Photo Jules HuretJules Huret

(1863-1915)

Dossier

Le roman selon Jules Huret

Le roman selon Jules Huret, par Evelyne Gagnon, 20 juillet 2010

Dans L'Écho de Paris du 3 mars 1891, Jules Huret inaugure sa célèbre Enquête sur l'évolution littéraire ; elle s'étend sur quatre mois, période durant laquelle le journaliste interviewe plus de soixante-quatre écrivains (poètes, romanciers, critiques, dramaturges). Parmi ces gens de lettres, nous retrouvons une vingtaine de romanciers, tant des maîtres consacrés comme Zola et Goncourt, que des nouveaux venus comme Mirbeau, Gourmont et Rosny. Les questions posées par Jules Huret aux romanciers concernent pour la plupart l'Histoire du roman : ses chefs de file, ses grands courants, son état actuel, son avenir. À la lecture des entrevues, nous constatons qu'il reste peu de défenseurs du naturalisme. Comme l'exemplifient plusieurs citations ci-jointes, la majorité des romanciers proclament la mort du naturalisme, une mort libératrice, qui met fin à une littérature brutale, étouffante, vaseuse, « […] dont la bassesse nous faisait vomir », déclare Remy de Gourmont. Cette rupture n'est guère nouvelle ; les réponses à l'enquête attestent des idées qui planent depuis déjà quelques années dans les journaux (Le Manifeste des Cinq, les critiques de Brunetière, France, Lemaître), alors qu'on souligne les insuffisances du roman naturaliste et ses excès. Les réponses aux questions de Jules Huret font clairement sentir un intérêt pour l'au-delà du visuel et du tactile ; les romanciers proposent d'abandonner la simple peinture du décor et de s'intéresser plutôt aux intériorités. S'ils s'entendent pour dire que le naturalisme a été fort utile dans l'évolution littéraire, les jeunes romanciers considèrent toutefois qu'il a été poussé à outrance et que la réaction actuelle est inévitable. Pour certains, l'écriture des « psychologues » représente le retour du pendule ; pour d'autres, elle ne fait qu'une analyse étroite de l'esprit humain, et pour pallier l'insuffisance de la description, le roman doit s'élever dans une quête plus intellectuelle, une compréhension globalisante de l'univers. L'enquête foisonne en propositions sur l'autre chose à venir. Chaque romancier défend sa formule : on annonce tantôt un roman symboliste, tantôt mystique, tantôt socialiste. La littérature à venir ne semble pas se dessiner sous formes d'écoles maîtresses, mais plutôt s'atomiser, chacun se déliant du passé, des maîtres, des groupes et proclamant son individualité. Certains considèrent cette surabondance de directions comme un épuisement du genre romanesque, alors que d'autres voient plutôt dans ces multiples tentatives le signe d'une floraison littéraire.

Bibliographie

Ouvrages cités

Les psychologues :

« Anatole France », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Édouard Rod », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Maurice Barrès », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Camille de Sainte-Croix », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Paul Hervieu », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999

Les mages :

« Joséphin Péladan », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Paul Adam », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

Symbolistes et décadents :

« Remy de Gourmont », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

Les naturalistes :

« Edmond de Goncourt », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Émile Zola », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« J.-K. Huysmans », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Paul Alexis », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Henry Céard », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

Les néo-réalistes :

« Octave Mirbeau », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« J.-H. Rosny », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Lucien Descaves », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Paul Margueritte », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Abel Hermant », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

Les indépendants :

« Jules Claretie », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Victor Cherbuliez », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

« Juliette Adam », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.

Citations

« Anatole France », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« 1º Le naturalisme est-il malade ? - Il me paraît de toute évidence qu'il est mort, me répondit-il. Je le constate sans une joie démesurée, mais aussi sans l'ombre d'un regret. On m'a souvent prêté à tort une antipathie de parti pris contre le réalisme. Je reconnais, au contraire, que Flaubert et les Goncourt ont inauguré magistralement ce procédé de littérature méthodique et que Zola, avec L'Assommoir et Germinal, a fortement continué l'oeuvre commencée. Mais il était aisé de prévoir l'inévitable réaction. Quand on les eut lus, et qu'on se fut dit : “Tout cela est vrai, très vrai, mais aussi c'est triste, et cela ne nous apprend rien que nous ne sachions…”, on aspira à autre chose. » (p. 54)

« Sans compter qu'il arriva quelques fois que cette prétendue vérité devint du parfait mensonge, et du mensonge peu estimable. La Terre, par exemple, n'est pas tant l'oeuvre d'un réaliste exact que d'un idéaliste perverti. Ne voir dans les paysans que des bêtes en rut, c'est tout aussi enfantin, aussi faux et aussi maladif, que de faire de la femme un être désexué, livré au vertige du bleu. Les paysans ne sont pas libidineux pour deux raisons : d'abord ils n'ont pas le temps, ensuite cela les fatiguerait… nous le savons bien… […] Zola, lui, nous montre des paysans, levés à l'aurore, travaillant comme des chevaux, et, malgré cela, s'adonnant à une fornication perpétuelle. Non. Pour se donner la peine d'inventer, on pourrait vraiment inventer mieux. » ( p. 54-55)

« Et puis, il y a une autre cause à la mort, - provisoire, je veux bien – du naturalisme. Il n'y a presque plus que les femmes qui lisent le roman, c'est un fait, les hommes n'ont pas le temps. Eh bien ! les femmes n'arrivaient pas à concilier les préjugés mondains qui ne sont pas favorables aux oeuvres réalistes avec leur amour de la lecture, et le plaisir qu'elles ont à consacrer les réputations littéraires. Avouez qu'il était impossible, dans les salons, même les salons bourgeois, de démontrer qu'on connaissait La Terre sur le bout des doigts, et de se passionner pour ou contre, en invoquant des arguments ? Aussi, dès les premiers livres de Bourget, vous avez vu l'empressement des femmes vers le roman psychologique. En effet, en même temps qu'elles purent afficher leur auteur favori, elles y trouvèrent matière à controverse sur les sujets qui les intéressaient le plus, elles y virent le souci d'elles, un souci d'amoureux. Car, puisque nous réglons le compte du naturalisme, nous pouvons ajouter cette conclusion aux autres : le naturalisme est mort en même temps de saleté et de chasteté ! En effet, s'ils peignirent les bassesses et les immondices de la vie – et par là s'aliénèrent les dégoûtés – s'ils furent sales, en un mot, jamais ils ne furent voluptueux, et leur clientèle se clairsema vite des tendres et des sentimentaux. Il n'y a pas un amoureux parmi les naturalistes. Cela vous étonne ? Ce n'est pas Zola, qui ne vit et ne montra jamais que la bête, ce n'est pas Daudet, ce n'est pas Goncourt qui excelle surtout dans les peintures des déviations du sens voluptueux. Alors… » (p.55-56)

« 2º Le naturalisme pouvait-il être sauvé ? - Les deux Goncourt auraient pu sauver le naturalisme et assurer sa durée, s'ils s'étaient décidés à faire du naturalisme mondain, c'est-à-dire s'ils avaient dirigé leur objectif vers les sphères mondaines. La réalité est aussi bien là qu'ailleurs et les passions d'une femme du monde sont aussi intéressantes et fécondes en observations que cclles des laveuses de vaisselle et des filles. Mais ils y ont pensé trop tard, sans doute, et Chérie reste, dans cette voie, un tâtonnement. Quand Zola arrive à l'apogée de sa renommée, en même temps que triomphait définitivement la démocratie, les grands salons se fermaient, et il n'eut guère, ce semble, l'occasion ou plutôt l'envie de fréquenter les femmes du monde. Sans cela, peut-être qu'étant alors encore souple, il se fût décidé à changer de matière d'expérimentation, et peut-être eût-il réussi ? Je dis : peut-être, car, au temps où tous deux vivaient encore, les Goncourt, avec leur finesse aristocratique, leur esprit délicat et raffiné, me paraissaient plutôt indiqués pour cette besogne subtile. » (p. 56)

« 3º Par quoi sera remplacé le naturalisme ? - Par ce qui, déjà lui a succédé, par le roman psychologique dont Bourget a repris la tradition. D'ailleurs, le mouvement est si bien marqué que même les disciples de l'école qui finit se mettent à la psychologie ! Maupassant, dans ses derniers romans, s'y adonne de tout son coeur ; Hennique avait très longtemps lâché ; Huysmans n'avait, lui, jamais pris pied dans la vulgarité naturelle. Et il n'y a guère plus de jeunes écrivains de talent qui fassent autre chose : Maurice Barrès, cette jeune et si brillante intelligence, ce de Maistre, moins le dogmatisme, Pierre Loti, Rod, Jules Lemaître, M. de Voguë, que sais-je ! » (p. 56-57)
« Édouard Rod », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Je crois que la littérature naturaliste, sans être finie, a passé son heure : non seulement à cause des excès de quelques-uns de ses adeptes, mais surtout parce qu'elle a été l'expression littéraire de tout un mouvement positiviste et matérialiste qui ne répond plus aux besoins actuels. Le coup d'oeil le plus superficiel sur l'état du monde nous montre que, dans tous les domaines, nous sommes en pleine réaction. Cette réaction a emporté le naturalisme. Est-elle une erreur de l'instant ? Est-elle, au contraire, le commencement d'une ère de certitudes et de solidité politiques, morales et religieuses ? Je n'en sais rien : nous le verrons ou nous ne le verrons pas. » (p. 64-65)

« Il me semble évident, d'ailleurs, que le naturalisme a été fort utile à son heure : il a introduit la précision dans le roman et la vie dans le style narratif, ce qui est bien quelque chose ; sans parler des libertés et des hardiesses qu'il a introduites dans les lettres, et qui, grâce à lui, sont maintenant acceptées. Aussi, à ce qu'il me semble, y a-t-il une filiation directe entre le naturalisme et le psychologisme, malgré les différences apparentes. » (p. 65)

