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(1885-1972)

Dossier

Le roman selon Jules Romains

Le roman selon Jules Romains, par François Masse, 20 octobre 2010

Jules Romains offre l'exemple de l'écrivain complet. Il a pratiqué à peu près toutes les formes littéraires – le théâtre, la poésie, le roman, l'essai – et n'a renoncé à aucune au cours de sa carrière, même si, grosso modo, la poésie a été principalement l'activité de sa jeunesse, le théâtre celle de l'époque où il avait entre trente et quarante ans, et le roman l'oeuvre de sa maturité, avec la grande synthèse que représente Les Hommes de bonne volonté, cette fresque en vingt-sept volumes qui fut publiée entre 1932 et 1946. Romains a théorisé sur la plupart des formes littéraires qu'il a pratiquées. Il accorde d'ailleurs une haute légitimité au point de vue du créateur, point de vue qu'il juge irremplaçable et irréductible. Dans Souvenirs et confidences d'un écrivain, Romains écrit à propos de la tâche à laquelle il se livre en commentant sa pratique : « Or la justification, il me semble, de confidences comme celles-ci, c'est d'amener le lecteur, à propos d'un cas particulier qui peut ne pas être très important, à se faire du travail de création artistique une idée plus vraie, plus vivante, que celle qu'on rencontre dans la critique, dans les manuels de littérature. » (Romains, 1958, p. 180) Il s'étonne d'ailleurs de cette disposition qu'ont trop souvent les écrivains à s'effacer devant la critique, voire « à adopter avec déférence, sur la façon dont l'oeuvre est née et a grandi dans [leur] propre cerveau, l'explication que les critiques autorisés lui fournissent. [Les écrivains ne veulent] pas les contrarier. Ou bien, [les écrivains pensent] de bonne foi que, pareils aux médecins [les critiques] savent mieux que nous-mêmes ce qui se passe en nous. » (Romains, 1958, p. 189)

Romains ne s'est pas contenté de se réaliser dans le domaine littéraire. Fidèle à l'esprit de l'École Normale Supérieure où il a été formé, il a assouvi son « goût d' homo plenarius en se livrant également à la recherche scientifique, à des travaux sur la vision notamment qui ont été recueillis dans l'ouvrage intitulé La Vision extrarétinienne et le Sens paroptique. À propos de cette incursion du côté de la science, Romains affirme : « je n'étais pas assez illusionniste pour croire qu'à notre époque deux carrières aussi distinctes pouvaient être poursuivies concurremment. » (Romains, 1964, p. 69). Au reste, Romains accorde à la littérature une importance égale à celle qu'il accorde à la science, tout en insistant sur ce qui distingue ces deux approches de la vie. Dans la seconde préface à la Vie unanime, le recueil de poèmes qui le rendit célèbre, Romains marque de façon nette la différence entre l'expérience poétique qu'il menait alors et les travaux scientifiques qui avaient cours au même moment, et qui, selon les critiques, l'auraient supposément influencé pour l'écriture de son recueil : « De 1904 à 1907, pendant que je composais, ou plutôt que se composait la Vie unanime, j'ai tout fait sauf de la sociologie. J'avais même pour la sociologie, sans y rien connaître, une aversion de principe, parce que je la soupçonnais de toucher avec ses grosses pattes à des réalités que je ne voulais atteindre que par les voies de l'intuition pure, de l'extase mystique et de l'amour. » (Romains, 1925, p. 28) Atteindre la réalité par « les voies de l'intuition pure », sonder les profondeurs de la vie, indiquer des directions pour l'avenir ; telles sont les grandes fonctions que Romains  exige de la littérature.

Ouvrages cités :

  •  Jules Romains, Souvenirs et confidences d'un écrivain, Paris, Arthème Fayard, coll. « Les quarante », 1958.
  • Jules Romains, Ai-je fait ce que j'ai voulu ?, Paris-Namur, Wesmael-Charlier, coll. « Les écrivains jugent de leurs oeuvres », 1964.
  • Jules Romains, « Préface de 1925 », La Vie unanime : poème 1904-1907, édité par Michel Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983 [1926].

Bibliographie

 

Ouvrages cités
La présente bibliographie est partielle. Toutefois, la diversité des sources interrogées - préfaces, discours, essais, confidences - offre un certain aperçu de l'ensemble de la réflexion de Jules Romains sur les formes littéraires qu'il a pratiquées, et tout particulièrement le roman.  Les circonstances ont fait que la plupart des propos de Romains retenus ici concernent le projet des Hommes de bonne volonté et la façon dont y sont traités les personnages. Les titres sont donnés par ordre chronologique.

