Photo de France DaigleFrance Daigle

 (1953-...)

Dossier

Le roman selon France Daigle,

Le roman « proprement dit » et ses marges chez France Daigle, par Marianne Ducharme, 2021

Dans sa préface à la réédition de « Variations en B & K » (1985), « La beauté de l’affaire » (1991) et « La vraie vie » (1993) de France Daigle en un seul volume (Prise de parole, 2016), Monika Boehringer propose une sorte de synthèse de l’évolution des tensions qui habitent l’œuvre de l’autrice acadienne, axée autour de sa dernière parution : « Caractérisés par un formalisme ludique et pleinement assumé, [les premiers livres de France Daigle] recèlent déjà tout ce qui se déploiera magistralement dans sa fiction la plus récente, Pour sûr.[1] » Il est effectivement facile – peut-être même un peu trop – de voir dans l’opus de 2011 de l’écrivaine de Moncton le point d’orgue ou, comme elle le dit elle-même en entrevue, « le sundae sur la cerise[2] », de l’ensemble de sa production. Impressionnante fresque composée de 1728 fragments, ce roman de 750 pages, paru après plus de dix ans de gestation, constitue l’alpha et l’oméga de Daigle, qui a d’ailleurs fait de la Bible l’une de ses principales inspirations littéraires lors de son idéation[3]. Ce livre qui n’est pas une somme mais une multiplication, celle du chiffre douze trois fois par lui-même (123, pour donner cet impressionnant total d’entrées) ne doit cependant pas être abordé au détriment de ce qui le précède ; car là où le genre romanesque s’affirme parce qu’il se renouvelle, se cache également un long processus de maturation et d’explorations des formes auquel se rapporte sa consécration subséquente. On remarquera ainsi qu’à une pratique qui remet en question non pas seulement les frontières mais aussi la pertinence des étiquettes, s’oppose une pensée paradoxale dans la mesure où, en affirmant sa divergence, elle se trouve aussi à faire écho aux grandes lignes du discours des romancier.e.s sur leur œuvre : la vie, les personnages, la langue, la structure.

Structure et innovation.

Dans une entrevue qu’elle donnait en 2004 à cette même Monika Boehringer, Daigle avançait que son premier roman « proprement dit » était La vraie vie… avant de se raviser ; La vraie vie, publié en 1993 aux éditions de l’Hexagone, serait en fait un entre-deux et le suivant, 1953. Chronique d’une naissance annoncée (1995), son premier roman « proprement dit ». Il faut toutefois attendre à 2014 pour comprendre ce qu’elle entendait par là. Cette fois dans un entretien avec Andrea Cabajsky, qui la relance précisément sur cette expression dont la définition avait été laissée en suspens, Daigle élabore une pensée du roman d’abord en lien avec une certaine logique structurale et structurante du récit :

Dans le roman, on sent qu’il y a une sorte de suite, une sorte de chronologie, même si elle est de travers. Normalement, tu ne l’ouvres pas à n’importe quelle page pour lire. Normalement, il y a aussi du dialogue. […] Je ne considère pas avoir réussi à faire un roman avec une montée de tension dramatique, puis la résolution d’un dilemme[4].

Pour celle qui dit s’être inspirée de l’écriture à contraintes de Georges Perec, des œuvres d’Italo Calvino[5], voire de L’œuvre ouverte d’Umberto Eco[6], dans l’élaboration de Pour sûr, il n’y a rien d’étonnant à ce que la pratique romanesque s’éloigne des conventions du genre, que Daigle situe dans les dialogues ou les péripéties suivies de leur dénouement. On voit en fait se profiler dans le discours de l’autrice une vision du roman proprement dit qui coïncide avec ses conventions narratives dix-neuvièmistes, celles que Roland Barthes résume par la formule latine post hoc, ergo propter hoc, où corrélation et causalité se confondent dans le temps. Daigle rebondit d’ailleurs sur le constat d’une absence de schéma narratif défini dans son œuvre : paraphrasant l’auteur de Si par une nuit d’hiver un voyageur, elle lie l’éclatement formel et le refus d’une structure linéaire au renouvellement de la forme romanesque : « [D’après Calvino] si les romanciers veulent continuer d’avoir une certaine importance […], il ne fallait pas se gêner de se donner des projets un peu massifs, mais il fallait pousser l’audace ou la créativité du roman, en fait[7]. » Dans un retournement quelque peu bakhtinien, la divergence à cette norme formelle du roman qu’elle profère vient constituer un apport au genre. Aussi son « échec » tel qu’elle le définit n’en est-il pas un, dans la mesure où il devient le moyen d’une exploration des codes littéraires.