« Je ne me hasarderai pas à prophétiser l'avenir de la littérature actuelle. Les psychologues et les symbolistes me semblent des frères, à peu près jumeaux ; les différences qui les séparent tiennent surtout, je crois, à des différences de tempérament et d'imagination. Les poètes sont symbolistes ; les esprits précis se contentent d'être psychologues. Peut-être sont-ce les symbolistes qui rendront à la littérature le signalé service de la sauver de l'abstraction classique. À coup sûr elle en est menacée. Mais elle a des chances d'éviter l'écueil, pour cette raison que rien ne se recommence exactement. La question : où allons-nous ? demeure donc absolument réservée. Dans le gâchis des opinions contradictoires, des écoles tâtonnantes, de toutes les idées qui se remuent dans les couches supérieures de la littérature, celui qui voudrait distinguer un chemin plus clair que les autres serait bien téméraire. Pour ma part, je vous l'ai déjà dit, je crois à la réaction, dans tous les sens que ce mot comporte. Mais jusqu'où ira cette réaction ? C'est le secret de demain. » (p. 65)
« Maurice Barrès », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Oh oui ! ce qu'on a appelé naturalisme est une formule d'art qui est aujourd'hui bien morte. Mais remarquez comme c'est toujours le besoin de la vérité qui fait les évolutions en art. Une esthétique se fait jour : peu à peu la beauté qu'elle a innovée devient une formule, et fait des adeptes ; une école est née, elle vit, s'épanouit ; puis, les disciples étriquent de plus en plus la formule ; et, à partir de ce moment, c'est un art mort. Le naturalisme a passé par ces phases ; mais il ne faut pas oublier les services qu'il a rendus. Il est venu à un moment où la littérature à l'eau de rose d'Octave Feuillet était à la mode ; il y avait là un parti pris de voir avec une certaine beauté conventionnelle les gens du monde, et de ne voir qu'eux, contre lequel les naturalistes ont heureusement réagi ; ils ont élargi le cadre des préoccupations du romancier, ils ont dégoûté même les gens du monde de cette beauté poncive. Mais enfin, à leur tour, fatalement ils ont subi la loi commune, et je les crois bien finis aujourd'hui. » (p. 66-67)

« À qui, selon vous, a profité cette défaite du naturalisme ? - Je crois que c'est un fait, elle a profité aux psychologues. Leur grande vogue vient de ce qu'ils ont eu des préoccupations trop négligées par les naturalistes. Ceux-ci avaient fait de minutieuses et pittoresques descriptions des aspects extérieurs et des gestes, des passions, des appétits humains. Ceux-là, au contraire, Bourget, par exemple, ont voulu considérer ces appétits comme le ferait un savant d'une plante qu'il étudierait, en considérant toutes ses racines, la terre où elle pousse et l'atmosphère où elle se développe. En outre, de même que les naturalistes, par réaction contre l'ancienne convention mondaine, s'étaient cantonnés dans la vulgarité, les psychologues ont cherché des milieux autres que des milieux de médiocrité et des âmes différentes des âmes vulgaires. Il doit y avoir plus de luttes et d'intéressants débats dans l'âme, par exemple, d'une impératrice détrônée qui a connu toutes les gloires et toutes les ruines, que dans l'âme d'une femme de ménage dont le mari rentre habituellement ivre et la bât, ou dans celle d'un Sioux attaché au poteau de guerre ! » (p. 67-68)

« Je fais des livres où de mes amis, en effet, veulent voir des symboles ; et, vraiment, j'ai le goût de faire dire à mes personnages des choses d'un sens plus général que le récit des menus faits de leur existence : dans ce sens, je serais donc symboliste. D'ailleurs, c'est là un terme bien vague ; il est certain que, de tout temps, l'art a été symboliste et que, seuls, peut-être, les naturalistes ont affiché le parti pris de se tenir dans le fait divers, dans le cas exceptionnel, dans le particulier étroit, sans vouloir admettre les généralisations. Tous les personnages de Molière, ceux de Shakespeare et de nos auteurs classiques, sont en même temps des cas particuliers et généraux, des êtres vivants et des types : Tartuffe, Roméo, Béatrice, par exemple. » (p. 68)

« Personnellement, puisque vous me parlez de moi, je dois vous dire que je ne consacrerais pas volontiers mon existence à ciseler des phrases, à rénover des vocables. J'aimerais mieux relire certaine préface que M. Boutroux a mise à l'Histoire de la philosophie grecque de Zeller, - ou les pages de Jules Soury, sur la Delia de Tibulle ou les Rêveries d'un paîen mystique, de Louis Ménard. Il n'y a pas à dire, les gens ayant une intelligence un peu rigoureuse sont tout de même plus intéressants que les « artistes » attitrés. Et puis, savez-vous que Henri Heine n'est un poète si émouvant que par les qualités qui font en même temps de lui un des plus profonds penseurs de ce siècle ? Il a la culture et la clairvoyance… Même en art, voyez-vous, il y a intérêt à ne pas être imbécile. » (p. 68-69)

« Faites-vous entrer vos livres dans cette formule que vous indiquiez tout à l'heure de psychologie symbolique ? - J'y tâche. Le Jardin de Bérénice, qui vient de paraître, est le dernier volume d'une série de trois ouvrages où j'ai essayé d'exprimer ce que j'appelle et ce qu'on a assez appelé : La Culture du Moi. C'est la monographie, c'est une théorie de l'individualisme. Sous l'oeil des Barbares montre la difficulté qu'a un jeune homme à se connaître, à se développer et à se défendre. L'Homme libre est un traité de la gymnastique du moi : comment, avec les procédés d'Ignace de Loyola et de la Vie des saints, on peut arriver à faire éprouver par son moi tout ce qu'il y a d'émotion au monde. Le Jardin de Bérénice est, d'une part, un traité pour concilier les nécessités de la vie intérieure avec les obligations de la vie active, et, d'autre part, un acte de soumission devant l'Inconscient qu'on peut appeler le Divin. » (p. 70)
« Camille de Sainte-Croix », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« En 1884, j'ai publié mon premier roman, La Mauvaise Aventure, qui fit quelque bruit, et portait pour sous-titre : Histoire romanesque. En 1887, j'émis dans la préface de mon second roman, Contempler, une fois pour toutes, le principe de mes idées sur le roman que je ne conçois qu'essentiellement romanesque. […] Dans cette préface de Contempler à laquelle il me faut revenir, je raillais surtout la mode grave adoptée par les farceurs contemporains de traiter scientifiquement toute affaire littéraire. Pourtant il ne peuvent faire qu'un roman soit autre chose qu'une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture de spéciales moeurs, soit par la singularité des aventures. À quelque jargon qu'ils aient recours pour avantager l'importance de leurs productions, quel que soit leur besoin de laisser croire qu'ils continuent Darwin ou Spinoza, il sera toujours facile de ramener là tous nos conteurs. » (p. 73-74)

« Un romancier ne compte comme écrivain qu'autant qu'il vaut comme homme, grand écrivain s'il a de grands sentiments – petit écrivain, s'il a de petits sentiments, - nul, s'il n'en a pas. S'il possède les dons qui constituent tout grand caractère, il n'a nul besoin de se livrer à tant d'acrobaties pour que ce qu'il signe soit distingué. Qu'il prenne sa plume : à quelque suggestion personnelle qu'il obéisse en écrivant spontanément des imaginations, toujours elles porteront, puisqu'elle émanent de la vie même, le beau signe de Vérité. Et c'est là tout ce qui peut intéresser quiconque les lira sans parti pris. De ceux que nous apprenons amoureusement, nous n'avons jamais songé à recevoir une doctrine pédagogique. Il a fallu M. Taine pour qualifier Stendhal de psychologue ; et si Gérard de Nerval a fait du symbolisme, c'est bien sans s'y forcer. » ( p. 75-76)

« Les oeuvres sont hautes montagnes ou claires vallées ; non point des édifices. L'écrivain est un terrain où la pensée pousse en fleurs de style, larges, hautes et sauvages. Ceux-là qui font oeuvre de serre demeurent des bourgeois de banlieue, horticulteurs ou rocailleurs. Voilà, mon cher confrère, quelles sont mes déjà vieilles idées sur le roman – romanesque, puisque roman. » (p. 76)
« Paul Hervieu », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« La méthode naturaliste et la méthode psychologique me semblent avoir l'inconvénient pareil d'avoir enseigné trop visiblement leurs procédés, de trop montrer leur trame, et d'établir, à l'usage de tous, un canevas à livres, sur lequel il n'est pas nécessaire d'être un littérateur proprement dit pour y broder son petit roman. Il suffirait d'être intelligent ; mettons : très intelligent. À tout homme de belle intelligence, qui a de la mémoire, et un peu d'expérience d'avoir déjà vécu vingt ou vingt-cinq ans, les naturalistes et les psychologues sont venus démontrer qu'il pouvait faire un roman. - “Voyons, tu as été petit garçon, collégien, militaire. Tu es carabin ? employé de ministère ? canotier ? vélocipédiste ? Raconte ce que cela t'a fait voir, sentir, aimer ou haïr. Essaie de bien te rappeler, de tout te rappeler. Raconte-toi. Tout ça, c'est de la littérature ; c'est de la littérature. Certes oui, c'est ordinairement de la littérature qui nous est ainsi offerte. Mais il est permis de concevoir une forme plus haute de l'art, une émancipation de la pensée plus large que l'État autobiographique, une façon d'oeuvre où l'artiste, ne laissant point transparaître le secret de ses chemins, nous mène par plus de mystère dans l'émotion ou l'émerveillement. Je suis trop respectueux de l'effort d'autrui, et d'ailleurs je me sais trop faillible, pour vouloir rechercher ici aucun type de l'écrivain dont je pourrais soutenir qu'il n'aurait eu besoin que d'une grande finesse d'esprit, pour ce qu'il a réalisé d'écrire, et non ce don indescriptible, mais si sensible, qui constitue le vrai littérateur. Mais, pour le type de ce dernier, quelques exemples me serviront à le caractériser parmi quelques-uns de ceux qui me semblent constituer le véritable cours de la littérature, et le marquer, dans le temps présent, comme le Rhône se marque dans le Léman. […] Des romans, comme Daniel Valgraive, de Rosny, comme En rade, d'Huysmans, comme Le Crépuscule des Dieux, d'Élémir Bourges, comme Un Caractère, d'Hennique, La Force des choses, de Paul Marguerite, ou Sonyeuse de Jean Lorrain, ne peuvent éclore que dans les régions surnaturalistes de l'hallucinations ou du rêve. Est-ce qu'aucune persévérance de volonté, aucune ingéniosité d'observation aurait pu mettre Octave Mirbeau sur la voie de trouver ces inspirations souvent géniales, ces visions, ces sources grisantes de passions, d'où sont sortis Le CalvaireL'Abbé Jules et Sébastien Roch ? En conséquence, je ne puis être porté qu'à la sympathie pour les tentatives qui tendent à élever la littérature, même jusqu'à la rendre très escarpée. » (p. 78-79)