« Préface de 1925 », La Vie unanime : poème 1904-1907, éd. Michel Décaudin, Paris, Gallimard (Poésie), 1983 [1926].

« Préface », Les Hommes de bonne volonté (t.1), Paris, Flammarion, 1954, [1932].

Le Colloque de novembre, « Discours de réception de Jules Romains à l'Académie française et réponse de Georges Duhamel, de l'Académie française, le 7 novembre 1946 », Paris, Flammarion, 1946.

Saints de notre calendrier, Paris, Flammarion, 1952.

Souvenirs et confidences d'un écrivain, Paris, Arthème Fayard, coll. « Les quarante», 1958.

Ai-je fait ce que j'ai voulu ?, Paris-Namur, Wesmael-Charlier, 1964.

Citations

« Préface de 1925 », La Vie unanime : poème 1904-1907, éd. Michel Décaudin, Paris, Gallimard (Poésie), 1983 [1926].
« De 1904 à 1907, pendant que je composais, ou plutôt que se composait la Vie unanime, j'ai tout fait sauf de la sociologie. J'avais même pour la sociologie, sans y rien connaître, une aversion de principe, parce que je la soupçonnais de toucher avec ses grosses pattes à des réalités que je ne voulais atteindre que par les voies de l'intuition pure, de l'extase mystique et de l'amour. Tous les ouvrages de sociologues m'inspiraient la même horreur qu'à un séminariste exalté une thèse sur ''l'historicité de Jésus''. […] Il me souvient d'avoir envoyé un exemplaire de la Vie unanime au docteur Gustave Le Bon, de qui je me serais gardé de lire une ligne : le titre seul de ''Psychologie des foules'' me hérissait le poil. »
« Préface », Les Hommes de bonne volonté (t.1), Paris, Flammarion, 1954, [1932]./th>
« Quand un romancier se propose un travail de grande envergure, comme, par exemple, celui de peindre le monde de son temps (qu'on me passe cette expression commode), la tradition lui offre deux procédés principaux, dont les autres ne sont que des variantes. Le premier consiste à traiter, dans des romans séparés, un certain nombre de sujets convenablement choisis, de sorte qu'à la fin la juxtaposition de ces peintures particulières donne plus ou moins l'équivalent d'une peinture d'ensemble. La réapparition de tel personnage,  le rappel d'événements contés ailleurs, peuvent en outre jeter, d'un roman à l'autre, une attache perceptible.  Mais il faut avouer que l'unité de l'ensemble reste précaire et flottante. Il arrive que l'auteur lui-même ne la dégage qu'après coup. En tout cas elle ne s'impose pas au lecteur ; je veux dire que rien ne l'oblige à la sentir bon gré mal gré. Vous pouvez lire Eugénie Grandet et César Birotteau sans vous soucier du reste de la Comédie Humaine, et sans apercevoir entre ces deux chefs-d'oeuvre un lien d'un autre ordre qu'entre l'Éducation sentimentale et Madame Bovary. Je n'ai pas besoin de rappeler que Zola, s'il a voulu, pour la série des Rougon-Macquart, une unité plus forte, et plus intérieure aux parties, ne l'a pas obtenue autant qu'il le pensait.  Les liens du sang et de l'hérédité, qu'il a noués entre ses héros, ont à ses yeux une importance théorique dont il ne réussit pas à nous convaincre. Nous gardons l'impression que l'unité de la série reste extérieure et par surcroît se complique d'un artifice. Oserais-je ajouter que cette façon d'entreprendre un tableau de la société […] ne gagnerait pas à se répéter de nos jours ? Une telle investigation du monde social, morceau par morceau, région par région, qui eut à son heure une allure de conquête, prendrait maintenant quelque chose de bien mécanique, de bien prévu. Le roman sur les milieux financiers, venant après le roman sur les milieux politiques et le roman sur les milieux sportifs… oui, ce serait un peu trop comme le n° 17 sur les animaux de basse-cour venant après le 16 sur les Arbres fruitiers et le 15 sur les Parasites de la vigne. Le second procédé que nous offre la tradition, tant française qu'étrangère, aboutit à des oeuvres dont, cette fois, l'unité interne n'est pas contestable. Ce n'est plus une collection de romans, groupés sous une rubrique, ou enfermés dans un cadre à demi arbitraire, que nous avons devant nous, avec la liberté d'y choisir selon nos préférences, et de commencer par où bon nous semble. C'est un seul roman, qui se déplie en plusieurs volumes. Ce qui en fait l'unité, c'est la personne et la vie du héros principal. Ses aventures, sur lesquelles viennent se greffer celles des personnages qu'il rencontre, fourinissent à l'auteur l'occasion de décrire divers milieux. Finalement une peinture de la société, plus ou moins complète, avec des lointains et des raccourcis plus ou moins déformants, s'ordonne en perspective autour d'un individu. [...] Tel est le cas des Misérables ; et, si l'on veut, du Jean-Christophe de Romain Rolland. Tel est même celui des oeuvres qui font du personnage central plutôt un témoin qu'un acteur, et prennent ainsi, comme chez Proust, un aspect de Mémoires romanesques. » (p. 6-7)