Cela dit, les textes de Daigle ne sont pas dénués d’une structure logique et réfléchie, loin de là. Bien que leur principe organisateur ne soit pas d’ascendance narrative en priorité, les œuvres se rapportent tout de même à des schémas variés, qui agissent en tant que cadre de la diégèse. C’est entre autres là que se niche un aspect du renouvellement qu’elle propose, inséparable d’une forte teneur autoréférentielle dans l’œuvre, elle-même symptomatique du flou entre la matière imaginée et la matière autobiographique, entre la réalité et la fiction, « drôlement entremêlé[e]s dans son esprit[8] ». La forme ne fonctionne toutefois pas en vase clos, et l’armature des textes vient s’arrimer à leur propos (ou l’inverse). On ne s’en étonnera pas dans la mesure où, en plus de lier l’innovation romanesque à des questions d’amplitude de l’objet livre (« se donner des projets un peu massifs »), Daigle dit construire ses œuvres avec « beaucoup de liberté, beaucoup de terrain à digression, beaucoup de coupes, de découpes et de recoupements[9] ». Par exemple, pour Pour sûr, le chiffre 12 qui régit son fonctionnement, lorsque « multiplié par lui-même, d’après le dictionnaire des mythologies, permet d’accéder à la sérénité[10] ». Ainsi, d’après ce que nous en dit l’autrice, ce multiple ne se restreint pas à l’organisation de l’œuvre, mais, se voyant doté d’une importance transversale, il « déborde » dans le propos, qui, dès lors, se trouve chargé d’une fonction précise. Celle-ci, la sérénité, n’est pas sans précédent dans le corpus ; pour qui a lu les premières publications de l’autrice, elle rappelle le « Om » en clôture de chaque fragment composant Histoire de la maison qui brûle (1985), troisième œuvre de l’autrice. À défaut d’avoir réussi à instaurer une tension dramatique dans son roman, Daigle aura tout de même « atteint » ce que la mythologie du chiffre 12 induisait et que l’on peut également comprendre comme la source du projet : « Tout est pas mal tranquille. On dirait qu’après Pour sûr, c’est calme. J’avais une espèce d’embryon d’un nouveau projet de livre, mais j’ai essayé de le repousser un peu. Et là, il n’y a rien[11] », répond-elle à Cabajsky qui lui demande si ses personnages la « laissent tranquille d’un roman à l’autre[12] ».