« Toutefois, quant à réussir, les symbolistes me paraissent entrer dans la lutte pour la vie sous des conditions anormales et désavantageuses pour eux. Je m'explique par une comparaison : on a longtemps discuté pour savoir si, dans la nature, c'était le père ou la mère qui faisait l'enfant. Au temps de L'Homme aux quarante écus, la physiologie attribuait ce rôle au père. Eh bien ! en littérature, j'ai le sentiment que l'auteur soit le mâle, et qu'il fasse une espèce d'enfant au lecteur. Et ce qui me fait un peu douter que le symbolisme, à moins de perfectionnement, puisse être bien fécond, c'est que je lui trouve des formes gracieuses, mais avec des façons d'échapper qui sont presque de pudeur féminine ; de sorte qu'il ne me semble enfanter l'idée que lorsque le lecteur apporte là un tempérament d'auteur. » (p. 79-80)

« D'autre part, il se produit peut-être aussi, dans la littérature, une autre évolution, dont les Goncourt auraient eu la vue prophétique lorsque, en 1856, après une lecture d'Edgar Poe, ils écrivaient : “C'est la révélation de quelque chose dont la critique n'a point l'air de se douter : de l'imagination à coups d'analyse. Le roman de l'avenir appelle à faire plus l'histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l'humanité que des choses qui se passent dans son coeur.” Ce “quelque chose” a l'air de se dégager puissamment de l'oeuvre de Maurice Barrès, et d'apparaître aussi chez un nouveau venu, de talent original, dans les Contes pour les Assassins, de M. Maurice Beaubourg. » (p. 80)
« Joséphin Péladan », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« J'ai publié dans L'Artiste, il y a quelques années La Seconde Renaissance française et son Savonarole, étude comparée de romantisme et du… néant qui lui a succédé. J'ai montré la niaiserie d'une formule littéraire empruntée à une phrase de Claude Bernard, et qui, étendue aux beaux-arts, produirait des… ignominies. Doctrinalement, le naturalisme n'a jamais existé : ses hommes, sans exception, présentent unies l'ignorance de l'histoire littéraire à l'inconscience en matière d'abstrait… Ce sont des sans-culottes, c'est-à-dire des incultivés réduits à leur propre tempérament. Mais s'il est lyrique, le tempérament suffit à produire des oeuvres valables : de même qu'un avocat doué s'appuie d'une cause infâme pour plaider pathétiquement. Je vois dans le naturalisme un synchronisme du suffrage universel, et le protagonisme anti-esthétique de la canaille : l'écriture fait sa cour à la rue comme jadis au roi. […] Les psychologues, Monsieur, portent au moins une meilleure épithète, extensible, celle-là, aux génies, de d'Aurevilly et Villiers de L'Isle-Adam, en remontant jusqu'à Balzac et à ce Chateaubriand, le maître de tout le monde en ce siècle. » (p. 82-83)

« Ce qui remplacera la grossièreté des peintures et les jongleries de mots et de mètres ? La prostitution, Monsieur, car l'écrivain qui, au lieu d'imposer son propre idéal au public incarne l'idéal courant toujours bas, est un prostitué. Je crois que l'avenir est aux filles, en art comme en tout, car je crois à la fatale et imminente putréfaction d'une latinité sans Dieu et sans symbole. L'avenir appartient aux pollutionnels ; les uns pollueront la bourgeoisie, les autres la plèbe ; il y aura des spécialistes pour spasme décent et titillation nationale. » (p. 83)

« Quant à mon éthopée dont les huitième et neuvième romans paraissent ce mois, voici ma formule. Il n'y a qu'un sujet en art : Œdipe ou Orphée ou Hamlet, c'est-à-dire un héros aux prises avec une énigme morale ou sociale. L'intérêt réside dans la lutte du héros contre lui-même ou l'antagonisme des êtres et des choses. Dois-je préciser l'héroïsme : l'adhésion à un abstrait, et partant l'incarnation d'une idée, au mépris de l'instinct et du sens commun. De Mérodack à Samas et Tammuz, passant par Nebo, Adar et Nergal, j'ai maintenu cette formule et la maintiendrai encore une trentaine de fois. Puisque vous me sollicitez de m'expliquer, je n'admets que l'art pour l'idée et dès lors j'alourdis mes romans de toute la métaphysique que suscite le sujet, méprisant trop le public pour songer un instant à son plaisir : et fémininement satisfait de rester difficile à lire comme à aborder. » (p. 84)

« Qu'est-ce que le Magisme ? dites-vous, Monsieur. C'est la suprême culture, - la synthèse supposant toutes les analyses, le plus haut résultat combiné de l'hypothèse unie à l'expérience, le patriciat de l'intelligence et le couronnement de la science à l'art mêlé. En outre, le Magisme peut s'appeler le patrimoine des hauts esprits à travers le temps, le lieu et la race, toujours conservé. Le magisme n'a aucun avenir, parce que, en réalité, je connais cinq mages, sans me compter : “l'abbé Lacuria, le marquis de Saint-Yves, de Guaïta, Papus, Barlet. ” Le reste est fait de tous les désoeuvrements et de tous les insuccès. […] Le minimum d'un mage est fait de trois choses : génie, caractère, indépendance. » (p. 84-85)

« Les chefs-d'oeuvre de chaque race sont les livres religieux de cette race : inutile, n'est-ce pas, d'énumérer Bible, Vedas, Thorah, Kabbale. Les deux plus grandes oeuvres de cette fin de siècle, Parsifal et Axël, sont des thèmes catholiques. Hors les religions, il n'y a pas de grand art et lorsqu'on est d'éducation latine : hors du catholicisme, il n'y a que le néant. Voilà pourquoi, comme Mage, j'enseigne que le devoir supérieur de l'intellectuel réside tout entier à la manifestation du Divin : voilà pourquoi je juge que la fin de la France n'est plus qu'une question d'années. » (p. 85-86)
« Paul Adam », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« […] l'oeuvre du naturalisme dans l'évolution des idées au dix-neuvième siècle est terminée. Réaction contre l'hypocrisie de l'École du bon sens de Feuillet et d'Ohnet, le naturalisme a analysé les appétits et les enthousiasmes, les extrêmes de la nature humaine active, extérieure, contingente ; les psychologues, depuis Stendhal, par conséquent très antérieurs, analysent les associations d'idées et de sentiments, la vie restreinte et intérieure. Chacune des deux écoles accomplit une oeuvre parallèle, analytique et documentaire : elle met en place les éléments de la vie générale de l'homme soumis aux influences naturelles immédiates et concrètes ; le psychologisme étudie l'individu soumis aux influences psychiques des milieux sociaux ; le naturalisme, la domination des instincts animaux sur l'être raisonnable ; le psychologisme, les heurts de l'âme raisonnante et formée par l'éducation menteuse contre les aspérités des réalités sociales. Le réalisme de l'une et l'autre école est intense ; les analyses d'Adolphe sont aussi réelles que les analyses de L'Assommoir, les sujets d'expérience diffèrent, voilà tout. » (p. 88)

« Justement toutes ces formules d'analyse différentes étaient pour rappeler une synthèse : c'est le rôle du symbolisme de la produire, et je crois que c'est le but qu'il se propose. Il voudrait aussi bien traduire la vie extérieure des naturalistes que la vie intérieure du psychologue, et le masque conventionnel, avec ses influences, de l'école du bon sens. Évidemment ce sont là des théories que peu d'oeuvres encore ont appuyées. D'ailleurs les artistes qui se recommandent de l'étiquette symboliste gardent chacun leur personnalité qui n'entre pas toujours exactement dans les bornes de la formule. » (p. 89)

« J'ai une formule à moi que je voudrais exercer sans contrôle. L'art, à mon avis, n'a pas son but en lui-même. Je le définirais l'inscription d'un dogme dans un symbole, il est un moyen pour faire prévaloir un système et mettre au jour des vérités. Ce n'est donc pas pour distraire ou pour intéresser que je fais de la littérature ; il me serait égal, en principe, de n'être actuellement lu par personne, car j'ai la conviction que dans vingt-cinq ou trente ans, les quinze cents lecteurs qui me comprennent maintenant seront dix mille et ainsi de suite, progressivement. » (p. 90)

« Quels sont donc, alors, les dogmes que vous prétendez inscrire dans vos symboles ? - C'est d'abord la réalisation de cette synthèse nécessaire dont je viens de vous parler. Saisir les rapports des données hétérogènes apportées par les naturalistes et les psychologues, en tirer la raison vitale et essentielle des mouvements humains qui, pour moi, sont très liés aux mouvements de la planète dont l'homme n'est que, pour ainsi dire, une cellule cérébrale et l'humanité l'encéphale ; exprimer ces rapports entre les lois supérieures de gravitation, entre l'inconnu ou Dieu et le phénomène conscient du personnage choisi, celui-ci étant une forme passagère où se manifeste, d'ailleurs, l'essence divine et première, - en un mot réaliser dans tout leur ensemble les théories du spinozisme. » (p. 89)
« Remy de Gourmont », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Il n'y a aucun doute sur les tendances des nouvelles générations littéraires : elles sont rigoureusement antinaturalistes. Il ne s'agit pas d'un parti-pris, il n'y eut pas de mot d'ordre donné ; nulle croisade ne fut organisée ; c'est individuellement que nous nous sommes éloignés avec horreur d'une littérature dont la bassesse nous faisait vomir. Et il y a encore moins de dégoût peut-être que d'indifférence. Je me souviens que, lors de l'avant-dernier roman de M. Zola, il nous fut impossible, au Mercure de France, de trouver parmi huit ou dix collaborateurs réunis, quelqu'un qui eût lu entièrement La Bête humaine, ou quelqu'un qui consentît à la lire avec assez de soin pour en rendre compte. Cette sorte d'ouvrages et la méthode qui les dicte nous semblent si anciennes, si de jadis, plus loin et plus surannées que les plus folles truculences du romantisme ! » (p.163-164)

