'il y avait une phrase que je voulais retrouver et je l'ai retrouvée, c'est dans le livre Trois hommes seuls, où il y a un des personnages qui dit : « Je ne prétendais pas vivre, je trouve que c'est une ambition stupide. On vit de toute façon et en fin de compte quelque chose s'est passé. » C'est une phrase que Jean pourrait redire dans ce livre exactement de la même manière.

Christian Oster : Certainement, certainement. J'allais dire : « vous l'avez dit mieux que moi », mais vous me citez! Mais oui, oui, tout à fait.


Kathleen Evin : En fait, dans ce livre, comme souvent dans vos livres, Christian Oster, les hommes restent au bord de la vie, mais ce sont les femmes qui disent ces choses-là, qui mettent le doigt sur ces situations étranges où se trouvent les hommes. […] Christina Oster, votre livre est mélancolique et drôle, j'ai beaucoup ri aussi, mais je me suis dit c'est étonnant parce que ce personnage, Jean, qui est le narrateur du livre, c'est lui qui nous fait rire avec ses réflexions. Et en même temps, c'est pas un personnage qui utilise l'humour dans ses conversations avec les autres. Et là donc on se dit : c'est celui qui écrit… Alors il y a comme ça un brouillage des repères pour le lecteur, assez perturbant.

Christian Oster : Raymond Queneau disait : « il faut se méfier de l'humour », ce qui était assez intéressant comme remarque venant de sa part. Oui, il faut s'en méfier, c'est-à-dire que moi j'écris pas pour faire rire a priori, j'écris pas des romans du genre comique, mais de temps en temps, et même assez souvent, quelque chose se profile dans l'écriture qui fait que soi pour des raisons de burlesque ou de pensée de soliloque, on sent pointer quelque chose de l'ordre de l'humour, de la drôlerie, etc. Et donc si c'est pas trop gros, au passage je l'attrape et je le fais passer. Mais c'est surtout que je… c'est difficile à dire, vous savez, j'écris comme ça, c'est pas calculé, j'ai besoin de cette distance pour faire passer ma narration, pour passer l'affect, pour passer la détresse et tout ça. L'humour, de toute façon, ne ressort que mieux, en tout cas, que sur des situations noires ou, en tout cas, problématiques, préoccupantes. J'ai peut-être pas répondu à votre question…


Kathleen Evin : Je reviens à cette expression « être au bord de la vie ». Alors dans votre livre En ville, Christian Oster, c'est une amie, la meilleure amie du narrateur, Jean, qui parle d'elle-même en disant qu'elle a le sentiment d'être au bord de la vie. Et en fait, il ne reprend pas cette expression, or c'est exactement sa description à lui : il est au bord de sa vie. Il ne rentre jamais vraiment dedans et notamment quand il cherche un appartement. Alors, pour nous, à la Maison de la Radio, c'est assez amusant parce que cette visite d'appartement que vous décrivez au pied de la Maison de la Radio on voit tous l'immeuble, on sait exactement où il est, on se dit : « vous l'avez sûrement visitée un jour. » Et en fait, il reste, comme dans sa vie, dans cet appartement qu'il va finalement prendre, il va choisir de rester au milieu de la pièce de séjour, parce que s'il s'approche trop d'une fenêtre il voit les voitures, s'il s'approche trop de l'autre il a du bruit, et en fait c'est une assez bonne description, à travers la visite de cet appartement, de ce personnage qui reste au bord de sa vie, mais c'est les femmes, dans votre livre, comme dans tous les précédents livres, qui mettent des noms sur les attitudes et les choses importantes, jamais les hommes, comment ça se fait?

Christian Oster : D'abord, l'histoire du « bord de la vie » et l'appartement, il est dit explicitement dans le texte qu'il a la sensation et même éventuellement la volonté (quand il dit de cet appartement qui est au bord de la Seine) d'être pas mécontent, dans un sens, d'être arrivé au bord de quelque chose. Qui n'est pas forcément la vie, mais qui est une limite après quoi il faudra probablement passer à autre chose ou en tout cas évoluer, en tout cas avancer. Quant aux femmes, qui diraient les choses plus essentielles, les femmes disent toujours des choses plus essentielles de toute façon. Il y a un personnage, Louise, qui est assez importante dans le livre, qui aborde à un moment donné, de façon explicite aussi, la question des rapports entre ce groupe d'amis, parce que quelqu'un dit : « on ne se connaît pas si bien », et Louise dit : « mais on se parle quand même et on se questionne », et voilà, elle met certaines choses sur la table. Et quant à Agnès Dementelbeau, qui est la femme qui dit qu'elle est au bord de quelque chose, c'est un petit peu particulier parce que, elle, c'est une malheureuse en amour systématique et là elle parle au narrateur d'une opportunité qui se présente à elle de basculer dans la vie justement parce qu'elle va peut-être tomber amoureuse. Mais elle est très, très peu sûre d'elle-même. Moi, je la connais pas cette femme-là, pas plus que les autres. En fait je ne connais personne dans ce livre et ce sont des gens que je découvre au fur et à mesure et qui véhiculent un certain nombre de pensées que moi, effectivement, je peux avoir. Je sais même pas si je les ai ou si je les leur prête. En tout cas, le temps que je les écris, je les ai. Là aussi c'est vraiment difficile de répondre à cette question.