Pour Pas pire (2002), roman autofictionnel où le chiac se manifeste pour une première fois dans les dialogues, ce sont les deltas, ces « nombreux plus petits courts d’eau [à l’embouchure d’un fleuve], dont les branches principales, vues des airs, forment les côtés d’un triangle isocèle[13] », qui semblent en dicter le fonctionnement. Encore une fois, ceux-ci, à l’image de l’« interpénétration inexplicable » et de la capacité à « répandre sur le monde une nouvelle couche d’ambiguïté[14] » qui les caractérisent, s’infiltrent dans le corps du texte. Une parenté entre l’être humain et les attributs de ces littoraux particuliers, aussi bien physiques (« les six formes élémentaires de l’avancée du delta sur la mer […] ressemblent effectivement à des profils de bouche humaine[15] ») que temporels (« appréciable à l’échelle d’une vie humaine[16] ») se trouve signifiée à plusieurs reprises dans Pas pire. Ainsi, les deltas permettent à l’autrice d’établir un pont entre l’être humain et le milieu dans lequel il évolue – principe fort général, certes. Sur la base d’une précarité ontologique commune, elle fait de ce qui organise le texte une sorte d’allégorie de l’identité acadienne : « Un delta n’est pas chose donnée à n’importe quel fleuve. Le fait que L’Amazone et le Congo n’en ont pas prouve bien que les deltas ont des conditions d’existence particulières[17]. » Dans son ouvrage Pour comprendre les médias, le professeur de littérature et théoricien des communications Marshall McLuhan postule la préséance du médium sur le message, puisque les conditions de l’un formatent l’autre, à un point tel que le rapport n’est plus de l’ordre de l’influence mais de la détermination. C’est, il me semble, à cette conception de l’interrelation entre le fond et la forme (et bien qu’ici je perde un peu de vue le strict discours de l’autrice sur son œuvre) que France Daigle fait en quelque sorte écho. On en retrouve le paroxysme dans le premier roman « proprement dit » de l’autrice : « Dans 1953, écrit-elle, je m’étais donné le défi d’aller voir ce qui s’était passé l’année de ma naissance. […] [T]out en me mettant en scène, je voulais surtout créer la scène, recréer l’univers de 1953[18]. » De la scène du monde au moi en scène, on voit bien en quoi la structure joue un rôle prépondérant pour l’autrice sur le plan de la conception des textes.

Sur la multidisciplinarité.

Dans le préambule qu’elle signe à cette œuvre qui ne réfère que dans le titre – sinon par accident, du moins par inconscient[19] – au célèbre roman de Gabriel Garcia Marquèz, Daigle, revenant à son œuvre précédente La vraie vie, dévoile les allers-retours de sa démarche :

La dernière fois que je me suis assise pour écrire quelque chose comme un roman, j’avais commencé par une espèce de longue réflexion sur la nidification des merles d’Amérique. […] En fin de compte, je laissai complètement tomber ce chapitre car il n’avait plus vraiment sa place dans le livre. Par la suite, je me suis souvent demandé comment j’avais pu l’éclipser tout à fait, tellement il m’avait paru aller droit à l’essentiel lorsque je l’avais écrit.[20]

« Quelque chose comme un roman » : cette formule vient expliciter la dynamique de rapprochement et de distanciation, comme quoi l’œuvre s’y intègre en partie mais s’en échappe également. Or, Daigle ne fait pas que flirter avec ses marges, dans une écriture parfois en allers-retours comme nous l’informe cette hésitation sur la nidification des merles d’Amérique ; elle peut aussi être résolument à l’extérieur. Foncièrement multidisciplinaire, l’écrivaine jongle également avec la poésie, le théâtre et le cinéma. Elle n’est d’ailleurs pas venue à l’écriture par le chemin le plus intuitif, ni le plus commun :

J’ai voulu faire du cinéma. C’est sans doute la forme d’art qui, par la suite, m’a le plus attirée. J’ai même écrit quelques scénarios que j’espérais voir portés à l’écran. [..] Faire un film, ça suppose une trentaine de personnes environ, tandis qu’une seule personne peut écrire un livre, même si, à la limite, l’éditeur et le correcteur lui feront part de leurs suggestions. Ce n’est pas du tout la même expérience. Donc, je me suis rabattue sur l’écriture[21].

Loin de nier cette première incursion dans le monde des arts qui n’aura pas trouvé d’aboutissement véritable, Daigle inscrit l’influence de l’image en mouvement à même ses parutions. Sa deuxième œuvre, Film d’amour et de dépendance (1984), rappelle le scénario, puisque les fragments qui la composent prennent la forme de dialogues. De même, l’incipit du préambule de 1953 se rapporte à une métaphore télévisuelle, sur laquelle l’autrice vient jouer pour lancer son récit :

La balle revient. Chaque balle est un défi.  