« Le besoin de tout rapporter à un personnage central se rattache à une vision de l'univers social où l'individu est le centre, et que l'on peut appeler, plus précisément  qu' ''individualiste'', ''centrée sur l'individu'', (comme il y a eu jadis une conception ''géocentrique'' du monde solaire). Le procédé qui en découle demeure donc légitime chaque fois qu'il s'agit d'exprimer une âme et une destinée individuelles ; ou même la vie d'un groupe restreint ; ou encore l'action réciproque du héros et du milieu social. Mais il devient une survivance quand le sujet véritable est la société elle-même, ou un vaste ensemble humain, avec une diversité de destinées individuelles qui y cheminent chacune pour leur compte, en s'ignorant la plupart du temps, et sans demander s'il ne serait pas commode pour le romancier qu'elles allassent toutes se rencontrer par hasard au même carrefour. » (p. 8-9)

« La vérité me semble être qu'à chaque époque un des arts autre que la littérature se trouve particulièrement outillé pour satisfaire telle tendance dominante de la sensibilité à ce moment-là. Mais comme d'autre part, à cause de son extrême souplesse et des moyens très divers dont elle dispose, la littérature reste toujours en contact avec tous les mouvements et toutes les demandes de l'esprit ; en un mot, comme elle est l'art le plus ''coextensif à l'âme humaine'', il n'en résulte qu'elle ne laisse jamais un besoin spirituel naître ou grandir sans tâcher d'y répondre ; si bien qu'à chaque époque la littérature et l'un des autres arts se rencontrent curieusement autour de préoccupations analogues, et tentent des efforts d'expression parallèles. D'où l'apparence souvent trompeuse que par cet art la littérature est influencée: peinture au milieu du XIXe siècle, musique vers la fin du même siècle. Il est certaine que les ressources du cinéma, arrivé à l'âge adulte, sont venues répondre à leur tour au besoin qu'éprouve l'esprit moderne d'exprimer le dynamisme et le foisonnement du monde où il plonge. Mais il est non moins certain que la littérature, pour y répondre de son côté, n'avait pas attendu le cinéma, et avait su trouver en elle-même le principe d'un renouvellement approprié de sa technique.» (p. 9-10)
Le Colloque de novembre, « Discours de réception de Jules Romains à l'Académie française et réponse de Georges Duhamel, de l'Académie française, le 7 novembre 1946 », Paris, Flammarion, 1946./th>
« Tous aussi nous étions d'accord pour assigner dans un tel monde une fonction éminente à la littérature. En même temps qu'elle achevait ses propres fins, et continuait à créer des chefs-d'oeuvre capables de se justifier par leur seule beauté, elle devait se faire plus que jamais la suprême conscience de la société, et pour cela ramener à elle l'immense amitié des hommes que certains raffinements récents de l'esthétique littéraire avaient pu effaroucher. » (p. 17)
Saints de notre calendrier, Paris, Flammarion, 1952./th>
Cet ouvrage présente une série de textes sur Goethe, Balzac, Baudelaire, Gobineau, Zola, etc.
Souvenirs et confidences d'un écrivain, Paris, Arthème Fayard, coll. « Les quarante», 1958./th>
« Pour être juste, il faut reconnaître que les êtres "en chair et en os" ont bien quelques petits avantages, quelques petits privilèges, comme celui, précisément, d'être en chair et en os, ce qui, outre les agréments mélangés qu'ils en retirent, nous est tout de même bien commode quand nous avons affaire à eux; comme celui d'exister bien carrément quelque part, pour leur compte et sans avoir besoin de l'autorisation de personne; comme celui de ne pas attendre non plus notre permission pour se manifester à nous [...]. En tout cas, pourrait-on répondre, ils perdent le plus clair de ces avantage, sinon tous, en perdant la vie. Et, à partir de ce moment-là, la supériorité des personnages fictifs devient éclatante. Combien, parmi les morts, c'est-à-dire parmi les anciens vivants, atteignent-ils ou se maintiennent-ils à la plénitude d'existence d'un Hamlet, d'un Harpagon, ou d'un père Goriot ? Et encore, de ceux qui y parviennent à peu près: les grands personnages historiques, l'on aurait le droit de prétendre, sans excès de paradoxe, qu'ils le doivent pour une bonne part à leur métamorphose ultérieure en personnages de littérature. C'est ainsi que Jules César, l'empereur Hadrien, Jeanne d'Arc, et bien d'autres, reprennent périodiquement une existence très active. Mais ils le doivent à une pièce de théâtre, à un roman de la saison.» (p. 84-85)

