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(1957-...)

Dossier

Le roman selon Jean-Philippe Toussaint

Le roman selon Jean-Philippe Toussaint, par Kiev Renaud, 28 mars 2016

Bien loin de nourrir le mythe du génie créateur, Jean-Philippe Toussaint (1957 — …) dévoile sans pudeur les rouages de son travail. Sur son site personnel, disponible en neuf langues et qu'il a mis sur pied lui-même, l'écrivain belge convie ses lecteurs dans son atelier : il y publie ses brouillons, ainsi que des correspondances et des enquêtes nécessaires à son travail (un échange de courriels avec un commandant de bord lui a notamment servi de matériel dans la préparation d'une scène d'aviation). Cette plateforme fait le bonheur des friands de génétique textuelle, mais aussi de tout lecteur qui, d'aventures, serait intéressé par la conception du roman chez Toussaint, puisqu'il rassemble aussi les dossiers de presse de chaque roman et toutes les entrevues accordées au moment de leur parution.

Toussaint est romancier, mais également photographe et cinéaste. Il a porté à l'écran trois de ses propres livres, et ce, dans des adaptations très libres, il est important de le noter : La salle de bain (1989), Monsieur (1990) et La Sévillane (1992), d'après le roman L'appareil photo. Cette multidisciplinarité le porte à réfléchir à « la spécificité du médium [puisqu'il] ne veu[t] pas faire des films d'écrivain ou des installations de cinéaste. » (Philippe, 2012, [en ligne].) Ainsi, il n'écrit pas des romans « par défaut », il procède d'un choix conscient, animé par l'idée que certains récits se prêtent mieux à un médium plutôt qu'à un autre : « J'ai tout de suite su que [telle] image donnerait naissance à un livre et non à un film, car c'était une image littéraire, faite de mots, d'adjectifs et de verbes, et non de tissus, de chairs et de lumières. » (Toussaint, 2012, p. 51.) Il y aurait donc selon Toussaint un propre du littéraire, et plus encore du romanesque.

Ses propos révèlent une hyperconscience de sa démarche : hyperconscience des implications esthétiques du genre romanesque ; de l'héritage de ses prédécesseurs ; du choix presque politique de s'exprimer par écrit à l'ère de l'image et du numérique ; de ce que c'est que d'être un écrivain contemporain, à une époque où « la littérature n'est pas un art qui a complètement le vent en poupe » (Laporte, 2015, [émission de radio]). Toussaint nourrit une grande foi en la littérature, qui est selon lui un art auquel il ne manqu[e] rien » (Ibid.). Il croit plus particulièrement que l'art romanesque peut faire écho à l'ère du temps : « Si j'avais écrit au XIXe siècle, j'aurais été poète. Mais je ne pense pas que la poésie soit en phase avec notre époque. Toute ma recherche s'inscrit dans une réflexion sur la forme. Comment, après le Nouveau Roman, après de très grands auteurs comme Proust ou Faulkner, peut-on proposer une oeuvre en adéquation complète avec l'époque et qui porte une attention de chaque instant à la forme ? » (Philippe, 2012, [en ligne].)

Je tenterai ici de comprendre la « réflexion sur la forme » proposée par Toussaint, en interrogeant plus particulièrement sa filiation emblématique et son impératif de rejoindre ses contemporains. J'utiliserai comme fil conducteur de ma réflexion la remise en question de l'appellation de « Nouveau nouveau roman » attachée à son oeuvre pour tenter de voir comment Toussaint se situe par rapport à ses prédécesseurs. Ce travail analogique permettra de dévoiler les grandes lignes de sa conception du roman ; sa vision de l'intrigue, des personnages, de la langue et du rôle du lecteur. Mon parcours de la conception romanesque de Toussaint s'élargira ensuite vers ce que l'auteur énonce, plus généralement, à propos du contemporain et du rôle de l'écrivain dans la société actuelle. 

Le « Nouveau nouveau roman », autour des Éditions de Minuit.

Les étiquettes se sont multipliées pour identifier les jeunes auteurs gravitant autour des Éditions de Minuit depuis trois décennies ; une mention spéciale à « La génération Salle de bain » (L. Vermij citée par L. Cotea, 2013, p. 13) qui, par la référence au premier roman de Toussaint, insiste sur l'importance de cet auteur dans le mouvement et sur le caractère hautement trivial que les critiques reconnaissent à cet ensemble de romans. 

Dans une publicité de 1989, Jérôme Lindon regroupe ses nouvelles publications sous l'étiquette « romans impassibles », désignant par là des romans épurés et sans pathos : « Impassible, ça n'est pas l'équivalent d'insensible, qui n'éprouve rien ; cela signifie précisément le contraire : qui ne trahit pas ses émotions. » (J. Lindon cité par L. Cotea, p. 24.) Cette impassibilité est lue par certains critiques à la lumière de l'histoire du roman : dans un numéro de la revue Textyles consacré à Jean-Philippe Toussaint (2010, [en ligne]), Denis Saint-Amand voit chez l'auteur une énergie « fin de siècle » qui n'est pas sans rappeler les romans du 19e et Vincent Landel explique la filiation des personnages « toussaintiens » avec M. Teste, par leur neutralité et leur refus d'épanchement.

Cela dit, l'appellation de « Nouveau nouveau roman » (Amette, 1989, p. 8), que l'on doit à Jacques-Pierre Amette, est la plus répandue et la plus révélatrice de la filiation avec la précédente « génération de Minuit », sur laquelle tous les critiques insistent peu importe l'étiquette employée.

Une filiation, donc, reconnue par les deux générations : Alain Robbe-Grillet considère Toussaint comme son héritier et propose de lire l'incipit de L'appareil-photo (1988) comme le programme esthétique de la nouvelle vague de romanciers, incipit qui va comme suit : « C'est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d'ordinaire rien n'advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d'intérêt, et qui, considérés ensemble, n'avaient malheureusement aucun rapport entre eux » (Toussaint, 1988, p. 7). Ainsi, le roman annonce d'emblée son projet de mettre en lumière une histoire en apparence sans intérêt et de rassembler des éléments narratifs étrangers — programme qui intéresse grandement Alain Robbe-Grillet. Avec le temps, Toussaint se positionne de plus en plus par rapport aux propos de Pour un nouveau roman (1963), forcé de constater que son oeuvre — tout comme celle de Jean Echenoz, autre pilier invétéré — est souvent associée et analysée selon la lorgnette de cet héritage. 

Si le Nouveau roman n'était pas, d'ores et déjà, une école littéraire à proprement constituée, l'étiquette désignant plutôt une constellation de pratiques critiques du roman, le « Nouveau nouveau roman » l'est encore moins, l'existence même du courant est souvent discutée. Toussaint lui-même le résume bien : « Cette absence de terme précis correspond peut-être à une réalité puisque, comme de nombreux critiques l'ont souligné, il ne s'agit pas d'une école, ni d'un mouvement, mais d'une sorte de champ littéraire aux contours assez flous. » (L. Demoulin, 2005, p. 29.) La question ici n'est pas de savoir si un tel « champ littéraire » existe, à quoi le reconnaître et comment le nommer, mais bien de tenter de comprendre selon quels critères Jean-Philippe Toussaint est toujours cité comme emblème et comment ce dernier envisage cette filiation.

Toussaint veut faire cavalier seul, ne se soumet à aucun principe esthétique, mais reconnaît que l'affirmation et la liberté de sa propre poétique est possible grâce à l'apport de ses prédécesseurs qui ont ouvert la voie et bousculé les principes établis : « À l'époque, les auteurs du Nouveau roman ont été violemment attaqués par la partie la plus conservatrice de la critique, on disait qu'ils ne racontaient plus d'histoire ou qu'il n'y avait plus de personnage, que le nouveau roman tuait la littérature. Il y a eu une polémique assez violente, qui s'est un peu tassée par la suite. Je suis en quelque sorte arrivé après la bataille. Quand j'ai commencé à écrire, le terrain avait été largement déblayé, la voie avait été ouverte, je n'avais plus besoin d'être radical, ou dogmatique, si j'avais envie de raconter un peu d'histoire, ou si j'avais envie de développer des personnages, je n'allais pas me gêner...  » (Ibid., p. 25-26.) Le combat des Néo-romanciers crée une césure salutaire, selon Toussaint, qui libère leurs successeurs des attentes liées à la tradition romanesque. Toutefois, le romancier ne se sent pas redevable de cet héritage, il adhère à certaines idées de Robbe-Grillet et en rejette d'autres, critiquant et modulant la pensée du « maître » sans complexes.

Cette liberté s'est acquise peu à peu : au début de sa carrière, Toussaint évite tout trait psychologique, mais il apprend à « ne plus avoir peur de certains éléments qui seraient prétendument interdits ou à éviter » (R. M. Allemand, 2011, p. 398), et en intègre de plus en plus à partir de son cycle romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte (qui commence avec Faire l'amour en 2002 et se termine avec Nue en 2013). Ses propos trahissent le désir de ne se soumettre à aucune règle, de ne rien s'interdire – il « p[eut] utiliser tout ce qui est à la disposition d'un écrivain » (Ibid., p. 397.) et cela grâce aux Néo-romanciers, certes, mais aussi en allant contre certains des principes que ces derniers avaient établis.

Je m'obstine à parler d'eux au pluriel, mais vous avez compris, tout comme moi, qu'il s'agit en fait d'un dialogue de « porte-étendard » à « porte-étendard », de Toussaint à Robbe-Grillet, de L'urgence à la patience à Pour un nouveau roman. Certes, Toussaint a une idée large du Nouveau roman : il compte Claude Simon et Marguerite Duras parmi les plus grands écrivains du XXe siècle, et il voue une grande admiration à Samuel Beckett — c'est le seul écrivain qui a fait naître chez lui un certain désir de mimétisme. Toutefois, les idées qu'il commente et critique sont plus précisément celles de Robbe-Grillet, peut-être justement parce qu'il est le seul à avoir érigé des principes en dogmes.

Toussaint dit « partage[r] la théorie d'Alain Robbe-Grillet selon laquelle ce qu'il y a de plus fort dans un roman, c'est ce qui manque » (Kaprélian, 2009, [en ligne]) puisque « tant de choses se passent dans les blancs » (Decker, 2009, [en ligne]). Il perçoit l'acte de lecture comme un acte de création. Le mode de description elliptique appelle un travail actif du lecteur, qui complète les scènes à partir de son imagination. Mais pour cela, il doit pouvoir minimalement s'identifier et reconnaître certains éléments. Dans cette logique, selon Toussaint, la trop grande abstraction des nouveaux romans est rébarbative et nuit au plaisir de la lecture : « La façon qu'avait Robbe-Grillet de déshumaniser le personnage ne me semble pas intéressante. On perd un rapport sensuel, émotif, quelque chose qui passe entre l'écrivain et le lecteur. Il ne faut pas que la littérature soit trop abstraite. » (Kaprélian, 2009, [en ligne]). 

Il reste que, même si Toussaint réhabilite certains éléments romanesques comme le personnage et l'intrigue, ils ne sont plus au coeur de son projet romanesque. Comme chez Beckett, « [l]'histoire n'est pas l'enjeu, ce n'est pas là que le livre se joue, ce n'est pas l'essentiel. » (Toussaint, 2012, p. 99). Le fil narratif est ténu, les personnages « impassibles », les analyses psychologiques distillées au compte-gouttes. Toussaint défend tantôt que la littérature est « une question de forme et de rythme », tantôt une question de « temps et d'espace », mais jamais que l'intrigue occupe le coeur du projet : « [Question :] Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par Flaubert en son temps, de faire un livre « sur rien », qui ne tienne que par la force de son style ? [Réponse :] L'histoire en tant que telle ne m'intéresse pas. Raconter des histoires, c'est juste un outil. Pour moi, les grands livres créent avant tout du temps et de l'espace. Selon moi, c'est l'enjeu même de la littérature. J'essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je ne m'appuie sur aucune des béquilles classiques qui seraient l'histoire ou les personnages. J'essaie de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C'est d'une très grande ambition : s'enlever tous les ingrédients habituels et vouloir écrire des livres qu'on ne quitte pas, des livres qui soient prenants. » (Parisis, 2013, [en ligne].)