Lorsqu’un récit commence par une scène de sport – cela se voit surtout au cinéma –, il y a de fortes chances que le propos réel de l’histoire qui s’annonce soit tout à fait autre. Ce genre d’ouverture, qui appelle doucement et de loin son sujet, fait partie des conventions qui se sont installées avec le temps entre les créateurs et leur public[22].

Mais c’est d’abord la question très pragmatique de la solitude pour orienter sa démarche, dont Pas pire vient témoigner puisque l’agoraphobie de la personnage-narratrice-autrice occupe une place prédominante dans la diégèse, que je retiens de la multidisciplinarité artistique de Daigle. Car sur la base du Conteur de Walter Benjamin (qui se rapporte lui aussi à une métaphore de nidification), ce choix du travail individuel insère l’autrice du côté de la tradition romanesque. Dans la mesure où Benjamin place le roman dans une voie solitaire, contraire à celle du récit, qu’il ancre dans la communauté – lorsqu’on résume très schématiquement son propos –, Daigle, par son choix de la solitude, se montre en phase avec le roman, et ce, avant même qu’elle en ait écrit un, « proprement dit » ou non.

« L’habitation, c’est la vie ».

Pour en revenir aux questions de structure, la multidisciplinarité de l’autrice de même que l’exemple de 1953. Chronique d’une naissance annoncée nous indique surtout que des systèmes plus larges sont également à l’œuvre. C’est-à-dire que l’anecdotique (le chiffre 12, les deltas) n’est pas seul en charge de donner aux œuvres une direction. Comme de fait, la psychanalyse et l’astrologie informent de près la pratique de l’autrice, qui ne se rapporte toutefois pas dans son impulsion et son essence à la rigidité de ces structures : « [L]a matière à écriture n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose qui nous fait vibrer, qui nous arrête un moment et nous fait voir, par exemple, les différentes composantes d’un portrait[23]. » La présence des signes du Zodiaque parmi ces grandes influences sur le plan de la structure fait d’ailleurs remarquer à Boehringer la récurrence du thème de la maison dans l’œuvre daiglienne[24]. « L’habitation, l’habitable, l’habité, l’habitat, c’est la vie finalement[25] », rétorque l’autrice au sujet de son penchant pour la demeure, qu’elle soit consciemment ou non glissée dans les textes. Se profile dans cette réponse la dynamique particulière entre la forme et sa matière que l’on retrouve dans l’œuvre. Comme la tortue ou l’escargot[26] qui, à la fois, porte et est sa propre maison, la forme, chez Daigle, forme la matière, comme elle le souligne à quelques reprises.

Aussi l’autrice invite-t-elle à nuancer le penchant ésotérique de ces grandes disciplines, croyances ou idéologies auxquelles elle se rapporte. Ce sont, pour elle, « une sorte de miroir de ce qu’on est ou de la direction dans laquelle on s’en va[27] », qu’on « lit par rapport à soi-même[28] ». Se refusant à élaborer ses personnages avec finesse et assiduité, elle s’inspire donc de ses disciplines pour pallier l’absence de « constitution psychologique tout à fait cohérente, développée, avec un semblant de profondeur[29] ». La psychanalyse, l’astrologie, le féminisme, la théorie sur le genre (gender) viennent ainsi « prolonger la réflexion » en participant à la constitution des êtres de papier de l’œuvre. Voguant entre « liberté, connaissance et plaisir », où l’un ne se fait pas sans l’autre, Daigle use ainsi de la structure pour donner une orientation à son écriture proche du quotidien, de la découverte, et qui est a priori construite bien loin de tout ce qui s’apparente à un plan. Elle rappelle le cours des fleuves débouchant à leur delta, qu’ils ont également formé avec le temps :

Tout ce qui se passe, ce qui est aujourd’hui, c’est mon matériel. Inutile alors de résister. Des fois, j’ai l’impression d’improviser quand je m’assois le matin à ma table de travail. Je pars un peu sur n’importe quelle idée, sur un détail quelconque, et j’écris, je découvre où ça mène. Et le lendemain, je recommence. Je pense que c’est ça la création : être libre, se sentir libre d’aller où cela veut aller[30].