« Je me demande même si nous ne trouverions pas, dans cette supériorité que présentent, à bien des égards, les personnages fictifs sur les êtres "en chair et en os", l'explication d'un fait qui, à le considérer en lui-même est assez mystérieux. Ce fait mystérieux, c'est précisément le goût que montre l'humanité pour les personnages fictifs. [...] Est-ce que les êtres vivants ne sont pas déjà assez nombreux ? Est-ce que la terre n'est pas déjà assez encombrée ? [...] Je crois qu'une des raisons de ce goût, non pas exclusive de toute autre, mais essentielle, est celle-ci: Que le public, justement, demande aux personnages fictifs la réalité complète, sans lacunes, sans possibilité de mensonge radical, qu'il n'est jamais sûr de trouver auprès des vivants. Nous pénétrons tôt ou tard dans l'âme du personnage fictif […]. Nous savons, ou nous finissons par savoir, quand le personnage dit vrai et quand il dit faux. Nous ne sommes pas dupes, ou pas dupes jusqu'au bout, de ses attitudes. Bref, nous sommes sûrs que nous ne nous construisons pas à son propos une image chimérique, comme il nous arrive tant de fois de le faire au sujet de gens que nous fréquentons, et même de nos proches.» (p. 85-87)

Citations concernant Les Hommes de bonne volonté :

« L'on sait qu'au lieu de traiter la société, les milieux sociaux, les événements collectifs, comme une suite de décors, que l'auteur dresse successivement à mesure que le réclame l'aventure de ses personnages, au lieu même de prendre, ce qui constitue déjà une étape plus avancée, l'aventure de ses personnages comme une occasion de pénétrer, d'explorer, divers milieux sociaux ; le roman unanimiste s'efforce de saisir d'abord la vie et le mouvement de la société en elle-même, des groupes dont elle se compose, les courants psychiques qui la traversent et la modifient. » (p. 146)

[À propos des personnages des Hommes de bonne volonté]: « Ils sont quelques-uns qui s'avancent au premier rang de la foule. Je distingue un peu au hasard, Jallez, Jerphanion, Marie de Champcenais, Wazemmes, l'abbé Jeanne, Haverkamp, Sammécaud, Mathilde Cazalis, Germaine Baader, M. de Saint-Papoul, Gurau, Quinette, Mionnet, Strigelius, Françoise, le chien Macaire… Me voici terriblement embarrassé pour choisir. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Pourquoi trois plutôt que dix ? De toute façon, je ferai tort à l'oeuvre en choisissant, car il est dans sa nature de se refuser à un tel choix. » (p. 135)

« Ce n'est donc pas au hasard que se situent, au long de ces vingt-sept volumes, les morceaux qui essayent d'exhausser la conscience collective individuelle au niveau de la psyché collective, ou qui, au moins, lui en communiquent des suggestions, des lueurs indirectes. Mais ces morceaux sont des exercices respiratoires difficiles. Ils ne sauraient se prolonger impunément. Un de leurs profits, ou de leurs buts, est de créer une obsession qui dure plus longtemps qu'eux. Le lecteur […], au sortir de ces excursions dans le supra-individuel, en garde quelque chose, même s'il se trouve ensuite confronté à une aventure qui semble se passer sur un plan strictement individuel. Sans même avoir besoin d'y réfléchir, ni d'y être invité par une remarque de l'auteur, il enveloppe cette aventure ou ce personnage d'un certain nombre d'échos et de reflets. La rumeur de l'océan continue à bourdonner alentour. » (p. 147)