Kathleen Evin : Christian Oster, depuis qu'on a commencé à parler de ce dernier livre, En ville, qui vient de paraître aux éditions de l'Olivier, je me demande si les auditeurs ne se disent pas un peu : « mais qu'est-ce que c'est que cette histoire, décousue? » En fait elle est décousue comme dans la vie, c'est-à-dire qu'il lui arrive ce qui nous arrive à tous et en plus comme on suit le fil de la pensée du narrateur, on le suit dans des méandres et, en fait, ce qui est surprenant, c'est que votre écriture pour nous raconter ce flou de la vie, cette ambiguïté, ces personnages qui hésitent entre, toujours, des choix impossibles, vous avez une écriture incroyablement précise et en fait je me demande toujours comment vous faites pour ne pas perdre le fil. Parce que ce Jean, il est difficile à suivre, dans ses pensées, dans ses actions et votre écriture le suit, j'allais dire, presque diaboliquement. Est-ce que dès la première ligne vous savez très exactement où vous allez. Parce que quand vous dites : « ces gens-là, je ne les connais pas, je les découvre », on se demande comment justement l'écrivain, l'écrivant, arrive à suivre des gens un peu flottants.

Christian Oster : Je ne savais pas où j'allais quand j'ai commencé à écrire cette histoire. Mais très vite, je me suis posé la question de savoir où j'allais. En clair, très vite, je me suis posé la question du scénario - je dis scénario, même si on est pas au cinéma. Et ce qui me permet de suivre mon narrateur et de suivre tous ces personnages, c'est tout simplement parce que je raconte une histoire, que cette histoire je l'ai tracée à grandes lignes au bout d'un certain nombre de pages, je vais vous la raconter, très vite : un groupe d'amis se retrouve à la première page pour décider de partir en vacances ensemble et ce qui va se passer c'est que ce projet va avoir du mal à se mettre en place, pour des tas de raisons, à savoir que un couple va se déliter, un des personnages arrive déjà en état de rupture, un autre est très malade et il va y avoir un problème, le narrateur lui-même va vire des événements qui vont être tout à fait perturbants. Donc tout ça c'est de l'histoire, c'est de l'anecdote, c'est de l'événement. Tout ça moi je l'ai en tête et mon histoire se promène au long du concret de ces situations, et le soliloque, que vous évoquez, ou en tout cas les pérégrinations mentales du narrateur, ne font qu'accompagner toujours des situations concrètes. Vous savez, j'écris des livres qui se passent dans des milieux, en l'occurrence, urbains, mais en tout cas des milieux européens. Ça se passe jamais à Caracas ni à Saïgon, mais à partir de là il y a une histoire qui doit se mettre en place, avec, en plus de cette histoire et de ce scénario, il y a des thèmes dont j'ai pas décidés a priori de parler, mais qui sont là et qui m'habitent tout le temps, qui sont effectivement le vieillissement, qui sont la mort, mais qui sont aussi et toujours, malgré tout, l'amour, puisque là, très souterrainement, l'amour est tout à fait présent; et même parfois plus que souterrainement, il est d'abord présent dans les autres personnages, notamment les personnages féminins, mais aussi dans le personnage de George, qui accompagne souvent le narrateur, mais on s'en apercevra si on lit le livre jusqu'au bout. Il est présent aussi, pour le narrateur.


Kathleen Evin : Christian Oster, tout au long de ces pages, il y a une extrême précision à nommer les lieux, les objets, les couleurs, les bruits, les terrasses de café, les lieux où ça se passe. C'est ce qui structure votre roman aussi, ça vous sert à donner de la chair à vos personnages?

Christian Oster : Je sais pas si je verrais les choses comme ça. Il est certain que j'essaie toujours… dans des situations concrètes, même si le narrateur-soliloque est peut-être un peu plus dans ce livre-là que dans le précédent, notamment, où il ne soliloque pas du tout. J'ai besoin, j'ai envie que les situations soient très visuelles, très palpables, d'où sans doute mon attention à certains détails, mais qui n'est pas une intention non plus, même si elle l'a été par le passé, hyper réaliste. C'est juste une attention focalisante, mais qui est pour moi une conséquence même du geste d'écrire. Écrire c'est, écrire notamment des romans, c'est focaliser sur son objet, donc à partir du moment où effectivement je suis à une terrasse de café je peux décrire le fait que quelqu'un boit un diabolo menthe sur deux pages. Voilà, j'y consacrerais peut-être deux lignes. Et puis c'est pas… il peut y avoir un geste… Vous savez, ce sont des phrases qui s'aboutent, au sein de la même phrase les mots s'aboutent les uns aux autres, et parfois font dériver du concret vers le mental, et quelque chose de concret peut très bien amener comme ça au détour d'une ligne, à une considération mentale. Tout est mélangé et tout est lié, en fait, à ce que quelqu'un que j'ai bien connu appelait « l'aventure de l'écriture ».


Kathleen Evin : Puis, il y a aussi quelque chose… alors j'ai relu des pages, parce que c'est toujours une question qu'on se pose, c'est la concordance des temps en fait. C'est-à-dire que c'est un récit au présent et qui se déroule aussi au passé. Donc il y a à l'intérieur des phrases, sans arrêt, des changements comme ça de temps, est-ce que c'est quelque chose qui est assez compliqué à mener un récit au présent et avec des choses au passé?