À l’instar du mouvement oulipien qui voit dans l’imposition d’une contrainte un moyen d’atteindre une plus grande liberté, l’autrice fait de ces grands systèmes des limites qui permettent de favoriser l’exploration la plus affranchie possible. « C’est la vie elle-même qui m’y a poussée[31] », dit-elle en réponse à une question sur le lien entre le féminisme et ses connaissances de la psychanalyse. On pourrait tout aussi bien voir là une réflexion surplombante sur ses œuvres, dont l’organisation, bien qu’elle puisse relever de concepts d’apparence rigide, reflète tout aussi bien celle mouvante de l’existence.

Sans jamais parler du vent : le casse-tête du roman.

On comprend ainsi qu’au-delà d’une stricte explication sur l’imposant gabarit de son dernier roman, la réponse de France Daigle à Andrea Cabajsky sur le « roman proprement dit », invite à une lecture rétrospective qui permet d’appréhender l’œuvre dans son ensemble sous l’angle d’une rupture en quête d’innovation. Comme de fait, même les premières publications de l’autrice font preuve de l’audace et de la créativité qui, d’après Calvino tel qu’elle le paraphrase, fondent le devenir du genre narratif par excellence – en dépit de leur brièveté, ou plutôt grâce à elle. Toutefois, ce serait nier la profonde disparité de l’œuvre que de réunir l’entièreté des publications sur la base d’une divergence assumée par rapport à la présence ou non d’un schéma narratif avec ses étapes clairement circonscrites. Une telle réunion donnerait l’impression d’une homogénéité contraire à ce qui se fait réellement, et que l’autrice reconnaît : « Les trois derniers livres [Pas pire, Un fin passage, Petites difficultés d’existence] et celui que je suis en train d’écrire présentement [Pour sûr] forment un autre ensemble, une espèce de suite, mais pas à tous points de vue[32]. » Car il y a l’éclatement formel de Pour sûr qui participe de ses attributs romanesques, ce « livre informatique » où chaque fragment appelle deux possibilités[33], mais il y a également celui de la « première manière » de Daigle, beaucoup plus radical – et beaucoup plus éloigné du genre. Consciente de ces enjeux, l’écrivaine avance à propos de ses trois premières publications : « Personnellement, je considérais aussi mes textes précédents comme des romans, mais je comprends que les gens ne les aient pas vus comme ça[34]. » Il y a ceci d’intéressant que la pensée de France Daigle se positionne à rebours d’une certaine doxa : alors que plusieurs romancier.e.s refusent à des œuvres pourtant éminemment romanesques cette étiquette générique, Daigle l’accorde à ce qui se situe pas même sur la frontière mais résolument au dehors. Au contraire de l’œuvre de 2011 qui clôt (jusqu’à preuve du contraire) le cycle de certains « personnages issus des romans précédents qui y continuent tout simplement leur vie[35] », la « trilogie » liminaire (au sens très large) ne s’inscrit pas dans les marges du roman telles qu’on peut les concevoir en regard de sa tradition – pour éclatés que soient certains de ses moments. Elles se rapprochent en fait d’un métadiscours, qui, sans aller jusqu’à s’affirmer en tant qu’une théorie claire et nette, est tout de même le lieu d’une réflexion organique sur le genre romanesque.

Dès son titre sur le mode de la prétérition, la toute première œuvre, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps (1983), annonce la préséance sur l’aspect narratif d’une recherche ou inventivité langagière, bien qu’y figure également le terme « roman ». Loin de générer un format à l’œuvre, l’étiquette s’impose a priori comme une curiosité, puisque l’ouvrage est en fait composé de courts fragments ou poèmes en prose, qui occupent le bas de la page. Le blanc domine, ce qui n’est pas nécessairement en contradiction avec la pensée de Daigle : « Et je commence à croire que le véritable propos du roman se situe surtout dans ces espaces que n’occupent pas les personnages[36] », énonce-t-elle. Que l’espace soit vu au sens diégétique ou paratextuel, il dénote en tous les cas une prise de distance par rapport au « modèle » romanesque. Lorsque mis à l’épreuve de la lecture, l’aspect générique dont témoigne le sous-titre se dévoile peut-être moins dans une filiation avec le genre que dans une réflexion surplombante sur ses composantes, à l’image de ce rapport à la structure vu un peu plus haut :