Le projet d'un livre « sur rien » ne date pas d'hier, mais sa pertinence ne semble toujours pas acquise, elle mérite encore d'être commentée — du moins pour Toussaint qui ressent, plus ou moins sérieusement, le besoin de se justifier. À propos de l'incipit de L'appareil-photo cité plus haut, et qu'il reconnaît lui-même comme profondément théorique, il souligne le pied de nez fait au lecteur et s'en excuse presque : « Je suis un écrivain de trente ans qui dit : “Ce que je vais vous raconter n'a aucun intérêt.'' En d'autres termes : “Je vais me foutre de votre gueule.'' C'est très impertinent, comme début de roman » (Demoulin, 2007, p. 135). Il est intéressant de remarquer qu'il associe son impertinence à son âge : il semble dire qu'il n'a pas encore acquis l'autorité pour bousculer les principes romanesques, mais qu'il s'en arroge tout de même le droit. 

Ce « foutage de gueule » ne tient d'ailleurs que pour le petit bonheur de la formulation provocante, puisque Toussaint tient le lecteur en grand respect et qu'il est loin de croire que ce qu'il raconte n'a aucun intérêt. Il prend plutôt le parti esthétique de déceler de l'intérêt dans tout, même dans les plus infimes détails, comme il l'explique à Laurent Dumoulin dans le même entretien, toujours à propos de l'incipit de L'appareil-photo : « Je propose, de façon sous-jacente, sans l'exprimer théoriquement, une littérature centrée sur l'insignifiant, sur le banal, le prosaïque, le “pas intéressant'', le “pas édifiant'', sur les temps morts, les évènements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n'ont pas l'habitude d'être traités dans les livres. » (Ibid., p. 136.) Les « Néo-néo-romanciers » sont parfois appelés « écrivains minimalistes », étiquette qui résume bien les paramètres du retour des éléments romanesques : ils sont certes de retour, mais à petite échelle. 

« Nouveau roman » et « Nouveau nouveau roman » main dans la main vers une pratique critique du roman.

C'est plutôt dans la poursuite de questionnements sur le roman que la filiation entre les deux générations de Minuit doit être pensée. Les questions posées par les Néo-romanciers stimulent Toussaint et trouvent écho chez lui, qui a le souci d'offrir des oeuvres réfléchies, en phase avec son époque. 

En effet, Toussaint dit avoir hérité de la « conscience des enjeux » (Parisis, 2013, [en ligne]) propre aux écrivains de Minuit. Sans élaborer sa propre théorie du roman dans un essai à la manière de Robbe-Grillet, il n'en pose pas moins beaucoup de questions théoriques à même son oeuvre. Ces passages critiques sont subtils, mais disponibles pour le lecteur qui y porterait attention : « Je suis très sensible à la théorie en littérature, aux structures, aux enjeux littéraires. Mais j'ai renoncé à l'exprimer explicitement dans des essais. Je préfère une théorie invisible, une théorie en action, qui trouve son application dans les livres. » (Tran Huy, 2009, [en ligne]), Ses réflexions, prêtées aux personnages ou intégrées dans la narration, sont souvent de nature philosophique, mais elles concernent aussi l'art romanesque. Elles sont tantôt simplement énoncées, tantôt mises en applications et poussées jusqu'au bout. 

Pour ne prendre qu'un exemple, La vérité sur Marie présente, « de façon sous-jacente, une interrogation sur la troisième personne en littérature, sur la possibilité même d'écrire à la troisième personne » (Ibid., [en ligne]). Toussaint explore dans le roman les tenants et aboutissants de ce choix narratif : le narrateur invente de grands pans de l'intrigue dont il n'a pas été témoin, déduisant les scènes à partir de quelques faits et surtout de sa connaissance du personnage de Marie. Il explique les limites de ses interprétations et la nature de ses sources, sources qui relèvent pourtant aussi du domaine fictionnel — il insiste ainsi sur l'aspect imaginaire de sa construction. Selon Toussaint, c'est à ces questions que l'oeuvre doit sa richesse, même si elles doivent rester transparentes : « Ce livre [La vérité sur Marie] est d'ailleurs, dans tous mes romans, le plus référentiel, qui ne traite au fond que de littérature. C'est la première fois que j'écris un texte fondé à ce point sur des questions de théories littéraires, même si cela ne se voit pas. Et heureusement que cela ne se voit pas. L'essentiel est, avant tout, de réussir un livre. La théorie dans un livre raté, ça ne sert à rien. Un livre réussi qui ne pose aucune question théorique, c'est un peu pauvret. » (Kaprélian, 2009, [en ligne]) 

La plupart des choix narratifs de Toussaint sont animés par « une intention littéraire consciente » (Allemand, 2011, p. 388), même s'ils apparaissent anodins : la majeure partie de ses intrigues se situent la nuit afin qu'il puisse dépeindre un plus grand éventail de lumières (Tran Huy, 2009, [en ligne]), le flacon d'acide dans Faire l'amour a été mis en scène pour son pouvoir symbolique (Allemand, 2011, p. 388), etc. Il est rare que Toussaint reconnaisse invoquer un élément ou un thème sans pour autant en contrôler le sens : « C'est vrai, l'eau est un thème récurrent dans mes livres. Mais je ne cherche pas à l'expliquer, il n'y a pas de signification cachée, ou secrète. L'eau ne représente qu'elle-même. L'eau est l'eau, si j'ose dire. » (Ibid.) Il a l'habitude de tout contrôler, de tout expliquer. 

C'est par ailleurs en termes d'« exigence littéraire » (Tran Huy, 2009, [en ligne]), l'exigence qui fait selon lui le propre de la maison Minuit, que Toussaint pense sa filiation avec les Nouveaux romans. Il voit comme une responsabilité esthétique le fait de porter la bannière de l'éditeur. Toussaint décrit le travail éditorial plus que rigoureux avec Jérôme Lindon ou Irène Lindon, qui mène à des oeuvres raisonnées, à la langue resserrée. 

Ce travail passe par la recherche d'un rythme, où le poids de chaque mot est pesé. Pour atteindre une parfaite fluidité du texte, le rythme de la langue doit, selon Toussaint, suivre le rythme de l'action. Il corrige ses textes plusieurs centaines de fois pour réussir à atteindre cet idéal : « Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l'écrivain, lui, doit la construire » (Toussaint, 2012, p. 26). Sa langue n'est simple qu'en apparence : « Chaque phrase simple que j'écris maintenant est riche de toute une complexité étudiée » (A. Laporte, 2015, épisode 2). Il compare son travail à la stratégie d'un joueur d'échecs, qui aurait étudié tous les coups avant de bouger une simple pièce. C'est peut-être dans ce travail d'orfèvre que le romancier réussit à créer une tension, à atteindre ce qu'il identifie comme une « énergie romanesque », notion inédite et un peu mystérieuse qu'il explique ainsi : « Sans intrigue, sans personnages, qu'est-ce qui fait tenir un livre ? Il lui faut une énergie intérieure. L'humour en était une. Désormais, je cherche une énergie romanesque pure. » (M. Desplechin, 2009, [en ligne])

Un mot sur le contemporain.

Les propos de Jean-Philippe Toussaint sur sa condition de « jeune écrivain de Minuit » permettent de comprendre les paramètres particuliers de sa poétique, et son idée de la filiation avec les Néo-romanciers, mais il s'exprime par ailleurs plus généralement en sa qualité de romancier contemporain. Il explique par exemple que son rapport à la connaissance s'est transformé au cours de ses trente ans de carrière — il fait de plus en plus de recherches et tente d'atteindre l'ultime précision, croyant que, dans le contexte de développement massif d'internet, le « mot impropre est devenu inexcusable. » (Decker, 2009, [en ligne].) 

Il parle aussi du « scandale » qu'a d'abord suscité la brièveté de ses textes. Les critiques refusaient de reconnaître ses plaquettes comme des romans, disaient qu'il faisait plutôt de la nouvelle – Toussaint constate que cette brièveté « au fil des ans, c'est devenu la norme » (Rebollar, 2006, [en ligne]). Parallèlement, son cycle de Marie Madeleine Marguerite de Montalte, est, dit-il à la blague, le « livre de 700 pages, [la] “somme'' » (Garcin, [en ligne]) qu'il avait toujours rêvé d'écrire. L'ensemble est constitué de quatre romans qui « se complètent l'un l'autre, s'enrichissent mutuellement, il y a des résonnances qui vibrent de livre en livre » (Tran Huy, 2009, [en ligne]). Toussaint croit que chaque volet doit rester indépendant, que l'ordre de lecture importe peu et, surtout, que le lecteur doit participer à la construction des correspondances. Il suggère le terme « tétraèdre » (A. Laporte, 2015, épisode 2) pour penser la suite romanesque — une figure géométrique qui permettrait de voir toutes les facettes de la construction peu importe l'angle d'où on le regarde. Cette multiplicité d'interprétations possibles fait selon lui la force de la littérature — qui ne fournit pas de réponses et reste proprement ambivalente.

Toussaint a découvert sa vocation d'écrivain à sa lecture de Crime et châtiment, troublé de s'identifier à Raskolnikov : « Ce personnage — cet étudiant, cet assassin — c'était moi. Je pressentais, sans pouvoir encore le formuler, qu'une des forces majeures de la littérature résidait dans son ambiguïté » (Toussaint, 2012, p. 70). Cette ambiguïté particulière au discours littéraire est selon lui nécessaire à notre époque — l'écrivain peut répondre à tous les débats pour révéler un autre point de vue, sans prendre parti. Ainsi, en 2006, Toussaint publie La mélancolie de Zidane, une très brève méditation sur le geste du footballeur qui paraît quatre mois après le match. Il explique sa prise de parole : « Je n'ai pas cherché à interpréter ou à juger, j'ai simplement pris le geste de Zidane pour ce qu'il est : un geste parfaitement ambigu, donc totalement romanesque. »  (Heimermann, 2006, [en ligne])

Les romans de Toussaint portent certes sur notre époque, mais leur propos est imprégné d'une connaissance aigüe du passé et de la « grande culture occidentale », ce qui leur donne une autre portée : « [Question :] Votre cycle romanesque s'est ouvert en même temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le projet d'inscrire vos romans dans l'ultracontemporain? [Réponse :] Je pense que c'est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon histoire d'amour est une histoire d'amour du début du XXIe siècle par le monde qui l'entoure […]. Et en même temps, mon histoire est remplie d'éléments intemporels : il y a des choses de l'amour qui étaient les mêmes à la Renaissance – dans Nue, je mets en exergue une citation de Dante – “Dire d'elle ce qui jamais ne fut dit d'aucune.'' Et c'est ça qui est intéressant : mélanger l'universel (le sexe et la mort, les saisons, l'eau, le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps présent, je ne le surplombe pas, je n'en fais pas une analyse sociologique ou journalistique, je le perçois de l'intérieur, par moi et en moi. C'est assez solipsiste, mais en même temps il y a une ouverture. » (Parisis, 2013, [en ligne]) 

Toussaint donne l'exemple de l'amour – thème universel et intemporel s'il en est un, mais qui peut tout de même être vécu et traité de manière très personnelle. C'est ce tissage de références éparses qui fait le propre de Toussaint — la coexistence de différents registres et de différentes échelles. La clausule de la première partie de Faire l'amour est souvent invoquée par la critique pour montrer que ce télescopage peut se faire même au sein d'une seule phrase : « Le jour se levait sur Tokyo, et je lui enfonçais un doigt dans le trou du cul » (Toussaint, 2009 [2002], p. 75). 

L'universalité de l'infinitésimal.

« […] Jérôme Lindon m'a demandé un jour si je n'avais pas une idée de comment on pourrait appeler ce nouveau mouvement littéraire. À l'époque, j'avais éludé la question, mais aujourd'hui, dix-huit ans plus tard, je crois que je suis en mesure de répondre. […] La réponse, elle se trouve dans les derniers mots de Faire l'amour, quand je parle de désastre infinitésimal. Je n'ai pas écrit “infinitésimal'' avec une arrière-pensée théorique, mais je n'ai certainement pas écrit le mot à la légère. Infinitésimal, voilà la réponse, je suggère de parler de “roman infinitésimaliste''. Le problème, quand on parle de “roman minimaliste'', c'est que c'est quand même très réducteur. Le terme “minimaliste'' n'évoque que l'infiniment petit, alors qu'“infinitésimaliste'' fait autant référence à l'infiniment grand qu'à infiniment petit : il contient ces deux infinis qu'on devrait toujours trouver dans les livres. » (L. Demoulin, 2007, [en ligne].) 