« Dire qu'il n'y eut, en cette guerre de partisan contre le naturalisme, aucune entente préparatoire du cénacle, aucun conciliabule de loge carbonariste, c'est, je crois, la vérité, mais en abandonnant M. Zola, les jeunes gens savaient qui suivre. Leur maître (je parle spécialement des plus idéalistes d'entre nous) était Villiers de l'Isle-Adam, cet évangéliste du rêve et de l'ironie, et, mort, il est toujours celui que l'on invoque, que l'on relit familièrement, celui dont les moindre bouts de papier posthumes ont la valeur de reliques vénérées sans équivoques. Son influence, sur la jeunesse intelligente, est immense : il est notre Flaubert, pour nous ce que fut Flaubert pour la génération naturaliste, qui l'a, d'ailleurs, si mal compris. » (p.164)

« Il fallait un adversaire plus direct que tous ceux que je viens de nommer ; Huysmans, engagé par distraction dans cette équipe, repris assez promptement conscience de sa valeur personnelle et de sa mission. Après avoir fait du naturalisme supérieur, même en la stricte formule imposée, à celui de M. Zola (voyez Les Soeurs Vatard), il se fâcha tout d'un coup, jeta ses frères à l'eau (ils y sont restés) et libéra, en déployant À Rebours, toute une littérature neuve qui étouffait, écrasée sous un tas d'immondices. Nous lui devons beaucoup : il faut insister là-dessus et le redire et relire tel chapitre de ce mémorable bréviaire. » (p.165)

« Maintenant il faut être juste, on n'était pas mauvais, sans rémission, dans la formule naturaliste. L'observation exacte est indispensable à la refabrication artistique de la vie. Même pour une figure de rêve pur, un peintre est tenu à respecter l'anatomie, à ne pas faire divaguer les lignes, à ne pas plaquer d'impossibles couleurs, à ne pas s'abandonner à des perspectives chinoises. L'idéalisme le mieux déterminé au mépris de la réalité brute doit s'appuyer sur l'exactitude relative qu'il est donné à nos sens de pouvoir connaître. Ce besoin de l'exactitude, le naturalisme nous l'a mis dans le sang : tel son rôle et son bienfait. Mais ce bienfait est acquis et ce rôle est fini. Qu'est, ou que sera l'autre chose ? Je n'en sais rien. […] Si l'on dénommait cette littérature nouvelle l'Idéalisme, je comprendrais mieux et même tout à fait bien . L'Idéalisme est cette philosophie qui, sans nier rigoureusement le monde extérieur, ne le considère que comme une matière presque amorphe qui n'arrive à la forme et à la vraie vie que dans le cerveau ; là, après avoir subi sous l'action de la pensée de mystérieuses manipulations, la sensation se condense ou se multiplie, s'affine ou se renforce, acquiert, relativement au sujet, une existence réelle. Ainsi, ce qui nous entoure, ce qui est extérieur à nous n'existe que parce que nous existons nous-mêmes. Donc, autant de cervelles pensantes, autant de mondes divers, et, lorsqu'on veut les représenter, autant d'arts différents. Ce que vous appelez rêve et fantaisie est la vraie réalité pour qui a conçu ce rêve ou cette fantaisie. Donc, encore, liberté illimitée dans le domaine de la création artistique, anarchie littéraire. Aussi bien, est-ce l'état présent de la littérature. C'est le plus enviable. Gardons-nous des faiseurs de règles ; n'acceptons aucune formule ; livrons-nous à nos tempéraments, soyons et restons libres. » (p.165-166)

« On m'a dit que dans mon roman récemment publié, Sixtine, j'avais “fait du symbolisme” : or, voyez mon innocence, je ne m'en étais jamais douté. Néanmoins, je l'appris sans grand étonnement : l'inconscience joue un si grand rôle dans les opérations intellectuelles; - je crois même qu'elle joue le premier de tous, celui d'impératrice-reine!» (p.166)

« Ah ! je crois tout de même que si la critique était aux mains d'hommes aussi clairvoyants, aussi francs, d'écrivains aussi passionnés, d'aussi noble caractère que M. Octave Mirbeau, - au lieu d'appartenir aux France, aux Lemaître, à tous les ratés de l'École Normale, - Villiers n'aurait pas dû, pour vivre, peiner comme un manoeuvre, ni Mallarmé enseigner courageusement l'anglais à des potaches, ni Huysmans forclore, en un bureau, les meilleures heures de sa vie ! » (p.167)

« La prose, c'est le roman, le roman libéré des vieux harnois : il ne s'est pas renouvelé aussi vite que la poésie. Il n'y a pas, hormis Huysmans, de maître à comparer à ceux d'hier, à Flaubert, à Barbey d'Aurevilly, aux Goncourt ; il n'y a même pas un fou lucide qui nous jette dans les jambes quelques Chants de Maldoror. Les psychologues s'éteignent un à un, comme les bougies d'un candélabre, en les salons où ils fréquentent. Seuls brillent, dans la pénombre, Barrès alimenté par l'ironie et Margueritte dont la flamme est une âme. Quand aux naturalistes de la dernière heure, Descaves, si consciencieux artiste, les représente, et il y suffit ; et d'entre les inclassables, enfin, surgissent un étrange et presque ténébreux fantaisiste, un enfant (terrible) de l'auteur des Diaboliques, Jean Lorrain, C. de Sainte-Croix, romancier subtil, incorruptible critique, et ce brodeur de si fines étoles, F. Poictevin. » (p. 168)

« En somme, si j'en devais juger par ce qu'il m'est donné de rêver pour ma propre littérature […] je pourrais m'aventurer à dire que la littérature prochaine sera mystique. Un catholicisme, un peu spécial, mais pas hérétique, régnera demain, - pour combien de temps ? – sur l'art tout entier. […] Un peu d'encens, un peu de prière, un peu de latin liturgique, de la prose de Saint Bernard, des vers de Saint Bonaventure, - et des secrets pour exorciser M. Zola ! » (p.168)
« Edmond de Goncourt », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Oui, répondit-il à ma première question, - je crois que le mouvement naturaliste – disons naturiste, comme s'expriment les Japonais, - je crois qu'il touche à sa fin, qu'il est en train de mourir, et qu'en 1900 il sera défunt et remplacé par un autre. Oui, il sera décédé à la suite d'une mort naturelle, sans être empoisonné, comme on le prétend, par ses oeuvres, - et cela logiquement, parce qu'il aura un demi-siècle d'existence, qui est la moyenne de l'existence des mouvements littéraires de ce temps : du romantisme tout aussi bien que du naturalisme. Et les deux mouvements littéraires auront fait chacun leur besogne : le romantisme aura infusé du sang neuf dans l'anémie de la langue de la Restauration ; le naturalisme aura remplacé l'humanité de dessus de pendule du romantisme par de l'humanité d'après nature. Or, comme tout mouvement littéraire est une réaction contre le mouvement qui l'a précédé, il est incontestable que, dans l'évolution qui doit s'accomplir, cette réaction aura lieu… » (p.186)

« […] les gens qui se posent, d'avance, pour nos successeurs, me semblent être presque tous des poètes. […] je me demande si, au dix-neuvième siècle, en cette toute-puissance de la prose poétique, en cette domination de la langue de Chateaubriand et de Flaubert, je me demande si un grand mouvement intellectuel peut être mené par des versificateurs. Les vers me semblent, à moi, la langue des jeunes peuples, des peuples à l'aurore, et non pas la langue des vieux peuples, des peuples à leur coucher de soleil. Hugo a été une exception monstrueuse de génie. Il peut encore exister derrière lui des charmeurs dans le genre, mais l'action de la littérature sur les masses, je crois qu'elle n'appartient plus aux vers. » (p.186-187)

« De quel côté, selon vous, maître, s'oriente la réaction ? - C'est clair comme le jour : dans le mouvement qui se prépare, il se fera une prédominance de la psychologie sur la physiologie. Mais je ne vois pas encore les chefs, les têtes de colonnes de ce mouvement. Dans les gens qui viennent après nous, je discerne des gens d'un très grand talent, comme Huysmans, comme Maupassant, comme Mirbeau, comme Rosny, comme Margueritte, comme Hennique, comme d'autres encore ; mais en dehors de l'indépendance et de l'envolée libre de tout talent, ces nouvelles fournées de la gloire me semblent se rattacher encore à l'école naturaliste. » (p.187)

« Ma pensée, en dépit de la vente plus grande que jamais du roman, est que le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu'il avait à dire, un genre dont j'ai tout fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d'autobiographies, de mémoires de gens qui n'ont pas d'histoire. Mais ce n'est point assez encore. Pour moi il y a une nouvelle forme à trouver que le roman pour les imaginations en prose, et l'inventeur et les propagateurs de cette forme, qu'ils soient matérialistes, spiritualistes, symbolistes, n'importe quoi en iste seront, selon mon idée, les meneurs du mouvement intellectuel du vingtième siècle. » (p.188)