Parfois pendant des journées entières comme si la vie ne nous concernait pas, comme si la vie elle-même avait autre chose à faire. Cela qui ne se voit pas. La force des choses, celle qui ne fait plus aucune différence. Ceux qui viennent quand on les appelle, ceux celles qui au début tenaient à vrai dire ce roman. Au début ceux celles puis aujourd’hui ce qui veut exister partout. Comme s’il y avait vraiment une histoire et qu’il fallait à tout prix la raconter[37].

Ce fragment regorge de lieux communs sur le genre romanesque. D’une part, la nécessité de raconter, dans une source presque divine, n’est pas sans faire écho à un mythe romantique qui revient à foison dans le discours des romancier.e.s sur leur œuvre. D’autre part, perçu comme « plus vrai » que la réalité, le roman est lié à une authenticité du discours, qui se décline comme le paradoxe fondateur de la fiction. Ainsi, en plus d’un souci de la structure manifesté en regard de la trame narrative, on voit apparaître la formule entre le roman et la vie, comme une équivalence posée entre les deux, et qui fera son retour beaucoup plus tard dans le discours de l’autrice sur ses « romans proprement dit » :

Terry et Carmen [les personnages de Pas pire et cie], pour moi, ça pourrait être mes voisins. Ils n’existent pas, ce ne sont pas des vraies personnes mais il pourrait l’être. On peut entendre ce qu’ils se disent sur n’importe quoi, sur n’importe quel coin de rue de Moncton. Ce n’est peut-être pas nécessaire de démêler [la fiction du réel], parce qu’au fond tout est vrai[38],

disait-elle, par exemple, à l’occasion du lancement de Pour sûr. En sorte qu’il se dégage d’une lecture attentive de Sans jamais parler du vent une conscience aigüe du roman et de sa tradition moderne, bien que l’autrice ne manifeste pas une connaissance forcément académique du genre – au contraire de son interlocutrice de 2014 :

AC : Avez-vous lu Ulysse de James Joyce?

FD : Non.

AC : Je pose la question, parce que les points de comparaison entre Pour sûr et Ulysse sont assez remarquables. Plus spécifiquement, les deux romans partagent des qualités homériques qui m’amènent à me demander si vous aviez l’intention d’écrire une épopée moderne[39].

Dans le sillon des explorations formelles de l’OuLiPo et de La vie mode d’emploi de Perec[40], France Daigle rapproche sa dernière œuvre romanesque d’un casse-tête. Pour peu qu’on observe de près Sans jamais parler du vent, on s’aperçoit que la métaphore se prête tout aussi bien au texte liminaire (au sens de l’œuvre daiglienne), cependant que l’exploration proposée n’est pas aussi formatée. Le casse-tête y est à double entente : savoir si l’œuvre relève ou non du roman en est un lui-même ; mais l’œuvre, dans son rapport au roman, nous offre également un casse-tête sur le plan de l’assemblage. En un sens, Sans jamais parler du vent n’est pas sans évoquer ces « kits » qu’Umberto Eco, dans Lector in fabula, rapporte à la « demande coopérative » des textes. C’est comme si Daigle nous donnait tous les éléments pour faire un roman, mais qu’elle les laissait indépendants les uns des autres. L’œuvre, comme une préfiguration de Pour sûr où triomphe « l’aspect participatif de la lecture[41] », délègue au lectorat la tâche d’assembler les éléments constitutifs du roman, de leur donner sens. En voici quelques exemples : « Au début lorsque cela se met à tenir du roman puis après, lorsque loin d’elle tout nous épuise » (22) ; « Quand cela tient du roman depuis un certain temps déjà et que la vieillesse commence à en avoir pour son âge, son époque » (55) ; « Le roman ou la direction de ce que nous avançons » (70) ; « Penser à quelque chose pour la première fois, la structure inusitée de sa maison. Un roman, son titre » ; « Le roman comme structure contre laquelle appuyer ses voyages, le cadre d’une porte » (86) ; « Une espèce d’immobilité, un roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps » (114), etc. Véritable leitmotiv, le terme « roman », dans ses emplois multiples, est doté d’une signification dont on peut discerner les grandes lignes, bien que le caractère poétique de la chose empêche au propos de se fixer et de s’affirmer. La vie, sa teneur, son tracé, son temps sont ainsi esquissés, au sens fort du terme, car l’autrice y montre davantage le geste que l’image. Aussi un autre renversement se manifeste-t-il : dans ce qui reste en mouvance se dessine une mise à distance, et un jeu sur le genre romanesque vient à s’opérer. Daigle, en se refusant à faire un roman proprement dit avec ces éléments, les incarnant dans le discours plutôt dans le récit, ne souligne-t-elle pas par le fait même la banalité advenue de ces grands tropes romanesques ?