Christian Oster : Alors là, je vous ferais juste observer que ce récit n'est absolument pas au présent, ce récit est entièrement écrit au passé composé. De toute façon, le présent, on est toujours dans un présent dans un récit, même si on est au passé simple. Et donc, effectivement, ça amène… comme dans ce livre, effectivement, il y a plus, beaucoup plus que dans d'autres, des remémorations (il y en a pas non plus énormément, mais il y a notamment des scènes entières qui sont une remémoration, notamment la rencontre avec Agnès de Montelbeau sur une plage), effectivement, j'emploie des temps surcomposés. Ça peut paraître parfois encombrant, mais pas tant que ça finalement.

EVIN, Kathleen, « L'écrivain Christian Oster », L'humeur vagabonde, septembre 2015, dans France culture[en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

Kathleen Evin : Christian Oster, c'est votre marque de fabrique aussi dans vos livres, d'abord on est toujours dans la tête du personnage principal, et comme lui parfois on s'évade dans des détails, dans des choses qui ont l'air apparemment, complètement en dehors du fil de l'histoire et au fond cette accumulation de détails elle finit par décrire tellement précisément le personnage qui, par ailleurs n'est pas physiquement décrit, c'est une forme d'écriture qui vous est personnelle et qui est très intrigante, parce que le lecteur du coup apprend des choses sur le personnage que vous ne lui racontez pas.

Christian Oster : Oui, que le personnage, enfin qu'on n'ait pas de détails sur l'apparence physique du personnage n'a rien me semble-t-il que de très naturel, puisque lorsqu'on écrit à la troisième personne, à moins de verser dans le genre « je me suis regardé dans la glace, je me suis trouvé gras, etc. » ou « je suis un homme de telle taille, j'ai telle complexion », ce qui est aussi un genre presque littéraire, que je ne pratique pas, à moins de pratiquer ça, effectivement, on ne voit que le personnage dans ses agissements et dans ses pensées, mais dans ses pensées sur sa situation, sur… etc. Et quant aux détails que vous évoquez, effectivement, il est possible que je m'attarde sur des détails, mais c'est jamais pour moi, pour moi en tout cas, pour faire des digressions, c'est parce que à un moment donné dans mon histoire tel détail a son importance ou me permet un peu d'ironie et à ce moment je focalise sur ce détail, mais je focalise pas au point d'en faire des inserts, des gros plans de façon hyper réaliste. Il y a un écrivain américain qui faisait ça, qui a écrit La Mezzanine, qui lui pratiquait cette espèce d'insert énorme sur les détails. J'espère en tout cas ne pas digresser dans ces détails et apporter au contraire de l'eau au moulin de la conscience du narrateur.

Kathleen Evin : Oui mais c'est justement cette forme de style qui vous est propre et qu'on retrouve à chacun de vos livres, Christian Oster, c'est des phrases très courtes, très ciselées, un goût pour le mot précis, j'imagine que ça vous prend du temps aussi pour racler la phrase et puis tout d'un coup elle s'envole comme l'esprit du personnage tout d'un coup part. Et c'est assez formidable comme procédé narratif, parce que c'est un style, d'abord on vous reconnaît et en plus le lecteur arrive assez bien à se mettre à l'intérieur, en l'occurrence de Simon [narrateur de Le coeur du problème]. Ça prend du temps pour vous j'imagine, est-ce que vous vous répétez les phrases, est-ce qu'il faut qu'elles sonnent à votre oreille, ou est-ce que c'est un long travail d'écriture, de réécriture jusqu'à ce que la phrase vous paraisse correspondre à ce que vous cherchez?

Christian Oster : Non je retravaille pas tant que ça, enfin, le flux de la phrase. Enfin, je suis sans arrêt attentif au rythme, comme vous le signalez, évidemment, mais mon retravail va plus du côté de la justesse des notations, de l'ordre des personnages, du psychologique ou de certains dialogues. Mais c'est pas… c'est sur la justesse en fait. Pour le rythme de la phrase disons : je ne peux pas continuer à écrire si je sens pas de rythme, je peux pas finir une phrase si je sens pas qu'elle chute, non pas de façon spectaculaire, mais musicalement ou rythmiquement, qu'elle chute bien. Parfois y a rien, une syllabe de trop, je sais pas. C'est une question de rythme.

À propos de ses personnages.

Christian Oster : Je pense que c'est une propension, quand même chez moi, à essayer d'aller chercher de l'étrangeté, comme ça instinctivement, qui fait que les personnages sont effectivement, non pas borderline… [Kathleen Evin enchaîne et qualifie les personnages osteriens de « carrément bizarres »].

Kathleen Evin : D'ailleurs, est-ce que lorsque vous commencez un livre comme celui-là, avec des hommes flous, vous savez très exactement ce que vous allez faire de vos personnages, où vous allez les emmener, quel est le milieu, la fin? Ou est-ce que parfois, justement, ces personnages pendant la rédaction de cette scène ils font tout d'un coup sous votre plume quelque chose qui vous emmène tout d'un coup ailleurs?

Christian Oster : Ça peut arriver en effet, néanmoins ce livre, y a un plan quand même qui a été écrit, pas forcément entièrement au début mais en cours d'écriture. Je sais pas, au premier tiers il a fallu quand même que je m'interroge sur qui devrait être le milieu et au troisième quart, je me posais des questions sur la fin. Donc, il y a une qualification, il y a un vrai travail rationnel et ensuite y a une partie d'abandon à l'écriture, ce qu'on appelle l'aventure de l'écriture.

OSTER, Christian, « Christian Oster - Rouler », dans Librairie Mollat, 2011, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

* Les questions ne sont pas entendues dans l'entretien, seulement les réponses d'Oster.