« Il ne suffit plus alors, en effet, de laisser le personnage suivre sa pente, dévider peu à peu le fil de sa destinée, faire les actions qu'il a envie de faire. Il faut encore veiller aux correspondances que doivent entretenir entre elles ces séries d'actions ; à leurs influences mutuelles ; à leurs points de rencontre et de choc ; aux nouvelles destinées qui en résultent. Bref, une imitation, à échelle plus ou moins réduite, du problème que pose n'importe quel “univers” pour la pensée créatrice, qui se charge tout à la fois de le prévoir et de l'organiser, et qui est tenue de résoudre cette quadrature du cercle qu'on pourrait appeler la quadrature “divine”: faire que chaque être se développe et évolue librement, comme selon sa loi, et, pourtant, que toutes ces libres évolutions de destinées se composent et se déterminent. » (p. 106-107)

« [Le romancier] devient leur historiographe [des personnages]. Il assiste à leurs rencontres, à leurs conflits s'il y en a, à leurs changements de destinée. L'on fait connaissance des gens avec qui ils entrent en relation. Et cela enrichit la troupe, au moment où, peut-être, le lecteur risquait de se fatiguer. » (p. 143-144)
Ai-je fait ce que j'ai voulu ?, Paris-Namur, Wesmael-Charlier, 1964.
« J'étais donc intimement résolu à ne prendre la parole que si j'avais quelque chose à dire qui n'eût pas encore été dit. Mais cette nouveauté, je n'acceptais de la chercher que dans les profondeurs de l'époque, et non dans le maniérisme formel. J'avais d'ailleurs, pour la littérature, de grandes ambitions. En lui prêtant, dans la société humaine, un rôle de « conscience suprême », je ne lui demandais pas seulement d'exprimer ce qui se passait ou se préparait dans lesdites profondeurs. La conscience de l'être vivant ne se borne pas à enregistrer, à traduire en termes clairs l'inexprimé et l'obscur. Elle est aussi une fonction de jugement et de choix. De grandes oeuvres littéraires – comme le passé l'a souvent montré – aident la masse humaine à voir clair puis à vouloir. » (p. 36)

« Quand il s'agit d'écrivains dignes de ce nom, je n'ai jamais cru à la spécialisation naturelle en littérature. Si en fait la spécialisation se produit, elle résulte ou des conditions en partie fortuite d'une carrière (un premier roman qui réussit persuade le jeune auteur qu'il est fait pour le roman ; une première pièce, qu'il est né dramaturge), ou d'un choix, peut-être inconscient, et qui dans certains cas est heureux, dans d'autres l'est moins. En ce qui me concerne, j'étais surtout préoccupé des ressources qu'offrait chaque genre ; et le choix m'était dicté ou conseillé par le sujet. Sans oublier, bien entendu, que le choix du genre influait sur la structure de l'oeuvre. » (p. 51-52)

« Il y avait toujours eu dans mes projets l'idée, très vague au début, et restée longtemps très malléable, d'un vaste roman qui eût été comme une synthèse unanimiste de notre époque. […] Pour cette synthèse que je rêvais, la forme du roman me paraissait plus indiquée que toute autre. Il n'était pas question de donner à un poème les dimensions colossales qu'eût exigées un tel programme. Le champ offert par le théâtre n'était pas moins limité. Une tétralogie eût été encore bien courte. Et quel directeur aurait eu la folie héroïque de la monter ? Quel public, la fidélité d'en suivre le développement, d'en reconstituer dans son esprit l'unité et la courbe ? Seul le genre du roman avait la souplesse et l'élasticité nécessaires. » (p. 104-105)

« Quand il s'agit d'une oeuvre littéraire, et spécialement d'une oeuvre qui se propose d'exprimer une phase de la vie collective, intervient la question du ''recul'' ou, si l'on veut, de la « distance préférable » entre le modèle et l'artiste. Je me contente de dire ''préférable'', car je ne crois pas qu'il y ait de règle absolue, ni qu'il soit sage d'en chercher une. Mais, après y avoir bien réfléchi, après avoir pris conseil de bien des exemples, je fus amené à pensé qu'il y a un recul meilleur que d'autres. J'insiste : pour le romancier. Je ne dis pas pour l'historien. Je me fis le raisonnement suivant : le romancier a intérêt à choisir une époque envers laquelle il puisse prendre, avec naturel, une attitude ambivalente. À savoir : une époque qui, d'une part, soit déjà franchement du passé, à l'égard de laquelle l'auteur ait déjà cette impartialité, cette sérénité mûrissante, ce discernement du durable et de l'éphémère, qu'inspire le passé à ceux d'entre nous qui ne sont pas d'incurables fanatiques ; et qui d'autre part reste en contact vital, charnel avec l'écrivain, relève de son passé à lui, lui parle le langage de l'immédiat de l'âme, sans le détour obligatoire par le document et par le livre. » (p. 108)
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