Quoi qu’il en soit, au-delà du questionnement qui se pose sur l’appartenance de Sans jamais parler du vent au genre romanesque, nous pouvons (et devons) surtout retenir que l’œuvre inaugurale s’inscrit dans un rapport problématisé (pour ne pas dire conflictuel) avec lui, qui invite à penser le roman dans et par ses marges. J’en conclus une seconde chose : sur le long terme ainsi qu’au contact des dires de l’autrice, ce rapport m’apparaît surtout être l’effet ou le symptôme d’une intuition. C’est-à-dire qu’on le retrouve exposé tel quel parce qu’il se rapporterait aux nombreuses lectures de l’autrice[42]. Comme de fait, Daigle nous dit être une grande lectrice (et pas que de romans), en anglais comme en français : Jack Kerouac, Lawrence Durrell, Milan Kundera et Marguerite Duras font partie de ces auteurs et autrices dont elle a parcouru (presque) l’entièreté de l’œuvre. Parlant de cette dernière, elle note la parenté souvent relevée entre son œuvre et celle de l’autrice de L’Amant : « Il semblerait y avoir un parallèle entre son Homme assis dans le couloir, que je n’ai jamais lu, et mon Histoire de la maison qui brûle. En création, il semble y avoir, à un moment donné, des choses dans l’air, et on finit par écrire, créer autour de thèmes qui se rejoignent[43]. » Sur la base de cette intertextualité involontaire, je me permets, en guise de clôture de cette section, d’en proposer une seconde, ici avec Joris-Karl Huysmans. Dans À rebours, l’auteur décadent à la frontière des XIXe et XXe siècles énonce une théorie du poème en prose qui cohabite avec le genre romanesque. La poésie de Baudelaire et Mallarmé, nous dit-il au prisme du regard du protagoniste de l’œuvre, détiendrait « la puissance du roman dont elle supprim[e] les longueurs analytiques et les superfétations descriptives ». C’est cette pensée en amont de la trame narrative, dans son atomisation peut-être, que l’autrice me semble mettre en application dans son premier roman.

L’identité acadienne.

C’est au terme de ce parcours que je me propose d’aborder la place de l’identité acadienne dans l’œuvre romanesque, qui se fait en crescendo à partir de 1953. Chronique d’une naissance annoncée. Dans cette œuvre, l’autrice en dialogue avec Roland Barthes commence effectivement à proposer une réflexion qui cible le langage, bien que le chiac en tant que tel ne soit pas encore abordé :

Et pendant que Bébé M. se montre imperméable aux nutriments nécessaires à sa survie, Roland Barthes écrivait dans Le degré zéro de l’écriture que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d’un verbe solitaire[44].