Tous mes romans sont des romans de route, mais celui-là est une espèce de roman de route pur. Où il y avait du déplacement à peu près tout au long du livre. Donc ça, c'est un petit peu l'idée de départ.

La référence majeure, Sur la route, Kerouac, n'a joué absolument aucun rôle dans l'écriture de ce livre puisque de toute façon c'était déjà un roman à la française, français, très français, d'ailleurs qui se passe en France. Et en plus, mes souvenirs de lecture à ce niveau-là sont très anciens. Ce livre-là ne m'a pas du tout servi de déclic, si ce n'est que de référence dans le fond culturel.

Moi je me déplace assez peu à l'étranger, beaucoup en France et notamment en été évidemment, à la période des vacances. C'est comme ça que je découvre certaines régions et c'est souvent là aussi que je découvre des lieux que j'utilise pour des romans, là en l'occurrence pour celui-là je suis parti à partir d'une carte de France et d'Internet pour voir un petit peu par où je passais en fait pour aller vers une ville, oui, qui en l'occurrence est Marseille, mais qui aurait pu être une autre ville du sud.

J'écris pas forcément sur place, mais il m'arrive de prendre des notes sur des lieux que je trouve tout à fait intéressants. C'est bien d'écrire avec un peu de recul, je préfère même, je crois.

J'utilise à peu près aucune expérience personnelle, aucun souvenir lié à des… même ne serait-ce qu'à des micros scènes vécues. Tout est absolument inventé en écrivant. Il n'y a aucune trace. Ah, de temps en temps il peut y avoir un personnage qui vient de mon passé, mais dans ce cas-là un personnage totalement secondaire.

Je suis parti de la première phrase, que je savais qu'un personnage devait rouler, que j'allais écrire ce livre au passé composé, c'est-à-dire avec un temps d'action, sec, et que je voulais décrire cette avancée sur la route de mon personnage le plus possible de l'extérieur. À la façon justement, alors là pour le coup, des Américains, des behavioristes américains. Un peu, enfin. Ça n'empêche pas les soliloques, mais ces soliloques ne sont jamais frontaux, ils n'abordent jamais des questions de fond. La dépression qu'on peut imaginer du personnage, en tout cas les problèmes que peuvent avoir les personnages ne sont abordés que par le biais. Je veux que le lecteur puisse découvrir en même temps que moi qui écris ce livre… qu'il puisse en même temps que moi découvrir ce personnage, chercher à le comprendre, chercher à le suivre.

Le lecteur est invité à ce voyage, à accompagner ce voyageur (puisque c'en est un), et à découvrir - je n'aime pas ce mot-là - son identité, en tout cas sa personnalité à travers ses pérégrinations, ses rencontres, ses réactions à ces rencontres, à l'environnement qu'il découvre, etc.

L'identité c'est un concept auquel je crois pas beaucoup, je crois qu'on existe essentiellement sous le regard des autres et je crois pas beaucoup à une identité figée. Le voyage en l'occurrence ici était sans doute, probablement, une quête. D'ailleurs il y a une partie un peu initiation, il y a quelques petites difficultés qui sont rencontrées au cours du parcours et qui peuvent évoquer une initiation. Mais quant à l'identité, c'est-à-dire ce qu'est profondément le personnage, c'est pas tellement le problème. Cela dit, le personnage est travaillé par un certain nombre de choses : il est travaillé par le temps, par la mort, par l'amour aussi d'une certaine façon, par ce qui habite les hommes de façon générale.

Il est possible que les rencontres que fait le narrateur au cours de son voyage… en tout cas, elles servent d'une part à le révéler au lecteur et à me le révéler à moi, car je ne le connais pas au départ.

Dans cette histoire, il y a ce problème que moi j'ai toujours abordé plus ou moins dans mes romans, qui est que : en fait dans la vie il ne faut pas arriver, parce que quand on arrive ça veut dire que c'est fini, et donc c'est la mort. En fait il y a cette notion d'un personnage qui erre, qui se cherche, et qui sait que s'il arrive, peut-être qu'il faudra qu'il se pose d'autres questions, plus insolubles encore que celles qui l'agitent au cours du voyage et donc qui hésite et qui avance en hésitant.

Au départ, je n'ai absolument pas grand-chose en tête, la seule chose que je sais, concernant le narrateur, c'est qu'il va pas très bien. Parce que ça m'intéresse pas de parler… je pense que ça intéresserait à peu près aucun écrivain de parler de quelqu'un qui va bien. Sauf si justement il va bien et que quelque chose d'atroce lui arrive. Mais moi je fais plutôt le chemin inverse : je parle de quelqu'un qui va plutôt pas bien et qui peut-être dans le meilleur des cas aura quelque chose de bien qui lui arrivera. Donc ce personnage il n'est pas du tout construit, il est psychologiquement pas construit même si… il y a beaucoup de moi dans mes narrateurs. Évidemment, moi complètement caricaturé, peut-être encore plus… quoique ça dépend. Dans la vie, je peux être encore plus angoissé que le personnage ou beaucoup moins, enfin ça veut rien dire. Mais je ne le connais pas ce personnage. C'est une projection de moi, mais ce n'est pas moi. Je veux dire, la preuve, c'est que justement je le cherche. Moi, je me connais un peu, je connais mes défauts, je connais mes angoisses, etc. Lui ce personnage-là je ne le connais pas exactement, donc j'avance vraiment avec lui en le découvrant.