Le roman de Toussaint est banal et grandiose, ancré dans l'époque, mais avec une portée universelle, touchant à la fois à l'infiniment grand et à l'infiniment petit, le jour qui se lève et le doigt dans le trou du cul — une référence à Dante ouvrant un récit intime, concret, incarné. Le coeur du projet romanesque de Toussaint n'est plus de raconter une histoire, mais de mettre en scène cette « énergie romanesque pure », indépendante de l'intrigue et des personnages, dans un travail religieux du rythme et de la langue. 

Son dialogue avec la pensée de Robbe-Grillet est révélateur de sa position : Toussaint est bel et bien un écrivain de Minuit dans sa conscience de sa démarche et dans la multiplication de ses questionnements, souvent intégrés dans le propos même de ses oeuvres. Il ne se livre pas aux mêmes combats que ses prédécesseurs, libéré des dogmes du roman classique, tout en étant conscient que cette liberté a été durement acquise — redevable, donc, mais pas non plus soumis à la pensée néo-romanesque.

Sa responsabilité est d'un autre ordre : il doit dialoguer avec le monde contemporain, pour apporter sa pierre à l'édifice social, l'ambivalence du discours littéraire étant à son avis plus que nécessaire — « Qu'un écrivain contemporain s'intéresse à un évènement contemporain me semble tout à fait logique, c'est plutôt le contraire qui serait étonnant : un écrivain qui ne s'intéresserait pas au monde contemporain » (Rebollar, 2006, [en ligne]). Pour cela, il doit pouvoir toucher ses lecteurs — d'où la recherche d'une poétique romanesque plus accessible que celle des Nouveaux romans, malgré ses questionnements critiques. Toucher, mais aussi faire réfléchir — la langue épurée, la construction d'un jeu d'ellipse dans une somme romanesque, des propos théoriques échappés et mis en pratique sont des stratégies pour y parvenir. 

Bien qu'on reconnaisse dans le roman une intrigue et des personnages, ils sont relégués à un rôle accessoire, simples outils pour atteindre une « énergie romanesque pure » et faire voir « l'universalité de l'infinitésimal » dans le quotidien. Le roman de Toussaint se pose en tétraèdre qui invite à regarder le roman et le monde par une autre facette. 

Textes cités :

  • ALLEMAND, Roger-Michel. « Jean-Philippe Toussaint : la forme et la mélancolie », Analyses, vol. VI, no 1, hiver 2011, p. 385-403.
  • AMETTE, Jacques-Pierre. « Le Nouveau “nouveau roman'' », Le Point, no 852, 16 janvier 1989, p. 8-10. 
  • COTEA, Lidia. À la lisière de l'absence. L'imaginaire du corps chez Jean-Philippe Toussaint, Marie Redonnet et Éric Chevillard, Paris, L'Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2013. 
  • DECKER, Jacques de. « Jean-Philippe Toussaint mot à mot », dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015. 
  • DEMOULIN, Laurent. « Pour un roman infinitésimal. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 13 mars 2007 », dans Revue de presse de L'Appareil-photo[en ligne], page consultée le 19 septembre 2015. 
  • DEMOULIN, Laurent. « Un roman minimaliste ? Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 25 mars 2005 », dans Revue de presse de La salle de bain[en ligne], page consultée le 19 septembre 2015. 
  • DESPLECHIN, Marie. « Jean-Philippe Toussaint. Je cherche une énergie romanesque pure », Le Monde, 18 septembre 2009, [en ligne], page consultée le 10 septembre 2015. 
  • HEIMERMANN, Benoît. « Un geste romanesque », L'équipe. Magazine, no 1273, 18 novembre 2006, [en ligne], page consultée le 16 septembre 2015. 
  • KAPRIÉLIAN, Nelly. « “Le plus fort dans un roman, c'est ce qui manque'' », Les Inrockuptibles, no 721, 22 septembre 2009, dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie[en ligne], page consultée le 20 septembre 2015. 
  • LANDEL, Vincent. « L'enfant naturel de Monsieur Teste », Magazine littéraire, novembre 1986, dans Revue de presse des Éditions de Minuit de Monsieur, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2005. 
  • LAPORTE, Arnaud. « Jean-Philippe Toussaint », cinq émissions spéciales d'À voix nue, sur France culture, 6-10 juillet 2015, [en ligne]page consultée le 14 septembre 2015. 
  • PARISIS, Ysaline. « “Le sexe et la mort font la force des livres''. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dans Le vif, 13 septembre 2013, reproduit dans Dossier de presse des Éditions de Minuit sur Nue, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015. 
  • PHILIPPE, Élisabeth. « Toussaint : dans les coulisses de son travail d'écriture », dans Les INROCKS, 11 mars 2012, [en ligne], page consultée le 17 septembre 2015. 
  • REBOLLAR, Patrick. « Nagoya : interview de Jean-Philippe Toussaint (2006) », dans Le dossier de presse des Éditions de Minuit pour La mélancolie de Zidane[en ligne], page consultée le 20 septembre 2015. 
  • SAINT-AMAND, Denis. « D'une fin de siècle l'autre », Textyles, no 38, 2010, [en ligne], page consultée le 17 septembre 2015. 
  • TOUSSAINT, Jean-Philippe. L'appareil photo, Paris, Minuit, 1988.
  • TOUSSAINT, Jean-Philippe. Faire l'amour, Paris, Minuit, coll. « Double », 2009 [2002]. 
  • TOUSSAINT, Jean-Philippe. L'urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012.
  • TRAN HUY, Min. « Jean-Philippe Toussaint. “Construire des rêves de pierre'' », Le magazine littéraire, octobre 2009, dans Revue des presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie[en ligne], page consultée le 18 septembre 2015.

Bibliographie

Ouvrages cités

Tout ce qui a été dit sur Jean-Philippe Toussaint est compilé sur son site WebLa présente bibliographie regroupe une sélection des citations les plus pertinentes pour les études du TSAR à travers les entretiens, préfaces, articles de journaux, ainsi que le matériel vidéo et radiophonique disponible.   Pour les entrevues radiophoniques ou vidéos, la retranscription des propos a été faite de manière la plus exacte possible, mais des erreurs peuvent subsister.

TOUSSAINT, Jean-Philippe. L'urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012.

ALBRIGHT, Arcana. « Jean-Philippe Toussaint : écrivain de la photographie et photographe du livre », dans Textyles, nº 40, 2011, [en ligne], page consultée le 4 septembre 2015.

PHILIPPE, Élisabeth. « Toussaint : dans les coulisses de son travail d'écriture », dans Les INROCKS, 11 mars 2012, [en ligne], page consultée le 17 septembre 2015.

TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Le jour où j'ai commencé à écrire », dans Bon-à-tirer, revue littéraire en ligne[en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

ALLEMAND, Roger-Michel. « Jean-Philippe Toussaint : la forme et la mélancolie », Analyses, vol. VI, n° 1, hiver 2011, p. 385-403.

GARCIN, Jérôme. « Jean-Philippe Toussaint : “Je suis très connu, mais personne ne le sait” », L'OBS[en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

PARISIS, Ysaline. « “Le sexe et la mort font la force des livres” . Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dans Le vif, 13 septembre 2013, reproduit dans Dossier de presse des Éditions de Minuit sur Nue, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015. 

SULSER, Eleonore. « Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste », Le Temps, 14 septembre 2013, reproduit dans Dossier de presse des Éditions de Minuit sur Nue, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

DEMOULIN, Laurent. « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dans Site web de l'Université de Liège, 26 mai 2009, [en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Mettre en ligne ses brouillons. », Littérature, n° 178, 2015, p. 117-126 ; [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

DEMOULIN, Laurent. « Pour un roman infinitésimal. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 13 mars 2007 », dans Revue de presse de L'Appareil-photo, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

DEMOULIN, Laurent. « Un roman minimaliste ? Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 25 mars 2005 », dans Revue de presse de La salle de bain, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

DÉVÉSA, Jean-Michel. « Entretien. Présentation de L'urgence et la patience à la librairie Mollat, Bordeaux, 29 mars 2012 » [vidéo], [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

REBOLLAR, Patrick. « Nagoya : interview de Jean-Philippe Toussaint (2006) », dans Le dossier de presse des Éditions de Minuit pour La mélancolie de Zidane, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

HEIMERMANN, Benoît. « Un geste romanesque », L'équipe. Magazine, n° 1273, 18 novembre 2006, [en ligne], page consultée le 16 septembre 2015.

HARANG, Jean-Baptiste. « Un temps de Toussaint », Libération, 19 septembre 2002, dans Revue de presse de Faire l'amour, [en ligne], page consultée le 18 septembre 2015.

KAPRIÉLIAN, Nelly. « “Le plus fort dans un roman, c'est ce qui manque” », Les Inrockuptibles, nº 721, 22 septembre 2009, dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

DECKER, Jacques de. « Jean-Philippe Toussaint mot à mot », dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

TRAN HUY, Min. « Jean-Philippe Toussaint. “Construire des rêves de pierre” », Le magazine littéraire, octobre 2009, dans Revue des presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 18 septembre 2015. 

VEINSTEIN, Alain. « Jean-Philippe Toussaint », Du jour au lendemain, France culture, 21 septembre 2013, 34 minutes, [en ligne], page consultée le 13 septembre 2015.

Citations

TOUSSAINT, Jean-Philippe. L'urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012.

« J'aime l'idée qu'on puisse définir un livre comme un rêve de pierre (l'expression est de Baudelaire) : “rêve” par la liberté qu'il exige, l'inconnu, l'audace, le risque, le fantasme, “de pierre”, par sa consistance, ferme, solide, minérale, qui s'obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. » (p. 24)

« Or, j'aime me représenter le livre comme une ligne. J'aime cette abstraction, où la littérature rejoint la musique et où la ligne du livre ondule, monte, descend, au gré de pures questions de rythme. Il y a parfois une contradiction entre le désir que j'ai d'écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l'aphorisme et la nécessité que de telles phrases n'arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu'elles s'enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu'elles brillent sans trop attirer l'attention. » (p. 25)

« Quand, à la fin d'une scène paroxystique, le livre monte très haut et atteint un sommet, comment poursuivre la narration, comme redescendre, sans faire chuter l'attention du lecteur ? La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l'intérieur même des parties, on peut houer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d'un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, c'est affaire de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l'écrivain, lui, doit la construire. » (p. 26)

« Je ne prends quasiment pas de notes préparatoires avant de commencer un livre. Il faut qu'un roman soit déjà en cours pour que ma pensée puisse s'accrocher à un épisode du livre existant, à une scène en gestation qui commence à émerger lentement dans mon esprit, à la manière de ces formes blanchâtres aux contours flous et mouvants qu'on voit se dessiner sur les échographies. » (p. 35)

« L'urgence, telle que je la conçois, n'est pas l'inspiration. Ce qui en diffère, c'est que l'inspiration se reçoit, et que l'urgence s'acquiert. Il y a dans le mythe de l'inspiration — le grand mythe romantique de l'inspiration — une passivité qui me déplaît, où l'écrivain — le poète inspiré —, serait le jouet d'une grâce extérieure, Dieu ou la Nature, qui viendrait se poser sur son front innocent. Non, l'urgence n'est pas un don, c'est une quête. Elle s'obtient par l'effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire. » (p. 40-41)

« C'est que nous avons atteint le territoire de l'urgence, le monde des abysses, plus de 300 millions de kilomètres carrés d'obscurité et de silence où règnent des pressions écrasantes et où prolifèrent d'incessantes présences aveugles, d'infimes potentialités de vie en mouvement. Nous y sommes, c'est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l'écriture, tout ce que nous avons capté à la surface. » (p. 42) « Mais un rien, alors, une poussière, un imprévu, détraque le processus et nous ramène à la surface — car l'urgence est fragile, et peut nous fuir à tout instant. » (p. 43)

« Car, d'un point de vue littéraire, il n'y a pas de différence entre construire un hôtel et construire un personnage. Dans les deux cas, des détails issus de la réalité se mêlent à des images qui se forment dans l'imagination, le songe ou le fantasme, parfois s'ajoutent quelques esquisses, des petits dessins, des photos, des documents plus classiques, des guides touristiques […] » (p. 52) « C'est vrai pour les hôtels comme pour les personnages de mes livres — je fais mine de parler d'hôtels, mais je suis en train de parler d'Edmondsson ou de Marie. » (p. 52)