« Vous ne me parlez pas des psychologues, fis-je ? - Eh ! bien cela nous permettra d'en finir avec cette étiquette de “naturaliste” qu'on a collée, malgré nous, sur nos chapeaux. Est-ce que nos oeuvres sont tant que ça naturalistes d'un bout à l'autre ? Est-ce que nous n'avons pas compris que dans une oeuvre, dans un livre même, il doit y avoir du physique et du psychique ? Combien de livres a écrits Daudet, qu'on ne peut pas classer dans ce compartiment étroit où on nous enferme ! Zola lui-même n'a-t-il pas fait Le Rêve ? Et moi, qui ai fait Germinie Lacerteux, n'ai-je point écrit Madame Gervaisais, un roman d'un psychologue aussi psychologue que les plus psychologues de l'heure actuelle!» (p.188)
« Émile Zola », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Le naturalisme est fini ! Qu'est-ce à dire ? Que le mouvement commencé avec Balzac, Flaubert, Goncourt, continué ensuite par Daudet et moi, et d'autres que je ne nomme pas, tire à sa fin ? C'est possible. Nous avons tenu un gros morceau de siècle, nous n'avons pas à nous plaindre ; et nous représentons un moment assez splendide dans l'évolution des idées au dix-neuvième siècle pour ne pas craindre d'envisager l'avenir. Mais pas un ne nous a dit encore, et j'en suis étonné : “Vous avez abusé du fait positif, de la réalité apparente des choses, du document palpable ; de complicité avec la science et la philosophie ; vous avez promis aux êtres que le bonheur dans la vérité tangible, dans l'anatomie, dans la négation de l'idéal et vous les avez trompés ! Voyez, déjà l'ouvrier regrette presque les jurandes et maudit les machines, l'artiste remonte aux balbutiements de l'art, le poète rêve au moyen âge… Donc, sectaires, vous avez fini, il faut autre chose, et nous, voilà ce que nous faisons !” [… ] cette réaction est logique, et, pendant dix ans, pendant quinze ans, elle peut triompher, si un homme paraît, qui résume puissamment en lui cette plainte du siècle, ce recul devant la science. Voilà comment le naturalisme peut être mort ; mais ce qui ne peut pas mourir, c'est la forme de l'esprit humain qui, fatalement, le pousse à l'enquête universelle, c'est ce besoin de rechercher la vérité où qu'elle soit, que le naturalisme a satisfait pour sa part. Mais que vient-on offrir pour nous remplacer ? Pour faire contrepoids à l'immense labeur positiviste de ces cinquante dernières années, on nous montre une vague étiquette “symboliste”, recouvrant quelques vers de pacotille. Pour clore l'étonnante gloire de ce siècle énorme, pour formuler cette angoisse universelle du doute, cet ébranlement des esprits assoiffés de certitude, voici le ramage obscur, voici les quatre sous de vers de mirliton de quelques assidus de brasserie. » (p. 190)

« L'avenir appartiendra à celui ou à ceux qui auront saisi l'âme de la société moderne, qui, se dégageant des théories trop rigoureuses, consentiront à une acceptation plus logique, plus attendrie de la vie. Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande sur l'humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme. » (p. 192)

« Le romantisme s'expliquait, socialement, par les Secousses de la Révolution et les guerres de l'Empire ; après ces massacres les âmes tendres se consolaient dans le rêve. Littérairement, il est le début de l'évolution naturaliste. La langue, épuisée par trois cents ans d'usage classique, avait besoin d'être retrempée dans le lyrisme, il fallait refondre les moules à images, inventer de nouveaux panaches. Mais, ici [symbolisme], quel besoin de changer la langue enrichie et épurée par les générations romantiques, parnassiennes, naturalistes ? Et quel mouvement social traduit le symbolisme, avec son obscurité de bazar à dix-neuf sous ? Ils ont, au contraires, tout contre eux : le progrès, puisqu'ils prétendent reculer ; la bourgeoisie, la démocratie, puisqu'ils sont obscurs. » (p. 192)

« Donc, c'est entendu, le naturalisme finira quand ceux qui l'incarnent auront disparu. On ne revient pas sur un mouvement, et ce qui lui succédera sera différent, je vous l'ai dit. La matière du roman est un peu épuisée, et pour la ranimer il faudrait un bonhomme ! Mais, encore une fois, où est-il ? Voilà toute la question […] D'ailleurs, si j'ai le temps, je le ferai, moi, ce qu'ils veulent ! » (p. 193)
« J.-K. Huysmans », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Évidemment, […] le naturalisme est fini… Il ne pouvait pas toujours durer ! Tout a été fait, tout ce qu'il y avait à faire de nouveau et de typique dans le genre. […] Je crois que dans le domaine de l'observation pure, on peut s'arrêter là ! […] là où il [Zola] a passé, il ne reste plus rien à faire : de même qu'après Flaubert, la peinture de la vie médiocre est interdite à quiconque, et qu'après Balzac il est inutile de reprendre des Goriot ou des Hulot ; de même encore… Tenez, dans ce quartier de la rue de Sèvres et de Vaugirard, il y a des coins de couvent qui me tenteraient bien… mais quoi ! comment oser même essayer, quand on a lu Les Misérables ! Non, je vous dis, après des êtres pareils, il n'y a plus qu'à s'asseoir… » (p. 196)

« Que pensez-vous des psychologues ? […] - […] Cela existe-t-il donc aussi ? Eh bien, ils auront beau faire, allez, ce n'est pas eux qui auront les reins assez solides pour fiche Goncourt bas ! Quand on a fait La Faustin, on peut être tranquille […]. Goncourt l'a bien comprise, l'erreur du naturalisme, et il l'a évitée ; sa comédienne est une exception, elle est surélevée, elle est superbe ! S'il nous avait dépeint Schneider, ou n'importe quelle autre dans le genre, ça n'aurait pas intéressé. D'abord qui ça, les psychologues ? Bourget ? Avec ses romans pour femmes juives, sa psychologie de théière, comme l'a si bien qualifiée Lorain. Barrès avec ses joujoux anémiques ? […] Il y a dans ce siècle-ci un certain Hello qui est tout de même un peu plus fort qu'eux tous ; et, quand vous êtes arrivé, j'en lisais un autre, un mystique flamand du treizième siècle, le dénommé Ruysbroeck […] Eh bien, vraiment, vous savez, il y a plus de science et de compréhension du coeur humain dans une page de celui-là que dans tous les Stendhal, tous les Bourget et tous les Barrès du monde ! » (p. 200)

« Selon vous, où va-t-on ? - À vrai dire, je n'en sais rien. Le matérialisme crève ; le spiritualisme pur est impossible ; le juste milieu, en cela, comme en tout, est écoeurant… Je vous le dis, je n'en sais rien ; il faut attendre le Messie…s'il doit venir. […] Zola ne vous a-t-il pas dit que, s'il en avait le temps, il se mettrait lui-même à chercher l'autre chose ? […] Eh bien ! savez-vous qu'il en est capable ! […] Il est encore jeune, et s'il veut, d'un coup de ses reins d'athlète, il peut percer le tunnel où il a acculé le naturalisme… » (p.200-201)
« Paul Alexis », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Non, il n'est pas mort le naturalisme ! Il est si peut mort, que, entrevu peut-être par Bacon et, à coup sûr, par Diderot, pratiqué inconsciemment par l'auteur de Manon Lescaut, repris dans ce siècle par Balzac et Stendhal (que Flaubert, les Goncourt, Duranty, Zola et quelques autres continuèrent], le naturalisme n'en est tout de même encore qu'aux premiers balbutiements. En cette fin de siècle, où tant de choses sont mures, sur le point de crouler de vétusté, lui est encore jeune, tout jeune. Demain, plus encore qu'aujourd'hui, lui appartient. Le naturalisme sera la littérature du XXe siècle. » (p. 205)

« Le naturalisme n'est pas une “rhétorique”, comme on le croit généralement, mais quelque chose d'autrement sérieux, “une méthode”. Une méthode de penser, de voir, de réfléchir, d'étudier, d'expérimenter, un besoin d'analyser pour savoir, mais non une façon spéciale d'écrire. […] Au contraire, le naturalisme est assez large pour s'accommoder de toutes les “écritures”. Le ton d'un procès-verbal d'un Stendhal, la sécheresse impopulaire d'un Duranty trouvent grâce devant lui autant que le lyrisme concentré et impeccable de Flaubert, que l'adorable nervosité de Goncourt, l'abondance grandiose de Zola, la pénétration malicieuse et attendrie de Daudet. Tous les tempéraments d'écrivains peuvent aller avec lui. Aussi le naturalisme n'est-il nullement une secte une confrérie, une école, un clan, une franc-maçonnerie, une chapelle. On n'y entre pas comme dans un moulin, ou à la brasserie. On ne s'y présente pas comme à l'Académie ou aux Mirlitons. Du naturalisme éclate – et nous prend au coeur – à chaque page même de Salammbô […] » (p.206)

« Voilà donc bien établi que le naturalisme n'est nullement ce qu'un tas de critiques ont eu le snobisme de croire. Ni une façon spéciale de tortiller le verbe écrit ! ni une affectation d'immortalité ou de brutalisme ! ni une panacée pouvant remédier au manque de talent ! Comme vous le disait M. Edmond de Goncourt, il consiste à remplacer de plus en plus l'humanité de “dessus de pendule” du romantisme, par de l'humanité d'après nature. » (p. 207)

« Le naturalisme, en somme, n'est qu'une ramification, dans le domaine de la littérature, du large courant général qui emporte le siècle vers plus de science, vers plus de vérité et, sans doute aussi, plus de bonheur. Les vrais naturalistes, les purs, ne sont donc pas six, ni deux, ni un à proprement parler, il n'en existe pas encore. Mais ils seront légion, car la voie est large, le but haut et lointain, et c'est dans cette direction que peineront à leur tour nos enfants et les enfants de nos petits-enfants. Quant à nous-mêmes, et à ceux de nos aînés que nous aimons, en nous efforçant de les continuer, ni les uns ni les autres ne sommes encore véritablement des naturalistes. Le romantisme, dont nous sommes tous sortis, est encore là, trop près. Nul de nous n'est jusqu'ici parvenu à purger complètement son sang du virus romantique héréditaire. » (p. 208-209)