On peut considérer que, oui, le narrateur est une sorte de double, bien évidemment, un double fictif en l'occurrence.

Moi je suis influencé par ce qu'écrit ma femme. Récemment, parce qu'on travaille tous les deux de façon radicalement différente. Moi il me faut une sorte de plan. Là justement c'est un peu particulier, ce roman c'est que je n'avais pas de plan, sauf la route, la trajectoire. C'est d'ailleurs ça une des influences, parce que ma femme, elle, travaille sans aucun plan. Elle part d'une phrase, elle sait pas du tout où elle va et, d'autre part, ses histoires mettent assez peu en scène des déplacements. Ce sont plus des déplacements mentals [sic.], même s'il y a beaucoup d'action et de concret dans ses histoires. La remémoration est énorme, enfin elle prend une place énorme et c'est à travers ces remémorations qu'on palpe du concret et de l'anecdote. Et moi donc je travaille complètement à l'inverse puisque je fais quelque chose de complètement linéaire dans le temps, il y a pratiquement pas de flash-back, il y a pas de plan. Mais, à la lire, finalement, je capte des choses du genre : oui, après tout, fais ce que tu veux, oublie ton plan, tu verras bien, la phrase décidera pour toi, etc. Ce que je ne faisais pas avant. La phrase ne prenait que des décisions mineures par rapport à mes options de départ.

OSTER, Christian, « Christian Oster - Le coeur du problème », dans Libraire Mollat, 2015, [en ligne], page consultée le 28 novembre 2017.

* Entrevue réalisée en 2015 à l'occasion de la parution du roman Le coeur du problème. Seules les réponses sont audibles; les questions ne le sont pas.

Au départ du roman, il y a une phrase qui indique qu'il y a un cadavre dans le salon lorsque le narrateur rentre chez lui. Et un petit peu plus tard, que sa femme est en train de prendre son bain à l'étage, et un petit peu plus tard encore, deux pages plus loin, qu'elle s'en va et qu'elle lui demande de se débrouiller avec ce corps, qui se trouve étendu dans le salon. Donc ce que j'appelle partir d'une situation a priori un peu forte, un peu contrastée. Et voilà, et ensuite ce qui se passe c'est que le narrateur va choisir, en dépit du malaise et de la surprise violente qu'il éprouve, il va choisir de couvrir sa femme, qui, éventuellement, est l'auteure de ce crime.

Dans le même temps qu'il découvre que visiblement sa femme le trompe avec… le trompait avec cet homme qui est chez lui et qui est mort, il va agir essentiellement par amour pour elle en choisissant précisément de la couvrir. Donc il met son mouchoir par-dessus sa jalousie, qui va aussi jouer son rôle bien sûr, mais voilà, il va avancer dans ce sens-là. Alors évidemment il va avancer dans le doute et dans les interrogations, parce qu'il n'est pas franchement habitué à ce genre de situations, comme d'ailleurs j'imagine (et c'est à ça que je pensais en écrivant), aucun de mes éventuels lecteurs.

Il y a encore du déplacement dans ce roman-là, à moindre titre que dans les précédents, entre Paris et la province et de province à province, mais c'est vrai que le déplacement majeur qui se produit, c'est un déplacement mental. Il y a toujours un déplacement mental dans toutes les histoires, sinon il n'y a pas d'histoire. Là, effectivement, il occupe le devant de la scène puisqu'en fait c'est les interrogations et le basculement de la vie du narrateur qui est le centre du livre.

Quand j'écris, j'essaie toujours, d'abord, d'être concret et visuel, parce que… enfin, je sais pas, quand j'ai commencé à apprendre à écrire il y a très longtemps, c'était très abstrait, j'avais une espèce de penchant à l'abstraction, que j'ai toujours combattu, et donc je tends toujours à atteindre de concret et du visuel, du palpable. Donc, quand j'écris une scène, effectivement, j'essaie de la voir, j'essaie de la voir, de voir des gestes, des décors, tout ce qui est de l'ordre du sensible.

OSTER, Christian, « Christian Oster - En ville », dans Librairie Mollat, 2012, [en ligne], page consultée le 22 novembre 2017.

* Entretien paru en 2012 à l'occasion de la publication du roman En ville. Seules les réponses sont audibles; les questions ne le sont pas.


Je suis parisien et je n'ai jamais réussi à parler de Paris. Et dans ce roman-là, je me suis lancé, j'ai voulu parler un petit peu de ma ville. Et de la ville aussi d'une façon générale, puisque mes romans se passent toujours à la campagne.

L'idée c'est toujours aussi d'écrire un roman en contraste avec le précédent. Mon précédent, il va être un road book et, d'une part, et d'autre part, un livre qui est écrit complètement en extérieur, à la manière des behavioristes américains, pour faire court. Et là, j'ai voulu prendre le contre-pied de ça : plus de déplacement, ce qui pour moi était une gageure puisque d'abord le roman est déplacement et tous [les] romans comprennent des déplacements, notamment des déplacements en voiture, en transport, etc. Et là j'ai voulu un roman assez immobile sur le plan géographique, d'une part, et, d'autre part, aborder la narration sans la contrainte précédente, à savoir toute liberté donnée au soliloque.