« De la même manière qu'il faut plusieurs centaines de kilos d'arbustes aromatiques pour produire, par distillation, un flacon d'essence de romarin, il faut éteindre beaucoup de vie réelle pour obtenir le concentré d'une seule page de fiction. Ce réseau d'influences multiples, de sources autobiographiques variées, qui se mêlent, se superposent, se tressent et s'agglomèrent jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer le vrai du faux, le fictionnel de l'autobiographique, se nourrir autant de rêve que de mémoire, de désir que de réalité. » (P. 53)

« C'était là, il me semble, une intuition tout à fait remarquable [que les différences entre la biologie et les mathématiques étaient les mêmes qu'entre la littérature et le cinéma.] Il est vrai que, pour le mathématicien ou l'écrivain, l'objet de la recherche est une parfaite abstraction, un objet d'imagination, une pure fiction (à partir des oeuvres du passé, et en s'inspirant éventuellement de la réalité, le mathématicien et l'écrivain construisent un monde idéal dont ils élaborent eux-mêmes les règles), alors que le biologiste et le cinéaste doivent composer avec le réel, l'objet de leur recherche est objectif et concret, visible et mesurable, quantifiable et tangible. » (p. 59)

[À propos  de Crime et châtiment]: « Je pressentais, sans pouvoir encore le formuler, qu'une des forces majeures de la littérature résidait dans son ambiguïté. » (p. 70) 

« Mais il y a autre chose qui m'est apparu pendant la lecture de Crime et châtiment, quelque chose de souterrain, de secret, de subliminal, dont je n'avais pas conscience sur le moment, que je ne pouvais pas nommer et que j'ai mis longtemps à identifier. En relisant le livre, trente ans après ma première lecture, je crois que j'ai trouvé, c'est l'usage que Dostoïevski fait du “plus tard”, de “l'après-coup”, cette immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans le présent, qu'en narratologie on appelle la prolepse et au cinéma le flashforward (le contraire du flashback). Cette brève intrusion de l'avenir dans le présent induit pour le personnage un sentiment de prémonition, et implique, pour l'auteur, une idée de destin. » (p. 71-72) 

« Avec Crime et châtiment, je découvrais la puissance de la littérature, pas ses finesses. Ce n'est que plus tard que je me suis intéressé aux véritables enjeux de la littérature, les questions de forme, de manière, de rythme, de construction : la subtilité et le raffinement. Dostoïevski n'est sans doute pas un grand styliste. Qu'importe. Crime et châtiment, je l'ai pris dans la gueule. “Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous”  dit Kafka. La hache ? C'est le tranchant scintillant de cette hache — la littérature — que j'ai vu briller pour la première fois dans Crime et châtiment. » (p. 78)

« J'ai compris, en lisant Beckett, que c'était là une façon d'écrire possible. Les autres écrivains que j'admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d'écrire comme eux, mais avec Beckett, c'était la première fois que je me trouvais en présence d'un écrivain auquel j'ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l'emprise duquel je devais me libérer. Sans en être vraiment conscient, je me suis mis à écrire comme Beckett (ce qui n'est pas une solution quand on cherche à écrire – car, qui qu'on soit, vaut mieux écrire comme soi). […] Cela a été une épreuve douloureuse, mais salutaire, j'ai dû me défaire de cette influence décisive, de ce regard terriblement lucide sur le monde, noir, pascalien, en même temps que porteur d'énergie et d'un humour triomphant. » (p. 98) 

[Toujours à propos de Samuel Beckett:] « En général, pour présenter un livre, on évoque son histoire. Ici, l'histoire est absente, et l'intrigue, l'anecdote, réduite au minium. L'histoire n'est pas l'enjeu, ce n'est pas là que le livre se joue, ce n'est pas l'essentiel. » (p. 99) 

« Le contexte historique est tout aussi absent de l'oeuvre de Beckett, il nest jamais fait allusion à une situation politique ou à un contexte social, nous sommes dans un temps pur préservé de l'histoire, nous sommes dans un monde atemporel. Mais où sommes-nous, alors ? Nous sommes dans une conscience, me semble-t-il, dans l'esprit de Beckett, nous sommes de passage dans l'esprit de Beckett, et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. » (p. 99) 

[Toujours à propos de Samuel Beckett:] « Comme chez tous les grands auteurs, comme dans tous les grands livres, c'est dans des questions de rythme, de dynamique, d'énergie, dans des critères de forme que le livre se joue. » (P. 102)

« Beckett ne vise qu'à l'essentiel dénuant la langue jusqu'à l'os pour l'approcher d'une langue inatteignable. S'il choisit d'écrire en français, c'est parce que le français lui apparaît comme une langue où l'on peut écrire sans style, alors que l'anglais lui offrirait trop d'occasions de virtuosités. » (p. 103)

« Mais il y a, je crois, quelque chose de plus dans l'oeuvre de Beckett, quelque chose qui se situe au-delà même du langage. Au-delà du langage, il reste quoi, alors, dans un livre, quand on fait abstraction des personnages et de l'histoire ? Il reste l'auteur, il reste une solitude, une voix, humaine, abandonnée. L'oeuvre de Beckett est foncièrement humaine, elle exprime quelque chose qui est du ressort de la vérité humaine la plus pure. » (p. 103)

ALBRIGHT, Arcana. « Jean-Philippe Toussaint : écrivain de la photographie et photographe du livre », dans Textyles, nº 40, 2011, [en ligne], page consultée le 4 septembre 2015.

« Au moment d'adapter L'Appareil-photo, confie-t-il dans le dossier de presse, je n'avais pas envie de faire une vraie adaptation, mais je tenais beaucoup à faire une adaptation libre, c'est-à-dire à oublier davantage le livre, c'est-à-dire vraiment être cinéaste et pas du tout écrivain. Je me suis dit si on appelait le film La Sévillane… J'ai réagi finalement avec assez peu de respect pour l'auteur du livre. »

« Les grands écrivains, justement, doivent aller très loin dans l'intime. C'est obligé, sinon c'est ennuyeux ce qu'ils racontent. C'est là qu'on touche au coeur de l'humain, aux choses les plus intéressantes de la personne, mais cela ne se justifie, ce n'est acceptable que s'il y a une forme qui protège. C'est la forme qui sera le vêtement qui va cacher le côté obscène éventuellement de l'intimité et en tout cas impudique. Moi, j'essaie d'aller assez loin dans les révélations intimes tout en restant toujours très pudique. » (tiré d'un entretien accordé par Jean-Philippe Toussaint à Arcana Albright, à Bruxelles le 1er juillet 2008)

PHILIPPE, Élisabeth. « Toussaint : dans les coulisses de son travail d'écriture », dans Les INROCKS, 11 mars 2012, [en ligne], page consultée le 17 septembre 2015.

« [Question :] Avec L'Urgence et la Patience, vous invitez le lecteur dans votre fabrique littéraire, comme un artiste ferait visiter son atelier. [Réponse :] J'ai toujours éprouvé une fascination pour le making-of, même si le mot anglais n'est pas très beau. J'ai d'ailleurs titré Coulisses toute une partie de La Main et le Regard. Mon long métrage, La Patinoire, racontait déjà le tournage d'un film, je mets mes brouillons sur internet… J'aime que ce soit ouvert, un peu comme les cuisines japonaises. Pour autant, je ne pense pas qu'en montrant les coulisses, je dévoile le mystère de la création, qui de toute façon demeure indicible. Ça démythifie sans désacraliser. Mais je sais que certains écrivains détestent montrer la façon dont ils procèdent. Nabokov, par exemple, emploie des métaphores très déplaisantes à l'égard des brouillons. »

« Il faut concilier deux notions contradictoires : être précis dans ce que l'on veut dire, pointu, et en même temps exercer une séduction, toujours en essayant d'atteindre une forme la plus simple et limpide possible, sans fioritures inutiles. Cela demande beaucoup de temps, de patience. »

«  [Question :] L'écriture telle que vous la décrivez, épurée, limpide, ressemble beaucoup à l'écriture poétique… D'ailleurs vous faites souvent référence à Charles Baudelaire. [Réponse :] Il reste un phare pour moi, un modèle absolu de forme. Cette simplicité dense… Si j'avais écrit au XIXe siècle, j'aurais été poète. Mais je ne pense pas que la poésie soit en phase avec notre époque. Toute ma recherche s'inscrit dans une réflexion sur la forme. Comment, après le Nouveau Roman, après de très grands auteurs comme Proust ou Faulkner, peut-on proposer une oeuvre en adéquation complète avec l'époque et qui porte une attention de chaque instant à la forme ? Comment trouver une voix singulière, presque immédiatement reconnaissable ? J'ai aussi cette volonté de donner du plaisir au lecteur, je recherche sa complicité. »

« [Question :] Vous écrivez mais vous faites aussi de la photo, du cinéma, des vidéos… Cette pluridisciplinarité est indispensable ? [Réponse :] J'ai cette curiosité globale mais je ne mélange pas tout, je veux à chaque fois trouver la spécificité du médium : je ne veux pas faire des films d'écrivain ou des installations de cinéaste. »

« Quand il [Jérôme Lindon] m'a dit qu'il comptait publier mon livre, je lui ai envoyé une lettre de six pages en lui demandant son avis sur une vingtaine de points de détails. Il m'a répondu, en substance : “Vous me recontacterez quand vous aurez fini votre travail, c'est vous l'écrivain, pas moi.” L'éditeur de tout le Nouveau Roman me considérait comme un écrivain, moi le type de 27 ans. »

TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Le jour où j'ai commencé à écrire », dans Bon-à-tirer, revue littéraire en ligne[en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

« Parallèlement, à la même époque, deux lectures furent déterminantes et ont sans doute favorisé ma décision de commencer à écrire. La première est la lecture d'un livre de François Truffaut, Les Films de ma vie, dans lequel Truffaut conseillait à tous les jeunes gens qui rêvaient de faire du cinéma, mais qui n'en avaient pas les moyens, d'écrire un livre, de transformer leur scénario en livre, en expliquant que, autant le cinéma nécessite de gros budgets et implique de lourdes responsabilités, autant la littérature est une activité légère et futile, joyeuse et déconnante (je transforme un peu ses propos), peu coûteuse (une rame de papiers et une machine à écrire) […] »

« Je ne sais s'il faut y voir un lien direct, une relation parfaite de cause à effet, qui sait, un théorème (Qui lit Crime et châtiment se met à écrire un mois plus tard), mais, en tout cas ; pour moi, il en fut ainsi : un mois après avoir lu Crime et châtiment, je me suis mis à écrire — j'écris toujours. »

ALLEMAND, Roger-Michel. « Jean-Philippe Toussaint : la forme et la mélancolie », Analyses, vol. VI, n° 1, hiver 2011, p. 385-403.