« Mais, Bourget excepté, je trouve que les psychologues ne sont que des naturalistes malingres, affaiblis. De petits frères à nous, mal venus, avant terme, qu'il a fallu élever dans du coton, et qui se ressentiront toute leur vie d'une jeunesse souffreteuse, poussée en serre chaude. Qu'ils prennent donc du fer, sacrebleu ! ces gaillards-là. Oh ! ils en ont besoin ! Peut-être, alors, cesseront-ils de s'astreindre à ne faire que du demi naturalisme. Je vous demande un peu, lorsqu'on n'arrive à la connaissance complète de l'homme par la physiologie et la psychologie, pourquoi tenir une des deux fenêtres obstinément fermées ? L'erreur inverse, d'ailleurs, serait tout aussi imbécile… Bourget, lui, au moins, bien qu'on le place parmi les psychologues, est un passionné de lettres et de vie, un sain et un vigoureux, qui ne crache nullement sur la physiologie… » (p. 209)

« Au vingtième siècle, il n'y aura même plus d'écoles du tout. Car le naturalisme est le contraire d'une école. Il est la fin de toutes les écoles, mais l'affranchissement des individualités, l'épanouissement des natures originales et sincères. » (p. 210)
« Henry Céard », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Comment le naturalisme peut-il mourir puisqu'il n'a jamais existé ? - Comment, jamais existé ? – Non, il n'a jamais existé ainsi qu'on l'entend généralement, c'est-à-dire comme une littérature d'accident, comme un produit spontané de notre époque. Dans tous les siècles, il y a toujours eu à l'état latent, derrière la littérature officielle, parallèlement à la littérature d'imagination, une littérature d'observation. Sous Louis XIV, c'est Furetière avec Le Roman bourgeois, c'est surtout l'admirable Saint-Simon. Plus tard, à côté de Voltaire, c'est Diderot et Restif de la Bretonne. Plus tard encore, en même temps que Victor Hugo, c'est Balzac. Lequel des deux matera l'autre, la fonction ou l'esprit, toute la question est là. Ce qui existe réellement, c'est le fait de voir les choses telles qu'elles sont, dans l'atmosphère que leur donne la science du moment. La minorité matérialiste se désintéressera-t-elle jamais de l'observation ? l'humanité échappera-t-elle jamais à elle-même ? Il y aura toujours des individus qui préfèreront rêver. D'autres, au contraire, aimeront mieux connaître, encore que leur savoir leur amène un accroissement de douleur. Mais qui est maître de la tournure des intelligences ? Quant au naturalisme, sa vie ou sa mort apparentes n'ont pas d'importance. Admettez qu'il se soit trompé dans la formule de ses théories et qu'il leur ait donné une défectueuse application, son erreur ne signifierait rien. Il a servi, il a excité la littérature et donné le goût du nouveau, de l'original. A-t-il cessé d'être vrai ? C'est possible. Mais alors il se trouve dans les conditions mêmes de toutes les expériences scientifiques, où la réalité d'hier n'est plus celle de demain. » (p. 212)

« […] ne croyez-vous pas possible et normale une réaction, - provisoire si vous voulez, - contre la littérature matérialiste ? - Parbleu ! et il faut qu'elle soit. Où serait la vie sans ces combats continuels ? Et puis, c'est le pendule, c'est le va-et-vient, et ce qui paraît si extraordinaire, au demeurant, n'est que monotone. Regardez. La littérature de la Renaissance est une réaction contre le mysticisme du moyen âge. Qu'est-ce que le romantisme ? une réaction contre l'esprit positif du dix-huitième siècle. » (p. 213)

« La psychologie ! Mais on n'en fait pas dans les livres ! Ce n'est pas une science dont les principes se déduisent d'eux-mêmes ; c'est l'empirisme de la vie ; elle n'existe que par l'accumulation des observations qu'on peut faire sur les autres et sur soi-même. Cela peut servir à poser des règles et des axiomes, mais qui sont alors purement du domaine de la philosophie ; ce n'est donc pas encore de la littérature ; car il ne suffit pas d'inventer de toutes pièces des personnages en leur attribuant arbitrairement tels ou tels goûts, telles ou telles habitudes comme le fait Bourget pour avoir fait ce qu'on pourrait de même appeler un roman psychologique.Tenez, voyez Bourget, il écrit quelque part cette phrase : “C'étaient des femmes d'un esprit très retiré, car elles habitaient au fond de la cour !” Eh bien ! non ! si c'est à ce qu'on appelle connaître “les rouages du coeur humain”, ça n'est vraiment pas fort ! » (p. 213)

« Mais n'y a-t-il pas eu des violences dans le naturalisme ? - Qu'appelez-vous violences ? Il y a eu le résultat logique des chinoiseries spiritualistes contre lesquelles il luttait. D'ailleurs ces libertés de langage sont classiques et essentiellement dans les traditions françaises des mystères et des vieux fabliaux ; c'est l'éternel style de la querelle entre la chair et l'esprit, entre le précis et l'imprécis. Le quinzième siècle suivait déjà le débat du corps et de l'âme, et la polémique s'établit aujourd'hui dans les livres comme jadis elle se faisait au long des porches de cathédrales. […] Aux accents des psaumes liturgiques sacerdotalement chantés sous les sombres piliers, elle [la vie] mêle au grand soleil le cri de protestation de ses besoins physiques et l'hymne des revendications de la chair. Rabelais, lui aussi, avait été saturé jusqu'au dégoût des subtilités enseignées dans les écoles, aussi c'est pour s'en venger et rendre à la nature ses droits méconnus qu'il a embrené de sa scatologie agressive toutes les pages de son oeuvre. Pourtant si la dispute continue, les adversaires commencent à se mieux connaître. La chair a démêlé les fonctions de l'esprit et l'esprit se montre plus volontiers indulgent aux pratiques de la chair. La physiologie peu à peu a amené quelque rapprochement, et l'heure n'est peut-être pas très éloignée où les deux éléments opposés finiront par se tolérer, sinon par s'entendre. » (p. 214-215)

« […] je crois avoir deviné ce qu'ils [les symbolistes] prétendent réaliser. Ils ont cette préoccupation de rendre les notes harmoniques, les vibrations infinitésimales des circonstances et des êtres. Ils ont entrepris de décomposer la sensation comme les impressionnistes tentent en leur tableaux de décomposer la lumière. » (p. 216)

« Quand ils [les symbolistes] se tromperaient, où serait le mal ? et ne faut-il pas se souvenir que c'est des tâtonnements des alchimistes impuissants et acharnés à fabriquer de l'or qu'est sortie la chimie moderne, et qu'aucun effort n'est jamais inutile ni méprisable. D'ailleurs, je tiens pour toutes les manifestations nouvelles, quelles qu'elles soient. Nos préférences ne signifient rien. Les querelles d'école n'ont que l'intérêt de la circonstance, il faut les laisser de côté et voir les choses avec plus de détachement. » (p. 216-217)

« Aussi, demanderais-je aux symbolistes qu'avant d'étudier l'au-delà, ils connussent d'abord le là ! Car s'ils ne tiennent compte que de la sonorité des choses, comme ils paraissent y tendre, ils auront vite fatigué ceux qui laisseront volontiers leur oreille artiste s'amuser un instant à la musique des mots, mais dont l'esprit a besoin, en fin de compte, d'images et d'observations précises. La littérature est un résumé de tout, elle comprend aussi, à côté des agréments de la musique, l'ordonnance de la peinture et la proportion de l'architecture, elle comprend tant d'autres choses encore ! Il n'y a d'avenir pour un mouvement littéraire quelconque que s'il se soucie du côté scientifique. » (p. 217)

« Mais je crois qu'il viendra un bonhomme qui, sans s'en douter pour un sou, ramassera tout ça, les idées en l'air, les tendances et les théories des uns et des autres, fera en littérature ce que Wagner a fait en musique, et rendra, en même temps, la musique, la sensation, la peinture des choses ! Oh ! ce sera beau, cela ! Et je voudrais bien le voir ! Ce sera bien beau ! Et puis après l'homme qui aura réalisé le rêve, on dira : “ Il nous en donne trop, celui-là ! ” Et on recommencera, on fera contre lui une réaction, et tout le monde se mettra à travailler et à ne pas se comprendre ; cela jusqu'à la fin des siècles. – L'histoire littéraire ne nous donne pas de plus consolante leçon. » (p. 218)
« Octave Mirbeau », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Le naturalisme ! mais je m'en fiche ! Croyez vous que, dans cinquante ans seulement, il subsistera quelque chose des étiquettes autour desquelles on se bat à l'heure qu'il est ! Mais qu'il soit vivant ou mort, le naturalisme, est-ce que Zola ne demeure pas l'artiste énorme, l'évocateur puissant des foules, le descriptif éblouissant qu'il a toujours été ? Quand il a écrit un beau livre, qu'est-ce que ça peut nous faire que ça soit naturaliste ou pas naturaliste ! Tout de même, il y a une réaction, réaction bienfaisante contre cette absence de toute préoccupation de l'intellectuel, contre cette négation de tout idéal, qui auront marqué d'une tache bête l'école naturaliste. Et tout le mouvement actuel est aussi le signe que la jeunesse n'est pas morte et qu'elle s'occupe un peu à se frayer un chemin au travers des vieux ronds-de-cuir qui détiennent toutes les spécialités de la littérature et de l'art. » (p. 225)

« Barrès, on est là à l'embêter tout le temps avec son moi, c'est idiot ! Mais tonnerre ! son moi est plus intéressant, je pense, que celui de M. Sarcey qui en encombre les colonnes de trois cents journaux tous les jours ! Et je considère son dernier livre, son Jardin de Bérénice, comme un pur chef-d'oeuvre ; c'est très grand, très élevé, cela, et c'est plein de préoccupations très nobles. Les psychologues ! Je sais bien que le mot est devenu assommant, mais, enfin, il y en a de toutes sortes. La psychologie de Bourget, c'est un peu de la psychologie de carton écrite par un cerveau d'une intelligence et d'une variété extraordinaires, mais c'est aussi, hélas ! de l'excellent snobisme ; et celle de Paul Hervieu est vraiment extraordinaire ; son Inconnue est l'oeuvre d'un des hommes les plus doués de ces temps-ci. » (p. 227)