Paris est une ville assez compliquée et moi je me suis contenté de prendre quelques quartiers pas trop difficiles à décrire. Et puis, peut-être que effectivement, ce cadre plus ou moins immobile, où il est question tout le temps de partir mais où on ne part pas précisément, me laisser plus de place pour l'introspection (j'aime pas trop ce mot-là, « introspection »), en tout cas oui pour une certaine forme de discours qui n'est pas toujours un discours concret. Bien que, il y a toujours du concret dans mes livres et notamment dans celui-là, et de l'action aussi. Car, un autre de mes paris, entre guillemets, est de faire en sorte qu'il y ait pas mal d'action dans ce livre, en tout cas pas mal d'événements qui fassent rebondir l'intrigue… peut-être pas à la fin de chaque chapitre… [suite de mots incompréhensibles] un feuilleton en quelque sorte, même si on en est loin au bout du compte. Je suis parti de ça.

Un des décors principaux du livre c'est effectivement un coin du bord de Seine du côté de la Maison de la Radio, qui, la première fois que je l'ai découvert, m'a paru totalement inhospitalier, perdu, excentré, mais en même temps fascinant à plusieurs égards, notamment cette proximité de la Seine, cette incongruité de la Statue de la Liberté, qui est là plantée au milieu du fleuve, plus d'autres bizarreries que j'ai découvertes en écrivant le roman et en me rendant sur place, notamment l'existence de cette rue Eugène-Poubelle, une des rues les plus courtes de Paris. Voilà, c'est une façon pour moi d'explorer un endroit que je connaissais bien, mais récemment en fait. Comme tous les endroits que je mets en scène, ce sont des endroits que j'ai en tête parce qu'ils sont assez présents, ils sont assez récents dans mon esprit.

Le roman que j'ai voulu écrire, c'est d'abord… j'avais pas de projet particulier, je n'ai jamais de projet particulier ni de discours qui soient inscrits au départ. Mais comme tous mes romans parlent du temps et de l'écoulement du temps, du vieillissement, d'une forme de désillusion aussi et puis aussi, je voulais… enfin, il y a un roman sur le temps avec des vues, comme ça, ponctuelles sur ce que c'est que ça, le ressenti de ça, le vécu de ça. Puis aussi je voulais mettre en scène un groupe, et mettre beaucoup de personnages en scène, c'était aussi une de mes contraintes. J'avais envie de mettre en scène un groupe d'amis, cinq ou six personnes, sept, qui soient tout le temps présents et dont on suit les destins en même temps, parallèlement.

OSTER, Christian, « Christian Oster - La vie automatique », dans Librairie Mollat, 2017, [en ligne], page consultée le 15 novembre 2017.

* Les questions ne sont pas connues, seulement les réponses d'Oster.
Entretien mené en 2017

Le livre commence par une situation où le narrateur est le témoin d'un incendie qu'il a involontairement provoqué dans sa maison et dès la première page, il va se rendre compte qu'il n'a pas envie d'intervenir. Il va regarder le feu se développer, puis quand ça devient dangereux, il va se contenter de prendre un sac et partir à Paris. Il est à la campagne. Il se rend compte que, en fait, ce geste ou ce non-geste, plus précisément, correspond à un refus de sa vie passée, à ce qu'il a vécu jusqu'à présent et il va entrer dans une phase de survie. Et comme il est acteur, et qu'il n'est plus en prise avec la vie, il va se réfugier dans la fiction, la fiction de son métier, la fiction qui est son métier et, d'autre part, la vie autour, à laquelle il ne veut pas accéder et qu'il va également, lui, appréhender comme une fiction. Au cours de ses errances, il va rencontrer une actrice célèbre, une vieille dame, et également le fils de cette dame, qui a, je sais pas, une trentaine, quarantaine d'années, qui sort de l'hôpital psychiatrique, et qui va… auquel, lui, le narrateur va attacher ses pas, sans qu'il sache vraiment pourquoi. Ce personnage-là, le fils dont j'ai oublié le prénom, correspondant un peu à un double du narrateur. Lui sort de l'hôpital psychiatrique, mais on le considère dans le roman au bord de la folie toujours et d'ailleurs tout en étant intrigué par ce personnage, parce qu'il faut bien l'intéresser à quelque chose ce narrateur… Tout en s'intéressant à lui, il s'interroge à la fois sur lui et sur lui-même. Mais tout ça évidemment entraîne des pérégrinations à la fois dans la ville et même en dehors des frontières et puis il va y avoir une évolution de ce personnage à travers son travail… c'est un acteur de troisième zone, mais bizarrement sa situation va s'améliorer professionnellement au cours du livre, amélioration dont il ne saura tirer aucun bénéfice mental, puisqu'il n'est pas apte. Et ensuite, après, il y évidemment La vie automatique qui signifie « la vie en automate » et puis il y a le sens de « automatiquement la vie », c'est-à-dire peut aussi à un moment donné reprendre ses droits.

OSTER, Christian, « Christian Oster, auteur du roman Le chevalier qui cherchait ses chaussettes », L'école des loisirs, dans Youtube[en ligne], page consultée le 17 novembre 2017.

Je commence une histoire de différentes manières, ça dépend comment ça se présente : une phrase de début, une idée d'association de thèmes. Je vais vous donner un exemple, une histoire qui s'appelle La salade maudite, je me suis dit : « je vais raconter une histoire de légumes, mais pour changer j'aimerais bien mixer, si j'ose dire, le légume avec de la féérie classique. » J'ai mis une princesse ou un prince, je me souviens plus, sur le chemin de la petite salade qui se promène dans la campagne. Et puis voilà, deux univers qui se rencontrent. Sauf que je me souviens aussi que le démarrage de cette histoire, que j'ai commencé à écrire dans le train, c'était une phrase particulièrement niaise qui était : « Il était une fois une jolie mignonne petite salade qui se promenait toute seule dans la campagne », le genre de petite phrase qu'on lance pour raconter à un enfant pour l'endormir. Alors, je me suis dit : « je la garde parce qu'elle est exemplaire. » Exemplaire de niaiserie, de simplicité.