« Autant j'ai des idées, des théories, sur beaucoup de points, autant je suis très conscient de ce que je fais — autant, sur l'humour, je préfère que cela reste instinctif, je ne veux pas trop le théoriser. » (p. 385)

[Par rapport au symbole du flacon d'acide dans Faire l'amour] : « Une réponse que je peux faire, c'est qu'il correspond à une intention littéraire consciente. Généralement, les éléments romanesques que j'utilise ne sont pas symboliques, au sens immédiat du terme. Ainsi, je ne pense pas que la salle de bain est un symbole. Je ne l'avais pas choisie comme telle. J'ai parlé de la salle de bain comme d'une pièce concrète, qui se trouvait avoir des références symboliques, mais ce n'était pas en tant que symbole que cela m'intéressait. » (p. 388)

« il s'agissait pour moi d'opposer à la télévision, la vie. Et pas spécialement la littérature d'ailleurs. La vie. Et la littérature était un moyen à ce moment-là. » (p. 388)

« Très brièvement, je pense que j'ai retenu une leçon littéraire de Nabokov, qui est d'employer les parenthèses avec une volonté ironique ou comique. Il les utilisait souvent pour placer une notation humoristique, en tout cas pour créer un “décalage”, comme vous dites, un décrochement dans le texte. Très vite, j'ai fait de même. Dans mes derniers romans, en particuliers les trois derniers, comme la tonalité est plus sombre et qu'il y a moins d'ironie, mais comme j'ai toujours besoin de ce décrochement, de cette cassure du rythme de la narration, j'ai beaucoup plus employé les tirets. Ceux-ci ont donc remplacé les parenthèses. Il en reste, mais un peu transformées, puisqu'elles sont moins systématiquement comiques qu'auparavant. » (p. 389-390)

« Le rythme des phrases est très dépendant du rythme de l'action. […] J'ai donc essayé de faire en sorte que ma phrase suive le rythme du cheval qui s'emballe et qui s'échappe. […] Lorsque je suis au sommet de cette phrase qui s'élance au galop en pleine nuit, je dois être assez costaud techniquement. » (p. 393)

« Proust a une façon d'écrire les aphorismes, au milieu d'une phrase, qui est encore utilisable aujourd'hui. […] Les aphorismes de Proust sont englobés dans la prose et passent très bien. C'est une leçon que j'ai retenue. » (p. 394-395)

« [Question :] Faire l'amour est cependant le premier de vos livres où vous avez “osé” la psychologie et l'adjectivité, à l'encontre de vos débuts, d'influence néo-romanesque. Au début des années 1990, Alain Robbe-Grillet me disait même qu'il vous tenait pour son principal héritier, au point de donner des cours sur L'appareil-photo. Que s'est-il passé qui a infléchi votre écriture ? [Réponse :] Oui, je sais que Robbe-Grillet faisait un cours sur L'appareil-photo, en particulier sur le premier paragraphe, qui est très programmatique. C'est vrai qu'il y a matière. Ce n'est pas du tout un essai, mais c'est tellement conceptuel et proche de la théorie que ça se prête beaucoup à l'étude. » (p. 397)

« Dans mes premiers livres, je me privais d'un certain nombre d'éléments, en particulier de la psychologie, parce que je m'en méfiais et parce qu'il me semblait qu'utilisés abusivement, ils étaient lourds et inintéressants, et nous éloignaient de ce qui était le sens véritable de la littérature, qui est une question de forme et de rythme. Je me méfiais de ce type de béquille et refusais donc la psychologie, sans doute dans la lignée de Pour un nouveau roman. À partir de Faire l'amour, je me suis dit que je n'avais à me priver de rien, que je pouvais utiliser tout ce qui est à la disposition d'un écrivain. Et justement, comme j'use de la psychologie avec parcimonie, elle ajoute alors quelque chose. » (p. 397)

« Il n'y a aucun renoncement. C'est simplement poursuivre une recherche et, en poursuivant cette recherche, ne plus avoir peur de certains éléments qui seraient prétendument interdits ou à éviter. » (p. 398)

« C'est vrai que la peinture joue un rôle très important dans mes livres. On pourrait même aller au-delà des exemples que vous en donnez. Dans les derniers livres en particulier, on pourrait presque dire que ce sont des tableaux. » (p. 399)

[Paroles rapportées d'un bibliothécaire de Vienne, à Toussaint] : « Peut-être qu'on pourrait faire cette hypothèse que vos premiers livres, jusqu'à La Télévision, se rapprochent du dessin et de l'esquisse, et que les derniers se rapprochent de grands tableaux. » (p. 399-400)

« [Question :] Pour en finir avec Alain, j'ai été un peu étonné que certains chroniqueurs aient décelé son ombre, ou cru le faire, dans La vérité sur Marie [Voir notamment Kapriélian, 2009.] Il me semble pourtant qu'il y a une différence de taille entre vos deux univers, non pas seulement le traitement des personnages, mais le fait d'une présence esthétique absolue : il n'y avait pas chez lui la beauté qu'il y a chez vous. Et je ne parle pas que du style et de la langue. Cela ne tient-il pas la sensualité de votre inspiration ? [Réponse :] Vous avez raison : c'est un malentendu complet de dire que La vérité sur Marie est robbe-grillétien — ce qui n'est en rien une critique de Robbe-Grillet. Certes, on a beaucoup souligné la description des chaussures, mais elle peut aussi faire penser à la description de la casquette de Charles Bovary. C'est déjà chez Flaubert, cette façon de s'attacher à certains détails. La question théorique, qui était présente dans Fuir déjà, où je me sens très proche et continue de me sentir très proche de Robe-Grillet, c'est sa façon d'insister sur l'importance du manque. Je ne sais pas si c'est aussi clairement dit dans Pour un nouveau roman, mais il y a un chapitre sur l'importance du manque dans Préface à une vie d'écrivain, qui me semble un chapitre très important d'un point de vue théorique et m'a conforté, confirmé dans des intuitions que j'avais déjà : le manque est extrêmement dynamique, porteur, dans la littérature. Plus il y a de manque, plus il y a de dynamisme et de potentialités. » (p. 400)

GARCIN, Jérôme. « Jean-Philippe Toussaint : “Je suis très connu, mais personne ne le sait” », L'OBS[en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

« [Question :] Saviez-vous, en écrivant Faire l'amour, que ce roman inaugurerait un cycle de quatre volumes, quatre saisons de la vie de Marie 4 x M, Marie Madeleine Marguerite de Montalte ? [Réponse :] Je ne le savais pas consciemment, mais peut-être de façon subliminale. J'ai toujours rêvé d'écrire un livre de 700 pages, une “somme” , j'en plaisantais il y a plus de vingt ans avec Jérôme Lindon. Eh bien, voilà, c'est fait. [...] Les quatre romans se complètent, s'enrichissent mutuellement. Chaque livre fait partie d'un ensemble, mais on peut très bien les lire séparément, et dans l'ordre qu'on souhaite. Je pourrais même, pour chacun d'eux, trouver une bonne raison de dire que c'est par celui-là qu'il faut commencer : Faire l'amour, parce que c'est le premier que j'ai écrit, Fuir, parce que c'est le premier dans la chronologie de l'histoire du narrateur et de Marie, La Vérité sur Marie, parce qu'il offre la structure romanesque la plus complexe et qu'il ravira les amateurs de chevaux, et Nue, parce que c'est le dernier et que j'apporte un élément narratif déterminant qui s'apparente à un dénouement au regard de l'ensemble du cycle. »

PARISIS, Ysaline. « “Le sexe et la mort font la force des livres” . Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dans Le vif, 13 septembre 2013, reproduit dans Dossier de presse des Éditions de Minuit sur Nue, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015. 

« [Question :] Vous avez conçu votre tétralogie comme un ensemble souple, chaque livre pouvant être lu indépendamment des trois autres... [Réponse :] L'idée, c'est qu'on n'y perd pas si on n'a pas suivi l'ensemble depuis le début. Il n'y a pas une seule entrée possible, il y a plusieurs portes. On pourrait en fait dire qu'il y a quatre portes, puisqu'il y a quatre volets — j'aime bien le terme de volet, il y a l'idée de fenêtre juste derrière. C'est une figure géométrique à quatre facettes et on peut la regarder dans tous les sens. Normalement, un livre, c'est une ligne chronologique avec un début, un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan, et chaque livre répond aux autres. »

« [Question :] Marie et le narrateur n'en finissent pas de (ne pas) se quitter. Au final, s'agit-il d'une histoire d'amour ou de rupture ? [Réponse :] J'ai choisi l'angle d'une rupture, parce que c'est autrement plus romanesque, plus porteur. Faire l'histoire d'un amour que rien ne menace aurait manqué d'énergie, aurait été extrêmement ennuyeux et guimauve. Alors que l'idée de séparation permettait d'entrevoir un amour plus émouvant. Cela ne s'est dessiné que petit à petit combien, dans le fond, c'était une histoire d'amour. »

« [Question :] Vous êtes publié chez Minuit, une maison d'édition exigeante, qui a notamment publié Beckett, Alain Robbe-Grillet et toute l'école du Nouveau Roman. Vous sentez-vous leur héritier ? [Réponse :] Je suis bien sûr de fait rattaché à ce courant littéraire. Minuit est un très grand éditeur, avec une tradition littéraire très intéressante — celle du Nouveau Roman. C'est une littérature exigeante qui a conscience des vrais enjeux littéraires, et c'est dans cette tradition-là que je m'inscris, c'est sûr. Mais en même temps, je n'ai pas envie d'en paraître l'héritier strict. Mon travail s'inscrit dans un chemin complètement solitaire. Pour Fuir, le deuxième tome du cycle, je me souviens que j'avais accompagné l'envoi de mon manuscrit d'une citation à l'intention d'Irène Lindon. Il s'agissait d'une phrase de Faulkner qui disait quelque chose comme :  “Ne pas se préoccuper de ses contemporains ou de ses prédécesseurs, tâcher d'être meilleur que soi-même.” Et c'est exactement ça : ce qui m'importe, c'est de me dépasser moi-même. A fortiori dans un cycle, où les romans que j'écrivais reprenaient les mêmes ingrédients et les mêmes personnages, j'avais à être meilleur que moi-même. Cette consigne est forcément devenue de plus en plus difficile à tenir au fil des livres... À un moment donné, je me suis dit que je ne parviendrais plus à être meilleur que moi-même, et ça a participé de l'idée d'en rester là. »

« [Question :] Votre cycle romanesque s'est ouvert en même temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le projet d'inscrire vos romans dans l'ultracontemporain? [Réponse :] Je pense que c'est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon histoire d'amour est une histoire d'amour du début du XXIe siècle par le monde qui l'entoure […]. Et en même temps, mon histoire est remplie d'éléments intemporels : il y a des choses de l'amour qui étaient les mêmes à la Renaissance — dans Nue, je mets en exergue une citation de Dante — “Dire d'elle ce qui jamais ne fut dit d'aucune.” Et c'est ça qui est intéressant : mélanger l'universel (le sexe et la mort, les saisons, l'eau, le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps présent, je ne le surplombe pas, je n'en fais pas une analyse sociologique ou journalistique, je le perçois de l'intérieur, par moi et en moi. C'est assez solipsiste, mais en même temps il y a une ouverture. »

« [Question :] Vous avez un vrai sens de l'image. On pourrait à chacun des quatre livres rattacher deux, trois scènes marquantes, de vraies scènes d'anthologie... [Réponse :] J'aime que l'action de mes livres procède à coups de grandes scènes. Aller chercher le quotidien, le banal, et, à force de le faire macérer, de le travailler, en tirer une scène réellement littéraire, qui aura un poids beaucoup plus grand qu'elle n'avait dans la vie réelle. Dans ces scènes auxquelles je m'attèle, je suis extrêmement généreux en détail, en informations, comme si j'épuisais la réalité de ce que j'écris, mais ensuite, je peux laisser des périodes de deux ou trois mois dont je ne dis absolument rien, où on ne sait rien de ce qu'ont fait Marie ou le narrateur. Je laisse beaucoup de blancs, de manques. J'aime bien que ce vide puisse être complété — c'est de l'air pour le lecteur. Je n'envisagerais pas de tout décrire, c'est pour ça que ces scènes doivent être paroxystiques et isolées. C'est vraiment une question de stratégie... »

« [Question :] Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par Flaubert en son temps, de faire un livre  “sur rien”, qui ne tienne que par la force de son style ? [Réponse :] L'histoire en tant que telle ne m'intéresse pas. Raconter des histoires, c'est juste un outil. Pour moi, les grands livres créent avant tout du temps et de l'espace. Selon moi, c'est l'enjeu même de la littérature. J'essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je ne m'appuie sur aucune des béquilles classiques qui seraient l'histoire ou les personnages. J'essaie de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C'est d'une très grande ambition : s'enlever tous les ingrédients habituels et vouloir écrire des livres qu'on ne quitte pas, des livres qui soient prenants. »

SULSER, Eleonore. « Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste », Le Temps, 14 septembre 2013, reproduit dans Dossier de presse des Éditions de Minuit sur Nue, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

« Je vois une sorte de figure géométrique à quatre facettes, mais à quatre facettes transparentes. L'idéal serait qu'il n'y ait pas de début, qu'on puisse commencer par n'importe lequel des romans et que chacun ait des résonances avec les trois autres. C'est comme un objet en trois dimensions, qu'on peut tourner pour avoir des éclairages différents, selon où on est, ce qu'on a lu, ce dont on se souvient... Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les échos, les résonances de livre en livre... Je pense que chacun de ces romans se suffit lui-même. Mais qu'ils gagnent tous à être complétés par les autres. »

« La littérature permet cette superposition de présents, plusieurs présents en même temps. On peut penser être à la fois ici à l'hôtel Métropole à Bruxelles et en même temps à Tokyo. C'est une grande force du littéraire, du romanesque, du rêve aussi. Mais dans les romans, on est téléportés d'une certaine façon. »

DEMOULIN, Laurent. « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dans Site web de l'Université de Liège, 26 mai 2009, [en ligne], page consultée le 10 septembre 2015.