« Ils attendent le Messie ! Quel Messie ? Mais à aucune époque de la littérature il n'y a eu une pareille floraison d'art. À part les gens qui personnifient notre siècle avec M. Meilhac et M. Halévy, qu'est-ce que les esprits les plus difficiles demandent de plus que Mallarmé, que Verlaine, que Mendès, que Zola, que Maeterlinck, que Tailhade ? » (p. 227-228)

« Vous ne m'avez pas dit quelle direction paraît prendre le roman ? – Socialiste, il deviendra socialiste, évidemment ; l'évolution des idées le veut, c'est fatal […] L'esprit de révolte fait des progrès, et je m'étonne […] que les misérables ne brûlent pas plus souvent la cervelle aux millionnaires qu'ils rencontrent […] Oui, tout changera en même temps, la littérature, l'art, l'éducation, tout, après le chambardement général […] que j'attends cette année, l'année prochaine, dans cinq ans, mais qui viendra […] j'en suis sûr!» (p. 229-230)
« J.-H. Rosny », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Il était, en effet, évident depuis longtemps pour moi que la fin du naturalisme était proche, qu'elle s'imposait par excès de matérialisme triomphant, par excès d'inclairvoyance et d'incompréhension de notre époque ; il était tombé à la pire des chinoiseries ; c'était l'application médiocre d'une théorie étroite et mesquine, de l'école. Je dis de l'école, car il ne faut pas rendre responsables de ce résultat les figures du naturalisme, mais bien ceux qui ont constitué l'école. Il faut bien distinguer entre les créateurs du réalisme, et ceux qui les ont suivis. Les premiers naturalistes furent des êtres nécessaires, ils furent les apporteurs de choses nouvelles, bien plus que leurs rivaux les idéalistes ; car M. Renan, par exemple, malgré sa facilité à manier les idées générales, ne m'apparaît pas comme un esprit créateur, au contraire de Flaubert et des Goncourt qui n'ont pas cette aptitude, mais qui surent apporter à la littérature les éléments féconds qui lui manquaient. Quant à Zola, son rôle dans le naturalisme a été de deuxième ordre ; il n'a pas été un créateur, mais avant tout l'homme politique de la bande, homme qui mit en oeuvre, non sans habileté, du reste, et non sans puissance, les éléments d'art que Balzac, Flaubert et Goncourt lui ont fournis. Il vous a dit qu'il ferait peut-être l'autre chose qui est à faire pour remplacer le naturalisme. Eh bien ! ce sera tant pis, car il la fera mal, et gâchera et compromettra la besogne à laquelle d'autres pourvoieraient beaucoup mieux… Pour Daudet, on ne peut le rendre responsable d'aucune des étroitesses théoriques du naturalisme, vu qu'il n'a jamais admis une doctrine unique en art ; aussi a-t-il une vision très tolérante et très indulgente des êtres : c'est un créateur de types. » (p. 240)

« L'autre chose c'est une littérature plus complexe, plus haute… c'est une marche vers l'élargissement de l'esprit humain, par la compréhension plus profonde, plus analytique et plus juste de l'univers tout entier et des plus humbles individus, acquise par la science et par la philosophie des temps modernes. La vérité n'est pas dans les extrêmes, et les psychologues sont tout aussi complets que leurs rivaux ; leur conception de l'âme est également étroite. Cette vision étriquée de la vie les a menés tout droit au pessimisme. L'autre chose sera donc aussi une réaction contre le pessimisme qui résulte surtout de l'incompréhension des éléments constitutifs de son époque et de l'époque elle-même. Un homme pénétré de la philosophie de son siècle en portera, dans ses moindres actes, reflet ; un homme qui aura reçu l'éducation classique traditionnelle ne verra pas, ne sentira pas de la même façon qu'un autre dont l'éducation philosophique et scientifique sera complète ; le baiser de l'amant procurera à l'un la sensation de l'espace dont il a la notion, chez l'autre il se recoudra peut-être en un simple afflux sanguin. Il est très évident que les Grecs de Périclès, par exemple, dans les moindres actes de leur existence, subissaient l'influence esthétique de leur siècle, et il est évident aussi que le sens du beau n'est pas la caractéristique de la moyenne de la bourgeoisie moderne. L'évolution sociale, le progrès matériel ont créé d'autres visions, ont suscité d'autres émotions chez les êtres ; les émotions des uns ne sont pas les émotions des autres, et, pour pouvoir les comprendre toutes et les traduire, l'écrivain d'à présent doit avoir la compréhension (je ne le répète pas trop) historique, scientifique, industrielle, pérégrinatrice de l'époque à laquelle nous vivons. L'autre chose, ce sera aussi une réaction contre la morale évangélique rapportée par les Slaves, c'est-à-dire contre le reniement de la civilisation et du progrès au bénéfice les idées de renoncement. Mais il faudra deux ou trois générations peut-être pour faire triompher cette formule, et les artistes qui l'auront comprise et appliquée devront se résigner à être sacrifiés à leurs successeurs. Retenez que je ne veux pas dire qu'à côté de cet art, il ne puisse vivre et s'épanouir une littérature très noble et très belle, toute différente de l'autre, une littérature idéaliste qui sera le fruit de l'éducation classique, et qui satisfera certaines catégories d'esprit. Plusieurs arts dissemblables peuvent fort bien vivre côte à côte, et l'admettre c'est encore comprendre la variété des cerveaux modernes.» (p. 242-243)
« Lucien Descaves », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Mais ce mouvement dont l'on parle tant à présent, cette réaction contre l'outrance du naturalisme, il faut en rechercher les premier signes dans notre fameux manifeste des Cinq paru en 1887 ! Avons-nous été, à ce moment, assez conspués ! On nous accusa de vouloir nous faire un peu de réclame sur le dos de Zola ; à présent tout le monde tombe d'accord que le règne du torchon est passé, tout le monde, le Pontife lui-même ! Et il est bien temps, en effet. D'ailleurs, Zola commence vraiment à se fatiguer… c'est vrai, depuis Germinal, il baisse… Vous ne trouvez pas ? Tenez, je viens de lire L'Argent. Plus que jamais il me fait l'effet d'un grand entrepreneur de bâtisse qui construit des maisons de rapport à six étages dans les quartiers ouvriers de la littérature… Et toujours la même distribution de pièces, les mêmes escaliers, les mêmes portes et les mêmes cordons de sonnettes. Au temps de La Conquête des Plassans c'était un architecte, qui savait vous installer avec goût un mobilier et choisir les tentures qu'il faut ; à présent, je le répète, c'est un maître-maçon qui fait coller les moellons les uns par-dessus les autres, v'lan ! ça y est. C'est de la copie de journal tout bêtement bâclée, avec autant de facilité qu'on démarquerait un fait divers. Aujourd'hui il faut trois cents lignes ? les voilà ! C'est de l'ouvrage à l'année. » (p. 254-255)

« Voyez-vous les successeurs du naturalisme ? - Mais ce sera tout le monde ! Entendons-nous, tous ceux qui auront du talent et du tempérament. Évidemment on ne fera pas comme les autres on fait, on ne traînera pas dans les ordures exprès. Je serais assez de l'avis de Huysmans qui rêve un naturalisme spiritualiste… […] Il l'explique ainsi : un égal souci de la chair et de l'esprit, psychologie et physiologie mêlées, deux chemins parallèles courant au même but, un à terre, un autre en l'air. Je vous dirais bien que j'essaie présentement d'appliquer cette théorie dans un roman sur les aveugles, si rien justement ne m'horripilait à l'égal des théories et des ratiocinations. Ayez d'abord du talent, tout est là. Si vous voulez vous offrir, par surcroît, le luxe d'une esthétique particulière, je le verrai parbleu bien, car les livres sont écrits, j'imagine, pour en recevoir l'endosse. » (p. 255-256)

« Aimez-vous bien les Psychologues ? […] - Les poitrinaires chics de la littérature ? dit-il. Leurs jours sont comptés, mais, comme de vrais phtisiques qu'ils sont, ils ne se voient pas mourir ; et, dans les milieux où sonne leur toux, on leur cache leur position en les couvrant de fleurs : ce sont de beaux mariages, des sièges à la Chambre, des décorations, etc., etc… Mais tonnerre ! qu'on leur colle des bureaux de tabac, et qu'ils nous fichent la paix ! »  (p. 256)

« Il n'en manque pas, de beaucoup de talent et d'avenir ; vous les connaissez comme moi : c'est Hennique, Margueritte, Rosny. […] n'y a-t-il pas encore Mirbeau, Geffroy, Paul Bonnetain, Maeterlinck, Ajalbert, la rédaction du Mercure de France, Vallette, Jules Renard, et Gourmont en tête ; et Abel Hermant, un encore, celui-ci, qui dans son dernier livre : Amour de tête, a joliment lâché Zola ! » (p. 257)