Je puise dans le personnel classique du conte : prince, princesse, d'une part, roi, reine, fou, fée, sorcière, etc. Et d'autre part, dans l'autre branche, la branche animale, classique aussi, avec donc massivement face à nous, le cochon et le loup (grandes vedettes de l'affaire), mais aussi la poule et éventuellement quelques animaux secondaires comme la taupe, le hérisson, le mulot, etc. Donc, le conte, tout ça se réfère malgré tout au conte classique et aussi parfois au conte, classique aussi, d'animaux.

J'ai beaucoup aimé... j'ai découvert tardivement, avant d'en avoir écrit moi-même, des espèces de contes, en effet, qui sont ceux que vous connaissez, j'ai découvert Grimm et ça, j'ai trouvé ça assez formidable. En revanche, dans les plus modernes, c'est Marcel Aymé qui, pour moi, est vraiment un sommet absolu. Enfin, Les Contes du chat perché, je veux dire.

Quand j'ai commencé à écrire ces contes, ça venait vraiment massivement. C'est-à-dire que j'avais une espèce de champ qui s'ouvrait à moi et j'écrivais, mais vraiment, à un rythme effréné, mais parce que ça me plaisait : je découvrais ce domaine, donc j'avais envie de le bouffer, ce domaine-là, de l'investir en tout cas. Et puis, peu à peu on s'aperçoit qu'en fait les possibilités sont sans doute infinies, mais le nombre de personnages du conte classique, lui, ne l'est pas. Le personnel du conte classique est fini. Il est à peu près fini. Il y en a une dizaine dans le conte classique et il y en a moins d'une dizaine dans le conte d'animaux. Et donc alors après il faut croiser ça, d'où cette fameuse histoire de la salade maudite qui est un croisement… alors il y a un troisième genre que sont les végétaux, et puis il y en a un quatrième, que j'ai plutôt abandonné, qui sont les objets.

J'ai aujourd'hui plus de mal à écrire qu'avant, puisqu'en fait je suis obligé de faire des efforts pour recroiser les fils, trouver des associations nouvelles, etc. Et puis de temps en temps arrive une évidence, des choses auxquelles on pense pas, qui sont toujours les choses les plus… Pour moi Le chevalier qui cherchait ses chaussettes fait un peu partie de ces évidences, c'est l'histoire qu'il fallait écrire, de même que Le cochon qui voulait bronzer. Voilà une idée, un concept qui est à la fois un titre et qui… voilà, l'histoire est là, il reste plus qu'à l'écrire. Mais souvent c'est plus compliqué que ça pour nouer une histoire.

La chaussette est quand même un élément, un accessoire trivial dans notre vie quotidienne, donc vive les accessoires triviaux, parce qu'on en a toujours besoin en littérature, donc la chaussette. En plus c'est le bas corporel comme on dit, c'est quelque chose d'un peu, bon, pour les enfants… c'est concret et c'est bas… je ne trouve pas le terme. Un rien vulgaire! Enfin, bon. Chevalier, chaussette, il y a une opposition entre la solennité du chevalier et la trivialité de la chaussette. Voilà, c'est trivial, que je voulais dire plus tôt. D'ailleurs au début ça s'appelait Le prince et je me suis dit : « le prince qui cherchait ses chaussettes, le prince qui cherchait ses chaussettes, mais non, bien sûr, chevalier à cause du “che” », qui est une forme de prince, finalement. Et voilà, ce contraste entre la quête chevaleresque, justement, et la quête dérisoire de la chaussette. Tout ça étant évidemment inconsciemment servi par un élément autobiographique qui est que, pour ce qui me concerne, dans ma vie, les chaussettes disparaissent. Et souvent, perdent leur soeur. Où vont les chaussettes? Comment disparaissent les chaussettes? Pourquoi? Qui en profite? Mes chaussettes disparaissent, c'est…

Section de l'entretien : du conte au roman, du roman au conte

C'est pas tant, peut-être je sais pas, d'une part, la littérature pour adulte, d'autre part, la littérature pour enfant, que, d'une part, du roman et, d'autre part, du conte. Et le conte, comme chacun sait, tend quand même, enfin pour ce qu'on en connaît (Perrault, Grimm, Anderson, tout ça), le conte est quand même beaucoup destiné aux enfants… par nature. Et donc voilà, je passe du roman au conte. Je sais qu'il existe des contes pas pour les enfants, mais bon, moi je suis du côté de ce conte classique-là qui est plutôt destiné aux enfants, ou à des adultes, par des adultes pour des enfants. Et donc, je passe du roman au conte et effectivement, cela dit, la marche est assez grande à franchir et en fait ce sont deux mains, pour écrire, qui sont absolument différentes. Comment je passe de l'une à l'autre? Eh bien, justement, je passe de l'un à l'autre, c'est-à-dire que j'écris pas en même temps un roman et des contes. Là en ce moment je suis en train d'essayer… je transpire ce projet de roman et je tiens le conte à distance. Ce qui n'empêchera pas que si je continue à sécher aussi lamentablement sur le roman, j'envoie tout promener et je me dis, bon, je vais essayer de sécher sur un conte, car je commence aussi maintenant à apprendre à sécher sur les contes.