« [Question : ] Est-ce lié au point de vue narratif ? Le roman présente la particularité de jouer avec le narrateur. Il ne s'agit pas d'un narrateur omniscient, mais d'un récit à la première personne (le narrateur participant à l'histoire en tant que personnage), mais, souvent, il imagine les faits ou il les reconstitue. Il est donc question de vérité alors que l'on est souvent dans la fabulation. [Réponse :] Je ne sais s'il faut relier ce jeu narratif avec l'idée de vérité, mais, en tout cas, la question du narrateur constitue le noeud du livre. Ce noeud trouve son origine dans Fuir. Dans la troisième partie de Fuir, roman écrit à la première personne, le narrateur disparaît. Et Marie, qui est le personnage secondaire, cherche le narrateur. Le “il”  (ou plutôt le “elle”) cherche le “je” . Aucune revendication théorique ne vient appuyer ce fait. Dans l'énergie de Fuir, cela passe presque inaperçu : le lecteur se demande où est passé le narrateur et cette situation se résout de façon assez émotive et dramatique. Mon projet, dans La Vérité sur Marie, est de reprendre cet épisode mais à une tout autre échelle. Le narrateur disparaît cette fois d'un tiers du livre. On pourrait presque dire qu'il ne cesse d'apparaître et de disparaître. Quand il réapparaît et que Marie l'aperçoit par hasard, son entrée en scène crée une surprise : il n'aurait pas dû être là. Et le choc que peut ressentir le lecteur, pour qui le narrateur a disparu durant cinquante pages, est comparable à celui qu'éprouve Marie en le voyant, car, pour elle, il a disparu pendant deux jours. Le lecteur peut comprendre l'émotion de Marie. Mais en même temps, il est appelé à se poser des questions : “Comment le narrateur sait-il ce qu'il s'est passé dans la vie de Marie avant de la croiser ?”  »

« En fait, je pose théoriquement le problème de la troisième personne en littérature. Il ne s'agit pas d'un petit problème. Comment peut-on écrire à la troisième personne en littérature ? Une réponse possible est : “On ne peut pas.”  C'est, d'ailleurs, ma première réponse. […] il a vu Marie juste après les événements et il a enquêté de façon passive, Marie lui a donné des informations. Au restaurant, elle lui a confié qu'elle a eu le sentiment que Jean-Christophe de G. était peut-être armé. Ce sont des éléments qu'il n'a pas vérifiés lui-même directement mais qui lui ont été confiés. Ce sont des sources. »

« Oui, c'est ludique. Mais, en même temps, c'est emblématique. Il y a une réalité : le personnage s'appelle Jean-Baptiste de Ganay. Mais, dans la fiction, avec beaucoup de mauvaise foi, le narrateur ne cesse de l'appeler Jean-Christophe de G. En fait, la réalité de Jean-Baptiste de Ganay est tout aussi fictive que celle de Jean-Christophe de G. On aurait pu imaginer que j'écrive un livre à partir de choses réelles. Ce n'est pas le cas : comme tu le soulignes, je n'ai jamais poursuivi de cheval dans un aéroport. En d'autres termes, l'ambition majeure de La Vérité sur Marie est de livrer le roman et sa genèse. J'explique au lecteur comment le narrateur a pu inventer ce qu'il raconte et pourquoi il l'a inventé. »

[À propos de la scène où il fait vomir un cheval, alors que les chevaux ne vomissent pas]: « Je suis pris dans une contradiction. Je m'efforce de créer un effet de réel, je demande au lecteur de se mettre dans la peau du cheval et, en même temps, je romps le pacte réaliste pour traiter un problème littéraire. J'essaie de faire, de front, deux choses contradictoires : faire croire que le texte est le réel et dire : “C'est de la littérature.”  Ou plutôt, le dire sans le dire. Car ce n'est pas explicite. Le texte se maintient toujours au bord du précipice de la mise en abîme. »

« La mise en abîme me paraît être une solution beaucoup trop facile. Elle ne m'intéresse pas en tant que telle : je ne veux pas que le narrateur soit un écrivain. Le narrateur imagine, mais il n'écrit pas. Il est occupé par une sorte de monologue visuel. Il est en train de rêvasser. Tout se déroule devant ses yeux comme dans un rêve... »

TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Mettre en ligne ses brouillons. », Littérature, n° 178, 2015, p. 117-126 ; [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

« [Question :] Vous avez dit que ce que vous cherchez dans la création, ce n'est pas une belle forme, c'est une énergie romanesque, qui tente de faire bouger les dispositifs littéraires. Je me demande si le travail avec le dispositif du site réagit à cette volonté de mouvement dans l'écriture. [Réponse :] […] Par rapport à l'énergie et au mouvement, l'une des choses qui m'intéresse par rapport à cette réflexion sur le site, c'est de savoir comment faire en sorte qu'il ne reste pas immobile, comment faire en sorte qu'il soit en mouvement. L'immobilité me déplaît. La malle d'archives, j'aimerais qu'elle bouge toute seule, qu'elle grouille. »

« Il m'arrive d'aller rechercher des passages déjà écrits, ce qui me pose beaucoup de problèmes parce qu'ils ont presque une matière différente de ce que je suis en train d'écrire. C'est comme une greffe, au sens médical du terme. Je vais les chercher, je les place, je les installe. Au début, cela semble prendre. Mais, au bout de trois semaines, on dirait que le texte n'en veut pas et les rejette. Le nouveau texte produit des anticorps pour rejeter l'intrus et cela ne marche pas. Mais il y a quelques exemples de greffe réussie. »

« Il est clair que c'est moi qui parle à travers le personnage de Marie. Même s'il n'est pas question explicitement dans ce passage de mots ou de phrases, mais de robes et de tissus, la métaphore est limpide, on voit bien que je prête à Marie mes propres réflexions. J'ai rajouté cette réflexion théorique sur la création plus tard, en conclusion de la robe en miel. Ce fantasme de tout contrôler, même ce qui nous échappe, m'intéresse beaucoup. C'est très personnel, ce désir de vouloir tout contrôler, tout bétonner. Mais en même temps, comme lecteur, je pressens que ce n'est pas ça nécessairement le plus intéressant et qu'il faut laisser une place à l'imprévu. »

« Dans Nue, j'ai fait un plan détaillé du cimetière qui m'a beaucoup servi. C'était comme un pense-bête à côté de moi, pour m'y retrouver dans la géographie des lieux. Même si, à la fin, j'essaie de brouiller les repères trop précis. Je dois introduire un peu de sfumato dans ma façon d'écrire pour laisser place à l'imagination du lecteur. »

DEMOULIN, Laurent. « Pour un roman infinitésimal. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 13 mars 2007 », dans Revue de presse de L'Appareil-photo, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

« C'est un manifeste, oui, vous avez raison, c'est un programme. Je ne sais pas jusqu'à quel point j'en avais conscience. Mais, tout de même, j'ai mis plus d'un mois à écrire le premier paragraphe. Je le connais encore par coeur aujourd'hui. “C'est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d'ordinaire rien n'advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d'intérêt, et qui, considérés ensemble, n'avaient malheureusement aucun rapport entre eux.”  C'est très radical, comme incipit, c'est vraiment se foutre du monde. Je suis un écrivain de trente ans qui dit : “Ce que je vais vous raconter n'a aucun intérêt. ”  En d'autres termes :  “Je vais me foutre de votre gueule. ”  C'est très impertinent, comme début de roman. » (p. 135)

« Je propose, de façon sous-jacente, sans l'exprimer théoriquement, une littérature centrée sur l'insignifiant, sur le banal, le prosaïque, le “pas intéressant”, le “pas édifiant”, sur les temps morts, les évènements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n'ont pas l'habitude d'être traités dans les livres. » (p. 136)

« La critique avait beaucoup insisté sur la légèreté et la virtuosité de L'Appareil-photo, et j'ai voulu me détourner de cette virtuosité, j'ai voulu la casser. La Réticence est un livre difficile, exigeant, rude, âpre, parfois bancal. Je l'ai écrit avec à l'esprit cette consigne secrète, beckettienne, du “mal vu mal dit”, j'ai essayé de mal voir et de mal dire (et j'ai assez bien réussi, je dois dire, si j'en juge par l'accueil critique et public qui a été fait au livre. » (p. 137)

« [Question :] C'est au moment de la sortie de L'Appareil-photo que la critique vous a présenté comme un chef de file. Dans Le Point, Jacques-Pierre Amette va jusqu'à employer l'expression “porte-drapeau”. [Réponse :] À l'époque, je n'avais pas du tout conscience des enjeux. La personne qui en avait conscience, c'est mon éditeur, Jérôme Lindon. Il voyait qu'une nouvelle génération d'écrivains était en train d'apparaître et il se rendait compte de l'intérêt qu'il y aurait de créer un nouveau mouvement littéraire, qui pourrait faire suite au Nouveau Roman. » (p. 139-140)

« C'est dans ce contexte que Jérôme Lindon m'a demandé un jour si je n'avais pas une idée de comment on pourrait appeler ce nouveau mouvement littéraire. À l'époque, j'avais éludé la question, mais aujourd'hui, dix-huit ans plus tard, je crois que je suis en mesure de répondre. J'ai pris le temps, près de vingt ans de réflexion, mais j'ai trouvé la réponse. La réponse, elle se trouve dans les derniers mots de Faire l'amour, quand je parle de désastre infinitésimal. Je n'ai pas écrit “infinitésimal” avec une arrière-pensée théorique, mais je n'ai certainement pas écrit le mot à la légère. Infinitésimal, voilà la réponse, je suggère de parler de “roman infinitésimaliste”. Le problème, quand on parle de “roman minimaliste”, c'est que c'est quand même très réducteur. Le terme “minimaliste” n'évoque que l'infiniment petit, alors qu'“infinitésimaliste” fait autant référence à l'infiniment grand qu'à infiniment petit : il contient ces deux infinis qu'on devrait toujours trouver dans les livres. »

DEMOULIN, Laurent. « Un roman minimaliste ? Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 25 mars 2005 », dans Revue de presse de La salle de bain, [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

« Comme mes livres sont publiés aux Éditions de Minuit, il y a une sorte de continuation naturelle dans l'esprit des journalistes et des critiques. Ce n'est d'ailleurs pas faux. Il me semble que la littérature la plus intéressante en France dans les années 50 et 60, c'est le Nouveau Roman. J'ai été influencé par les auteurs du Nouveau Roman, Beckett bien sûr, mais aussi Duras, Claude Simon, Robbe-Grillet, mais pas nécessairement tout Claude Simon ou tout Robbe-Grillet. Je ne suis pas un continuateur ou un disciple, je ne me sens tenu par aucun engagement. À l'époque, les auteurs du nouveau roman ont été violemment attaqués par la partie la plus conservatrice de la critique, on disait qu'ils ne racontaient plus d'histoire ou qu'il n'y avait plus de personnage, que le nouveau roman tuait la littérature. Il y a eu une polémique assez violente, qui s'est un peu tassée par la suite. Je suis en quelque sorte arrivé après la bataille. Quand j'ai commencé à écrire, le terrain avait été largement déblayé, la voie avait été ouverte, je n'avais plus besoin d'être radical, ou dogmatique, si j'avais envie de raconter un peu d'histoire, ou si j'avais envie de développer des personnages, je n'allais pas me gêner... » (p. 25-26)

« De plus, Les Choses, d'une certaine façon, est le roman d'une génération. Et, de la même manière que j'ai voulu faire un homme sans qualité qui se tait, La Salle de bain est peut-être le roman d'une génération, mais sans sociologie. Mon ambition n'était pas de peindre un personnage représentatif d'une époque, comme pouvaient l'être les personnages des Choses. Mais Les Choses est un roman qui m'intéressait. J'y voyais un très bon exemple de livre à la fois influencé par Flaubert et écrit de nos jours. Le rythme de la phrase est flaubertien, mais le roman parle des années 60... Une autre influence que, à ma connaissance, personne n'a soulignée et qui ne saute pas aux yeux non plus, c'est l'existentialisme, La Nausée de Sartre ou L'Étranger de Camus. Ce sont deux livres où la dimension philosophique est liée à la vie quotidienne, ce qui est assez rare en littérature. J'ai l'impression que, dans la vie réelle, il nous arrive souvent d'être assailli par des bouffées de pensées philosophiques ou métaphysiques dans les endroits les plus saugrenus, un train, une salle de bain. Ce n'est pas un discours philosophique articulé ou référencé. Non, c'est immédiat, fortuit, intuitif. C'est ce que j'ai essayé de faire dans La Salle de bain, capter ces instants de philosophie vivante et concrète. » (p. 27-28)