« Quels sont, dans le roman moderne, les maîtres dont vous vous réclamez ? - Oh ! d'abord, nos maîtres à tous, Balzac, Hugo, Flaubert et les Goncourt, puis Alphonse Daudet, qui a écrit Sapho, Huysmans, et les grands sacrifiés que vos interviewés ont négligé de nommer : Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Vallès auquel Caraguel seul a pensé, et qui a laissé, dans le roman, deux arrière-petits-cousins de talents : Henry Fèvre, avant qu'il fût du roman comique, et Darien, celui de Bas-les-Coeurs et de Biribi. » (p. 257-258)
« Paul Margueritte », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Laissons de côté mes sympathies et admirations personnelles pour MM. De Goncourt et Alphonse Daudet, pour Huysmans, Lavedan, Élémir Bourges, Bonnetain, Mirbeau, Hennique, Descaves, Jules Case et J. Rosny qui mérite une épithète à part, spécifiant tout ce qu'il apporte de neuf et d'humain. Tous ces écrivains sont connus et reconnus. J'aimerais attirer votre attention sur deux manifestations très particulières et très différente du jeune Roman, dans la personne d'Antony Blondel et de Jean Lombard. Voilà Blondel, par exemple ! Qui en dehors de quelques lettres, connaît son Camus (d'Arras), son Bonheur d'aimer ? Il va publier chez Havard un livre : Le Mal moderne. La critique, complaisante aux vantards, s'interesse-t-elle à ce modeste ? Ses romans ont, à un degré rare, l'odeur, le goût et le sens de la vie. Aucune littérature ! les sentiments et les sensations mêmes dans leur fleur ! Nul n'a mieux dépeint la plante humaine et ses dépérissements, sa lente ascension vers le jour, son épanouissement difficile au bonheur, au succès, à l'amour. Richepin a qualifié Blondel : un Saint-Simon paysan, tant ses paysans fleurent la terre. Mais il a étudié depuis des types plus complexes, une casuistique d'âme plus raffinée. Jean Lombard ! vous connaissez sans doute ses grandes fresques hallucinées, où grouillent, en un style polychrome et d'une barbarie voulue, les foules mortes de Rome sous Héliogabale, et de Byzance sous Constantin Copronyme. On dirait d'immenses tapisseries que l'air agite, et dont les personnages vivent et défilent, le long d'une spirale où on les voit réapparaître, en des retours d'attitude et des répétitions de geste. Lombard sait rendre l'ondoiement des masses, l'enchevêtrement des rouages politiques. Rosny et lui semblent appelés à écrire le roman social, qui sera une des littératures les plus intéressantes de l'avenir. Il est bien d'autres jeunes de valeur ! Camille de Sainte-Croix, tenez ! Deux de ses romans, déjà, dans un style de belle race, ont confessé des dandysmes du coeur, des cas de conscience singuliers. Robert Godet, pénétrant et lucide analyste du Mal d'aimer ! Georges Beaume, et ses paysans du Languedoc ; les délicats et sincères romans de Jean Blaize, François Sauvy et Amédée Pigeon. Mais à quoi bon insister ? Ils ont tous publié un, deux ou trois romans ; ils travaillent et réussiront. Car, en définitive, il n'y a que cela qui compte, le livre, la chose faites bravement, simplement, honnêtement ! » (p. 264-265)
« Abel Hermant », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Je ne vois guère qu'un principe, d'apparence bien élémentaire, presque naïve, sur lequel je ne saurais transiger : c'est qu'un artiste, même dans le roman à sujet contemporain, dans le roman que nous prenons sur le vif, doit avoir pour unique souci de faire oeuvre d'art et de créer de la beauté. » (p. 267)

« À ce titre, je répudie les théories naturalistes, qui appliquées à la lettre, feraient en somme du roman une oeuvre utilitaire ou encyclopédique ; je répudie les théories psychologistes, qui lui donneraient un objet différent mais une forme pareille, et qui en feraient également une oeuvre d'exposition ou d'instruction. Entendons-nous : si je me sépare des naturalistes, c'est pour des motif d'esthétique sérieuse, et je ne m'associe point à la réaction commerciale qui se tente contre le naturalisme aujourd'hui ; je ne réédite point le vieil acte d'accusation qui en incrimine la vulgarité, la lourdeur et le pessimisme un peu simple. – Je me sépare des psychologistes pour des motifs analogues, mais je veux encore moins m'associer à la croisade bouffonne qu'une partie de la jeunesse actuelle prêche contre les sciences et contre l'esprit de la modernité. Je crois tout au contraire que si nous prétendons créer de la beauté originale et portant bien la signature de notre époque, nous ne pouvons pas négliger ce qui est l'apport et l'originalité de notre époque. Je crois que la science psychique, et en général toutes les sciences, nous ont fait envisager l'homme et la nature sous des aspects nouveaux, et qu'il y a là riches matières pour les oeuvres futures, des mines d'art inexplorées. Il ne s'agit pas de prendre la science toute brute, et de la transporter par exemple dans le roman. À chacun son domaine. Quand on a lu le plus humble psychologue de profession, les découvertes du psychologue littérateur font sourire. Mais je crois fermement que la psychologie peut fournir des motifs d'art entièrement neufs, et non pas seulement ces fines et délicates analyses, ces descriptions d'âme, ces inventaires parfois un peu puérils de sentiments, auxquels nous ont habitués les Stendhaliens. Des tentatives véritablement remarquables ont déjà été faites dans le sens que je vous indique, et je vous citerai l'exemple de Rosny, qui a su mettre en oeuvre, comme artiste, une belle intelligence de penseur et de savant. » (p. 268-269)
« Jules Claretie », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« S'il y a une évolution nouvelle, elle a ses causes dans le passé. Tout a été dit, tout a été fait. Les générations nouvelles donnent un costume et un tour nouveau à ce qui fut autrefois. J'ai beaucoup lu et je pourrais vous retrouver sans longtemps chercher la genèse des idées présentes. » (p.343)

« Ce qui me frappe encore, c'est l'importance que prend la musique, la notation phonétique dans l'art d'écrire. La musique, le plus sensuel de tous les arts, triomphera, si l'on continue, de la littérature, la plus précises de toutes les manifestations cérébrales. Ceci tuera cela. » (p.343)

« Au total, ce qui est extrêmement intéressant dans votre enquête, c'est la constatation du mépris, je dirai de l'ingratitude, que montrent les nouveaux envers le naturalisme, c'est ce mouvement ascensionnel vers l'idéal que vous avez constaté, ça et là. Idéal social, idéal mystique, peu importe. Trop mystique, à mon gré. On se perd dans le nébuleux, l'intangible. Mais à qui la faute ? »   (p.345)

« Le romantisme, avec ses grandes fièvres et ses belles folies, nous avait amené le naturalisme avec ses crudités. Le naturalisme devait fatalement nous amener le mysticisme, le symbolisme tout ce que nous voyons se produire aujourd'hui. Après le vin de Chypre, le petit bleu ; après le petit bleu, le haschich. C'était mathématique. Je ne l'avais pas seulement prévu, je l'avais prédit dans la préface d'un de mes romans dont je ne vous donnerai pas le titre pour n'avoir pas l'air de me faire une réclame. » (p.345)
« Victor Cherbuliez », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Du reste, ne m'interrogez pas sur l'évolution littéraire. Je ne suis que très imparfaitement renseigné. J'ai lu de quelques-uns de nos plus jeunes écrivains des vers exquis et des pages savoureuses qui m'ont paru annoncer de grandes espérances et promettre l'oeuvre attendue. J'attends, j'espère, et quand l'étoile sera sortie de son nuage, j'applaudirai bien fort. » (p. 347)
« Juliette Adam », Enquête sur l'évolution littéraire, préface et notices de Daniel Grojnowski, Paris, José Corti, 1999.
« Le roman, comme toute manifestation de l'esprit humain, parcourt le cycle des évolutions déterminées de cet esprit. Plus il englobe d'effets d'ordre différents, plus il peint de tableau de moeurs, plus la gamme des observations qu'il contient monte haut vers le divin et descend bas dans l'échelle des êtres, plus il domine le temps et s'immortalise. L'oeuvre suprême, le roman type est pour moi L'Odyssée qui embrasse l'histoire d'un peuple, l'état de sa civilisation et de sa science, la description de ses actes journaliers, les mobiles qui font agir les individus dans le sens du caractère de leur race. L'Odyssée parcourt si complètement la série des conditions de la vie qu'on y voit les dieux, la puissance surnaturelle, se personnaliser au point de participer aux passions d'un groupe d'hommes privilégiés. Plus un roman s'écarte de la généralisation, plus il observe, décrit et dépeint un milieu restreint, plus il s'éloigne du type de L'Odyssée, plus il se cantonne dans le détail infinitésimal, plus tôt alors il partage le sort des fait minuscules et se noie dans l'océan de l'oubli. Mais s'il correspond aux doutes, aux croyances de son temps, s'il fixe les connaissances et les expériences du milieu dans lequel il éclôt, s'il accumule des documents profitables aux lecteurs de l'avenir, enfin, s'il a une valeur pour l'histoire, alors il émerge au-dessus des productions dont le cercle est borné. Le temps ne peut faucher ce qui occupe un trop grand espace. Flaubert a entrevu tout cela ; mais il a dispersé, émietté son aperception. S'il avait réuni en un seul livre l'étude approfondie des caractères de Madame Bovary, les curiosités et les attraits de la légende et de l'histoire de Salammbô, la très haute philosophie de La Tentation de Saint Antoine, l'état complet de la science de son temps fixé dans Bouvard et Pécuchet, s'il y avait ajouté ce dont il me parla plusieurs fois, l'exaltation de l'héroïsme humain à propos de Léonidas, il eût laissé l'une des oeuvres, peut-être l'oeuvre la plus géniale de notre époque. » (p. 366-367)

« La religion affirmée ou niée, qui joue un si grand rôle sur l'esprit des recherches de la science, en joue un égal sur l'esprit des observations qui sont la matière du roman. Lorsque la religion domine, le roman est mystique ; lorsqu'elle commence à être discutée, le roman est imaginatif, l'homme cherchant sur terre la compréhension de ce qu'il se laisse ravir au ciel ; lorsque la religion est niée, la raison triomphante se tourne sur soi, s'analyse, scrute l'être animal et intellectuel et le roman s'appelle, on ne sait pourquoi, psychologie, puisque ce ne sont pas les qualités psychiques qu'il décrit, mais la bête instinctive et pensante. En Europe, la religion qui dans l'antiquité absorbait les sciences sacrées et magiques, les a, par ignorance, délaissées au temps des croisades. La science profane s'est fondée en-dehors de la religion comme à la fin du paganisme ; mais aujourd'hui cette science que la puissance de l'impondérable et de l'inexpliqué arrête au seuil du mystère, ne pourra bientôt plus progresser que par la religion. C'est pourquoi le roman s'essaie déjà au symbolisme, pourquoi de matérialiste, de terre à terre, d'analyste, il deviendra imaginatif, puis mystique et enfin vraiment psychique. » (p. 367-368)
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