J'écris parce que ça me fait plaisir, pour me faire plaisir, d'abord à moi, égoïstement. C'est le domaine du conte encore une fois, plus que le domaine de la littérature, qui s'adresse directement et exclusivement à des enfants, bien que j'aie maintenant le souci (au début je l'avais moins), vraiment le souci, d'être lisible par les enfants, même s'il y a des difficultés qui leur échappe, mais ça chacun sait, tous les spécialistes de la question vous le diront, que les enfants n'ont pas besoin de tout comprendre et que, pareil, ils comprennent beaucoup plus de choses qu'on ne le croit.

Pour ce qui est des anachronismes, moi je les aime bien, mais je trouve que c'est une facilité, dont j'ai recours quand ils se présentent, à condition que ça ne paraisse pas trop grossier, mais disons que ce n'est pas la chose la plus intéressante forcément. Mais c'est toujours amusant de temps en temps de glisser un grille-pain… vous savez, c'est un peu le ressort de l'humour des Monty Python, finalement, j'ai rien inventé…

J'ai beaucoup de tendresse pour les canards, cela dit. Il y a un canard assez sympathique dans mon prochain livre, en plus qui est un rôle assez effacé, un canard désintéressé, qui aide son prochain. Vous savez, le canard chez Marcel Aymé, il est assez présent… j'allais écrire un petit article qui s'appelait « Le canard modeste de Marcel Aymé », un canard qui n'a jamais un rôle très en avant, mais il faut qu'il soit là quand même. C'est un bon compagnon, le canard.

OSTER, Christian, « Christian Oster auteur du roman L'invitation faite au loup », L'école des loisirs, dans Youtube[en ligne], page consultée le 22 novembre 2017.

L'idée de départ est ce pitch des homonymies. C'est parti de là. À partir de là il fallait que j'invente un jeu, puis une raison d'en arriver à ce jeu. Bon, ça va, je l'ai trouvée, elle est presque naturelle : le cochon en a marre de se faire courir après. Il a fallu que j'invente un cochon qui court très vite.

C'est l'histoire qui a amené les personnages. Le scénario qui a amené… le schéma quoi.

Il y a une légère modification : c'est le langage beaucoup qui intervient depuis quelques contes. Pas toujours, mais dans celui-là donc, Le géant et le gigot, qui est un truc sur les mots, essentiellement. Le dernier renouvèlement en date c'est ça. C'est-à-dire que j'ai rien changé au personnel, évidemment parce qu'on ne peut rien y changer. Les situations sont un petit peu toujours les mêmes aussi. Mais c'est plutôt la construction… Parfois je pars sur une phrase, sur un jeu de mots de départ. Je me souviens que j'avais commencé Le géant et le gigot, qui est un texte que j'aime vraiment bien, par une phrase que j'aime pas énormément et qui était une allitération en « f » : « Il était une fois une fée folle de fleurs. » Mais ça m'a amené sur ça, sur une idée qui, elle, est beaucoup plus féconde.

Les objets, j'ai abandonné, complètement, les objets, animés. C'est beaucoup plus difficile à faire et puis c'est pas ce que les enfants préfèrent, j'ai l'impression. C'est peut-être parce que j'avais écrit une histoire sur des armoires normandes et Geneviève Brisac m'avait dit : « c'est un peu allemand quand même, c'est un peu lourd à déplacer des armoires », effectivement. Mais moi je l'aimais bien cette histoire. Enfin, bref, j'ai arrêté les objets. J'ai arrêté les légumes aussi. J'ai animé beaucoup de légumes. Les légumes je pourrais en remettre [intervention de l'interviewer qui propose d'écrire sur une soupe]. Ça c'est une idée : des légumes qui ont peur de finir en soupe, hachés menus… un robot… c'est pas bête ça.

En l'écrivant, j'avais parfaitement conscience qu'un enfant un peu attentif, un lecteur un peu attentif mais en l'occurrence un enfant un peu attentif, découvrait la réponse avant même que je la donne. Mais en fait, ce qui pourrait apparaître ici comme une faiblesse se révèle plutôt comme un atout : c'est-à-dire que les enfants sont très contents de découvrir avant. Vous voyez? Il y a un jeu… du coup ça donne au livre, qui de ce point de vue-là pourrait être faible parce que, bon, c'est pas totalement renversant les réponses, un côté interactif qui est pas si mal, qui fonctionne bien.

On peut toujours aller chercher des personnages un peu marginaux comme l'araignée, comme les coccinelles… j'en oublie là, ils ne me viennent pas en tête… qui font aussi l'objet d'histoires pour les enfants. Mais au fond, c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures recettes, et, surtout, c'est pas pour rien que le loup et le cochon, en tout cas ici en occident, sont des personnages très, très emblématiques et porteurs… bon, à partir évidemment des Trois petits cochons, qui est pour moi la base, le noeud de l'affaire. Et puis on a tout de suite un danger : un méchant et une victime et un bourreau. Des oppositions sont tranchées. C'est bien. Outre que le cochon est un animal plutôt sympathique.

Le cochon des histoires, comme vous pouvez l'imaginer aisément, vient des premières images que j'ai du cochon, c'est-à-dire des albums Père Castor, qui reproduisaient les films de Walt Disney. Et donc c'est le gentil cochon, brave cochon et le cochon qui finit toujours par se tirer des pattes du loup, et donc malin.

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