« Mais, dès 1989, avec mon troisième livre, L'Appareil-photo, et Lac d'Echenoz, Les Éditions de Minuit ont fait paraître une page de publicité dans la presse en parlant de romans impassibles. À la même époque, Jacques-Pierre Amette, dans un article du Point, a utilisé l'expression “Nouveau nouveau roman”. Quelque chose était en train de prendre corps. » (p. 29)

« Cela m'était un peu égal, ce n'était pas une de mes préoccupations. Mais, aujourd'hui, je suis persuadé que Jérôme Lindon avait raison : si l'on avait trouvé à ce moment-là une appellation qui avait fait l'unanimité, cela aurait clarifié les choses par rapport à l'université et à la presse, au public, aux opposants, aux attaques, à la défense... Mais aucun mot, aucun adjectif, ne s'est vraiment imposé. Ce n'est pas très grave non plus, d'ailleurs, cela ne nous a pas empêché d'écrire... Cette absence de terme précis correspond peut-être à une réalité puisque, comme de nombreux critiques l'ont souligné, il ne s'agit pas d'une école, ni d'un mouvement, mais d'une sorte de champ littéraire aux contours assez flous. La métaphore qui me vient à l'esprit serait celle de bouées qui signalent des filets de pêcheurs. En surface, quatre ou six bouées rouges qui flottent au fil de l'eau et marquent un territoire. En dessous se trouvent les filets. Et à l'intérieur, circulent les poissons, peut-être seulement un ou deux gros poissons et de nombreux petits poissons. Les bouées sont mouvantes, elles dérivent lentement au gré des courants. Elles ne constituent pas des clôtures fixes et immuables clairement identifiables. Des poissons entrent et sortent. Je ne cherche pas à savoir qui sont les autres poissons du filet. Encore moins à dire qui a le droit d'y entrer ni qui devrait en sortir. Cependant, chaque fois qu'un mémoire est consacré à la question et que quatre ou cinq auteurs sont sélectionnés, je remarque que, presque à chaque fois, Echenoz et moi en faisons partie. Nous serions donc deux. Il s'agirait donc, moins d'un mouvement minimaliste, que d'un mouvement avec un minimum d'auteurs... » (p. 29)

« Cela ne me dérange pas, non. L'idée de minimalisme, ou plutôt de concision, me semble même être une valeur esthétique importante. Le théorème de Pythagore, que je cite en exergue de La Salle de bain, n'annonce pas seulement la structure du livre, mais aussi un idéal de style. En effet, quoi de plus simple, de plus ramassé et de plus universel qu'un théorème mathématique ? Je voulais que cette épigraphe soit emblématique d'un style littéraire : dire une expérience de la réalité de la manière la plus concise, complète et élégante qui soit. L'inconvénient du mot “minimalisme” est qu'il a un sens très précis en arts plastiques ou en architecture et qu'il a déjà servi à décrire un mouvement littéraire américain. C'est dommage que le terme n'ait pas été libre. Mais le mot ne me gêne pas, dans la mesure où ce que j'écris, tout compte fait, est assez minimaliste. Oui, je suis un écrivain minimaliste (mais je n'en dirai pas plus). » (p. 30)

DÉVÉSA, Jean-Michel. « Entretien. Présentation de L'urgence et la patience à la librairie Mollat, Bordeaux, 29 mars 2012 » [vidéo], [en ligne], page consultée le 19 septembre 2015.

« [L'accent doit être mis] sur le quotidien, sur ce qui nous touche tous, sur une sorte d'universalité du tout petit, l'universalité de l'infinitésimal, l'universalité des petites choses de la vie et l'universalité des plus grandes choses de la vie, du sens de notre présence sur la terre, de la place de la terre dans l'univers, donc de très grandes préoccupations. Ce mélange de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, pour moi, est au coeur de ce qui m'intéresse. Alors on peut dire aussi de façon annexe qu'en effet l'histoire ne m'intéresse pas au sens de scénario, au sens d'écrire des grands romans américains, parce que ce qui m'intéresse c'est ce que je viens d'expliquer. Mais je préfère le dire de façon positive : c'est ça les choses qui m'intéressent, plutôt que de dire que la psychologie ne m'intéresse pas, l'histoire ne m'intéresse pas, les personnages ne m'intéressent pas. Certes, mais beaucoup de choses m'intéressent ! »

« Le mot abstraction est lié au rythme. Il y a aussi, évidemment, et j'en use et en abuse, beaucoup de choses petites, prosaïques, concrètes dans l'écriture. Je ne veux jamais les oublier ou les mettre à l'écart. Je tiens aussi à donner de l'importance aux petites choses qui me semblent aussi importantes que les grands discours sur la littérature. Mais en effet de temps en temps il y a des choses qu'on ne peut pas expliquer autrement qu'avec des notions abstraites, et ce sont les questions de rythme. Je veux bien être le plus prosaïque possible, mais je n'arrive pas à expliquer le rythme autrement que par l'abstraction. »

REBOLLAR, Patrick. « Nagoya : interview de Jean-Philippe Toussaint (2006) », dans Le dossier de presse des Éditions de Minuit pour La mélancolie de Zidane, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

« Qu'un écrivain contemporain s'intéresse à un évènement contemporain me semble tout à fait logique, c'est plutôt le contraire qui serait étonnant : un écrivain qui ne s'intéresserait pas au monde contemporain. Mais je ne porte pas un regard de journaliste. Dès lors que le texte paraît en plaquette dans une maison d'édition littéraire, c'est transformé. Ce qui aurait été un simple article devient un texte littéraire. C'est pour cela que je parle de geste littéraire. »

« Il n'y a plus grand-chose qui peut encore faire scandale aujourd'hui. Et justement, à entendre certaines critiques, je me demande si la brièveté ne pourrait pas être quelque chose de scandaleux. En fait, je crois que la brièveté dérange parce que ce n'est pas la norme... et tout ce qui sort de la norme est attaqué. »

« La Salle de bain, mon premier roman, il ne faisait que 128 pages et j'ai reçu beaucoup de lettres de refus d'éditeurs qui disaient “mais ce n'est pas un roman, ce n'est pas la longueur d'un roman, un roman ça doit faire à peu près 250 pages”. Ils disaient “c'est une longue nouvelle”. Ce n'était pas la norme. Or, Jérôme Lindon a publié La Salle de bain, et d'une certaine façon, au fil des ans, c'est devenu la norme. C'est-à-dire qu'il y a eu par la suite de plus en plus de romans courts, de textes qui faisaient une centaine de pages. »

« Seulement certains textes peuvent tenir la brièveté. Parce que, être bref, exige davantage d'efforts. Je n'aurais sans doute pas eu beaucoup de mal à écrire quarante pages de plus. »

« Je pense qu'à travers ce geste littéraire, très calculé, très pensé, il y a une réflexion sur la question du genre, parce qu'il [le court texte La mélancolie de Zidane] n'appartient à aucun genre particulier. Je l'ai déjà dit, ce n'est pas vraiment un essai, ce n'est pas évidemment un roman, ce n'est pas de la poésie... Le genre est une réponse aussi, j'essaie de proposer un geste littéraire qui répond au geste de Zidane. Donc, d'une certaine façon, c'est conceptuel. »

HEIMERMANN, Benoît. « Un geste romanesque », L'équipe. Magazine, n° 1273, 18 novembre 2006, [en ligne], page consultée le 16 septembre 2015.

« Je n'ai pas cherché à interpréter ou à juger, j'ai simplement pris le geste de Zidane pour ce qu'il est : un geste parfaitement ambigu, donc totalement romanesque. »

« [Question :] Pourquoi ne prenez-vous pas parti ? [Réponse :] Ce n'est pas le rôle du romancier. Au geste physique j'ai répondu par un geste littéraire. Qui mélange les genres et les modes d'expression. »

« [Question :] Le geste de Zidane est-il oui ou non condamnable ? [Réponse :] Le citoyen Toussaint a un avis sur la question. Et répond que non, en effet, ce geste ne répond pas au canon du fair-play. Mais l'écrivain Toussaint ne serait se prononcer. Il propose des situations et ouvre des portes. Il offre un choix au lecteur, plutôt qu'un commentaire péremptoire. »

HARANG, Jean-Baptiste. « Un temps de Toussaint », Libération, 19 septembre 2002, dans Revue de presse de Faire l'amour, [en ligne], page consultée le 18 septembre 2015.

« C'est une notation psychologique, il y en a deux ou trois dans le livre. […] Jusqu'à ce livre, je me les interdisais, c'était un peu comme un conseil aux débutants, “pas trop d'adjectifs”, je me disais, “pas de psychologie”, il y a eu trop d'abus, au mépris de la forme. Je n'ai plus peur de la psychologie. Comme un type qui n'aurait jamais écrit un seul adjectif et qui soudain en met deux dans un livre, cela se remarque, et cela porte d'autant plus que le livre sans méfie. Mais voyez, ce sont des phrases en équilibre, précaire, elles laissent ouvertes la possibilité de leur contraire […] »

KAPRIÉLIAN, Nelly. « “Le plus fort dans un roman, c'est ce qui manque” », Les Inrockuptibles, nº 721, 22 septembre 2009, dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

« Je m'autorise à ne pas tout expliquer, à faire en sorte que certaines scènes manquent, comme je m'autoriserai sans doute à y revenir et à développer tel ou tel point dans un de mes futurs livres. Je partage la théorie d'Alain Robbe-Grillet selon laquelle ce qu'il y a de plus fort dans un roman, c'est ce qui manque. »

« Le cinéma fait des images avec de la pellicule et de la lumière ; en littérature, on fait des images avec des mots. C'est pourquoi je n'aime pas qu'on qualifie mon écriture de cinématographique. En revanche, oui, Robbe-Grillet est une vraie influence pour moi. Je suis d'accord avec toutes ses théories du roman sauf celle du personnage. Il faut des éléments de romanesque… La façon qu'avait Robbe-Grillet de déshumaniser le personnage ne me semble pas intéressante. On perd un rapport sensuel, émotif, quelque chose qui passe entre l'écrivain et le lecteur. Il ne faut pas que la littérature soit trop abstraite. Cela dit, je suis contre l'idée que le Nouveau Roman aurait fait du mal à la littérature française, en cela qu'elle ne raconte plus d'histoires. Tout véritable écrivain sait bien que l'histoire n'est qu'un des éléments de son livre. Et puis Beckett, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, ce sont les plus grands écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle. Pour moi, les avant-gardes n'ont été en aucun cas un poids : une stimulation, plutôt. »

« Ce livre [La vérité sur Marie] est d'ailleurs, dans tous mes romans, le plus référentiel, qui ne traite au fond que de littérature. C'est la première fois que j'écris un texte fondé à ce point sur des questions de théories littéraires, même si cela ne se voit pas. Et heureusement que cela ne se voit pas. L'essentiel est, avant tout, de réussir un livre. La théorie dans un livre raté, ça ne sert à rien. Un livre réussi qui ne pose aucune question théorique, c'est un peu pauvret. »

DECKER, Jacques de. « Jean-Philippe Toussaint mot à mot », dans Revue de presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 20 septembre 2015.

« Depuis que j'écris, je suis attelé à ce souci d'exprimer les choses avec le plus de précision possible. […] Et puis, de nos jours, avec internet et tout le flux de documentation dont on dispose, le mot impropre est devenu inexcusable. Cela dit, il faut encore que ce mot soit digéré, intégré, qu'il n'apparaisse pas comme trop précieux, qu'il fasse partie intrinsèque du texte : c'est une question de vigilance. »

« [D]epuis que j'écris, je ne suis jamais allé à la ligne. Après le point final du paragraphe, je laisse un blanc et je repars. J'aime beaucoup travailler avec le blanc, tant de choses se passent dans les blancs. Ils sont comme une loupe grossissante. Il faut travailler sur les manques, disait Robbe-Grillet, ils apportent beaucoup. Ils stimulent l'imaginaire du lecteur, ils créent une dynamique. »

[Par rapport aux parties dans un roman] : « Mais dans Fuir, elles étaient carrément déséquilibrées. Les deux premières, très longues, se passaient au Japon, la dernière, bien plus brève, à l'île d'Elbe. Cette sorte de déséquilibre harmonique m'intéresse, j'y faisais déjà allusion dans La salle de bain, où il y a cette formule : “déséquilibre et rigueur : exactitude”. »

« [Question :] Plein d'indices (récurrence de personnages, d'espaces, de thèmes) font penser que les trois derniers romans forment une trilogie c'était l'intention au départ ? [Réponse :] Non. C'est venu du fait que Marie est le personnage féminin le plus fort auquel j'aie eu affaire jusqu'à présent, et que j'avais plaisir à la retrouver. D'autre part, j'avais gardé la scène finale de Faire l'amour en réserve, et je m'en suis servi pour clore Fuir. Depuis, j'ai pris goûts à ces textes indépendants qui cependant forment un ensemble. D'autant que chaque livre fait résonner les autres d'une façon différente. Je gagne sur les deux tableaux, tout compte fait. »

TRAN HUY, Min. « Jean-Philippe Toussaint. “Construire des rêves de pierre” », Le magazine littéraire, octobre 2009, dans Revue des presse des Éditions de Minuit sur La vérité sur Marie, [en ligne], page consultée le 18 septembre 2015. 

« Ce n'est qu'ensuite, progressivement, que je me suis rendu compte des avantages qu'il y avait de travailler avec les mêmes personnages. C'est passionnant, cette idée de travailler à un ensemble romanesque en construction. Chacun des livres est à la fois indépendant — cela ne pose aucun problème de les lire séparément, sans référence avec les autres — et fait partie d'un ensemble plus large. Ils se complètent l'un l'autre, s'enrichissent mutuellement, il y a des résonnances qui vibrent de libre en livre. »

« Au moment de La Salle de bain, je proposais une littérature centrée sur l'insignifiant, le banal, le quotidien, que j'essayais de traiter sur un mode décalé et humoristique. Il y a aussi une grande cohérence de tonalité dans les trois derniers livres, plus sombres, plus mélancoliques. Mais je n'aime pas l'idée de période, ça me fait penser à des tiroirs, à une volonté de classement. Et personne n'a tellement envie d'être enfermé dans des tiroirs. Je préfère l'idée, plus sinueuse, de courant, des eaux qui se mélangent, chaque livre interagissant avec les autres. »

« [Question :] Vous aimez à inscrire dans vos textes des passages décrivant leur art poétique non à la façon d'un manifeste, mais en passant, que ce soit dès la première phrase dans L'Appareil-photo ou presque à la fin, comme avec cette réflexion sur la “vérité idéale” dans La vérité sur Marie. Pourquoi ? [Réponse :] Je suis très sensible à la théorie en littérature, aux structures, aux enjeux littéraires. Mais j'ai renoncé à l'exprimer explicitement dans des essais. Je préfère une théorie invisible, une théorie en action, qui trouve son application dans les livres. »

« De façon un peu provocatrice, on pourrait dire que tout est autobiographique dans mes livres, absolument tout, à chaque fois, toujours, parce que, chaque scène, je l'ai vécue ; peut-être pas dans l'ordre du réel, peut-être pas dans ma propre vie — quoique —, mais au moins en imagination, en rêve ou en fantasme. Je l'ai vécue, par l'écriture, comme personne ne l'a vécue, avec une intensité incomparable. »

« Ce qui m'intéresse dans le rêve, plus que son contenu, c'est sa texture, sa matière. La matière des rêves : fluide, diaphane, immédiatement éternelle. Mon ambition, quand j'écris, c'est de construire, selon la magistrale formule de Baudelaire, des “rêves de pierre” […] J'aime l'idée que l'on puisse définir un livre comme un “rêve de pierre” : “rêve”, par la liberté qu'il exige, l'inconnu, l'audace, le risque, le fantasme ; “de pierre”, par sa consistance, minérale, qui s'obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. »

« Je vois toujours ce que j'écris, comme si j'écrivais les yeux fermés. Cela participe du rêve et du fantasme. Mon écriture est visuelle ; en même temps elle est essentiellement littéraire, car c'est avec les mots que je travaille, toutes mes images sont constituées de mots. Je construis des images avec les mots, des images en mouvement qui constituent une sorte de monologue intérieur visuel. Parfois, si j'ai un doute sur un geste, je me lève, je mime le geste et je me regarde l'accomplir avant de le décrire. Je me dédouble assez facilement dans ces cas-là. »

« Il y a parfois une contradiction entre le désir que j'ai d'écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l'aphorisme […], et la nécessité que de telles phrases n'arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que les phrases se fondent dans le roman, sans nuire à sa fluidité, qu'elles s'enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon à briller sans trop attirer l'attention — comme la nacre fugitive d'une oreille de Vénus au fond de la mer. »

« La coexistence d'extrêmes opposés est une des plus grandes richesses de la littérature. La littérature permet cette ambivalence. Dans un livre, on peut être à la fois éminemment masculin et éminemment féminin, à la fois germanique et latin, à la fois grave et insolent, à la fois sérieux et désinvolte. Mais c'est un véritable autoportrait, mon Dieu ! »

« C'est vrai, l'eau est un thème récurrent dans mes livres. Mais je ne cherche pas à l'expliquer, il n'y a pas de signification cachée, ou secrète. L'eau ne représente qu'elle-même. L'eau est l'eau, si j'ose dire. C'est une simple obsession, une douceur et une promesse. »

« En ce qui concerne la nuit, il y a quand même une raison plus objective, c'est que, quand on s'intéresse à la lumière, la nuit permet plus de variations. Au cinéma, avant de tourner un plan, on “fait la lumière”. Dans mes livres, c'est moi qui fais la lumière. Mais, quand j'écris, je n'ai pas de projecteurs, pas de calques, pas de volets, je ne dispose que des mots pour faire la lumière — substantifs, verbes, adjectifs —, je fais de la lumière avec des mots. »

« [Question :] Vous décririez-vous comme un écrivain sériel, de la même façon qu'on parle d'artiste sériel ? Chez vous, il y a des effets d'échos marqués dans un même livre, mais aussi entre les livres… [Réponse :] J'aime beaucoup cette idée d'écho, avec la réciprocité de l'onde, invisible, immatérielle, qui serait pertinente aussi bien dans un sens que dans l'autre. C'est peut-être une idée à la Pierre Bayard (je pense à son dernier livre, Le Plagiat par anticipation), mais il faut bien reconnaître que La Salle de bain est quand même assez visiblement influencée par La vérité sur Marie. »

« Plus que la manière ou les thématiques, je partage, avec les auteurs de Minuit, l'exigence littéraire, celle-là même que recherchait Jérôme Lindon et que recherche maintenant Irène Lindon, qui a pris sa succession à la tête des Éditions de Minuit. Mais cela me plaît aussi de faire partie de la petite communauté informelle d'auteurs de différentes maisons d'édition réunie par Olivier Rolin pour son livre Rooms ou pour le cycle de lecture “Aimer la littérature” qu'il a entamé à la Villa Médicis. Même si nous nous voyons assez peu, j'ai toujours entretenu des relations très cordiales avec Jean Echenoz, et je lis toujours ses livres avec grand plaisir. En ouvrant ses livres, il y a immédiatement quelque chose d'invisible, une énergie, quelque chose de très rare, qui pousse irrésistiblement à poursuivre. On retrouve ça aussi chez Hervé Guibert (dans ses derniers livres), ou chez Emmanuel Carrère. »

« J'évoquais Zidane, mais, en fait, je parlais de moi, naturellement : depuis vingt ans, il n'a jamais été question que de forme et de mélancolie dans mes livres. De temps en temps aussi, de lumière et d'amour. »

VEINSTEIN, Alain. « Jean-Philippe Toussaint », Du jour au lendemain, France culture, 21 septembre 2013, 34 minutes, [en ligne], page consultée le 13 septembre 2015.

« Ça ne me plaisait pas beaucoup cette idée de suite… 1, 2, 3... […] Dès le début, j'appelais ça plutôt un prolongement, dans la mesure où le deuxième que j'ai publié, c'est-à-dire Fuir, se passait chronologiquement avant Faire l'amour. […] Je ne vois pas le livre comme une ligne, avec un point de départ et le point d'arrivée. […] J'imagine beaucoup une figure géométrique. J'ai beaucoup réfléchi et le terme exact est tétraèdre. En fait, l'idée ça serait un polyèdre (une figure géométrique donc chaque face serait un triangle), et comme il y en a quatre, tétra. […] Et cette figure du tétraèdre m'intéresse beaucoup parce qu'il faudra simplement que mon tétraèdre est transparent, si vous me l'accordez, parce qu'on pourrait voir à travers chacune, on prend une facette et on voit en fait une partie des trois autres facettes lorsqu'on regarde dans une direction. Et ça, ça m'intéresse beaucoup parce que ça montre qu'il y a des correspondances, des résonnances également entre chacun des volumes, quel que soit celui qu'on prend en premier. » (Épisode 2)

« Il y a une réflexion dans ce livre, vers la fin du livre, où se mêlent des images de la Renaissance et des images plus contemporaines. C'est à l'oeuvre dans l'ensemble de mes quatre livres. Il y a ce goût d'un certain classicisme — de la beauté, de la Renaissance italienne, ça me touche beaucoup. Ça peut aller jusqu'au fait que, pour la première fois, je mets une phrase en exergue, une phrase de Dante. [...] Cette très belle phrase de Dante, une magnifique déclaration d'amour […] Tout cela pour dire que j'ai essayé de créer un amour qui était à la fois complètement ancré dans notre époque […] mais aussi ne pas perdre de vue que l'amour a un certain nombre de caractères intemporels. […] en particulier dans ces quatre livres là, c'est de toujours mêler un regard sur notre monde, le monde contemporain, avec un héritage de ce que l'art du passé nous a apportés de meilleur. Il y a des éléments dans l'amour qui n'ont jamais changé. » (Épisode 2)

[À propos de son rapport à la langue française] : « Je veux d'abord dire une sorte d'amour évident, c'est une langue complète, je n'envie aucune autre langue, il s'agit d'un outil parfait de mon point de vue. Mais, en même temps je n'ai pas un vrai fétichisme, c'est ça la nuance, pas une fétichisme de la langue. Je dirais que j'ai une sorte de rapport direct, une sorte d amour assez sain, assez simple, et qui aussi avec le temps se raffine, enfin se perfectionne. Jai beaucoup appris en trente ans, depuis que je publie, je tente des figures de plus en plus complexes. Je pense que ce que j'ecris est techniquement de plus en plus élaboré, même si j'essaie que ce soit toujours une illusion de grande simplicité, comme si j'avais écrit ça ‘'comme ça'', d'une certaine façon. Je crois que le fait de tenter des phrases de deux pages, trois pages, un certain type de rythme lorsque la fiction s'emballe, d'accompagner l'emballement narratif avec un rythme particulier de la phrase, tout ça demande une certaine technique. J'y travaille aussi — travailler c'est bien, mais le ressentir instinctivement c'est mieux. […] Dans mes premiers textes j'étais impressionné par la langue française. Je n'avais pas l'habitude d'écrire, d'une certaine façon. J'essayais d'écrire des phrases irréprochables et donc, si elles étaient courtes, c'était plus facile. Sujet, verbe, complément : normalement il n'y a pas de souci. Si on reprend La salle de bain, il était assez rare que je m'aventure avec deux relatives, peut-être une, ça allait, mais donc, j'avais une sorte de besoin de bétonner. Comme je me relisais 200 fois, 400 fois, je simplifiais toujours. J'ai acquis plus de technique et je peux me permettre des phrases plus complexes, mais je veux toujours que la phrase ait l'air simple. » (Épisode 2)

« La presse en a parlé, abondamment [du coup de Zidane], mais moi comme écrivain je peux apporter un regard qui ne sera pas un regard journalistique, qui sera un regard littéraire, psychanalytique, historique, sociologique, et je crois que je peux apporter quelque chose qui, finalement, n'a pas d'équivalent. » (Épisode 3)

« Je me suis rendu compte que la littérature était un art auquel il ne manquait rien, c'est un art complet. Et ça me plait de le constater maintenant, parce que la littérature n'est pas un art qui a complètement le vent en poupe, il y a une sorte de menace autour de l'écrit, en tout cas, on est à l'aube dune grande transformation. » (Épisode 3)

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