Si les critiques de l’œuvre ont cherché à voir dans l’acadianisme de l’œuvre – et même dans son absence – l’aspect dominant de la pratique de l’autrice de Moncton[45], c’est plutôt en tant qu’un symptôme ou un effet de sa démarche qu’elle nous invite à l’interpréter – bien loin de cette place totalisante que certain.e.s ont pu analyser. L’identité acadienne, de même que la question du chiac, s’inscrivent en ligne directe avec la ou les questions de structure. En ce sens, elles ne sont pas fondamentales à l’œuvre, mais bien une manifestation parmi d’autres des intérêts multidisciplinaires de Daigle, qui refuse de se cantonner à une seule et même case :

Le métier et l’identité sont deux attributs différents. Je me définis non pas de façon générale, mais à partir de ce que connaît mon interlocuteur. Quand je me parle toute seule (!), je pense que je me définis d’abord comme écrivaine. Mon acadianité, elle, fait partie de la matière avec laquelle je travaille (la langue, la culture, un contexte géographique et social, des connaissances, des affinités et aspirations particulières)[46].

Elle reformule d’ailleurs cet aspect un peu plus loin, en mettant l’accent sur l’importance du comment, c’est-à-dire du fait que l’identité est secondaire à l’œuvre : « La langue, [est] [s]on outil de travail[47] », énonce-t-elle.

Forte de son exploration des différents médiums artistiques, l’autrice, qui indique qu’il a dû y avoir un changement « radical », entre sa première œuvre absente de tout Caraquet, et la dernière, où le projet de codifier le chiac occupe une place centrale, s’est nourrie de ses allers-retours entre le roman et les autres disciplines pour en venir à incorporer à ses fictions son acadianité. À ce sujet, le théâtre, un genre « moins sérieux[48] », lui aura permis de surmonter son « blocage » vis-à-vis des dialogues en chiac. Sa réflexion sur le dialecte de Moncton qui, conjuguent l’anglais et le français, s’inscrit donc moins dans un désir de rayonnement national que dans les multiples possibilités qu’il peut ouvrir, à qui le parle bien :

Alors, comment manœuvrer dans ce bassin linguistique? Le français devrait être un peu complet et fonctionnel et beau. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut éliminer tous les mots anglais de notre culture quand même américaine et canadienne et anglophone[49].

La codification du chiac qu’elle propose se pare d’un engagement ou d’une éthique puisqu’elle vise une certaine élévation « linguistique » du Moncton réel, que Daigle chercherait à faire correspondre à son « Moncton imaginaire », vibrant de culture[50]. Le système de règles qu’elle propose sert ainsi le décuplement des possibilités langagières, pour ceux et celles qui sont moins dans une position frontalière que dans une double-occupation de la langue :

On a là des gens intelligents, normalement intelligents, comme partout sur la terre, qui se promènent et qui ballottent entre deux langues et qui ne s’en font pas avec ça. Mais ils montrent que ça fonctionne. Et tout le temps dans l’esprit que, finalement, ils sont dans un trou par rapport à la langue, parce qu’ils n’ont pas une langue, ils en ont plusieurs[51].

Encore une fois, c’est le désir d’un affranchissement, d’une liberté très oulipienne, parce qu’elle passe d’abord et avant tout par des codes et des contraintes, que Daigle manifeste.

Conclusion.

On retient de cette incursion dans la pensée de Daigle (et de quelques-unes de ses publications), que la question de la forme est d’une importance capitale, dans la pratique autant que dans la pensée qui la précède, la suit ou s’y intègre. À l’occasion d’une remarque qu’elle fait sur l’histoire racontée, l’autrice esquisse une réflexion sur le temps qui subsume bien involontairement les différentes tensions observées : « Quand on raconte une histoire, le temps est normalement un facteur assez important, essentiel au déroulement. Mais, au fond, le temps n’est pas si important que ça[52]. » Fidèle à la tradition romanesque, Daigle situe le renouveau du genre dans la déconstruction du schéma narratif, mais, s’opposant de la sorte aux Nouveaux romanciers et à certains auteurs comme Calvino qui pousse à ses limites l’exploration formelle, elle conserve un rapport à l’intuition et à la liberté, fondamental à sa création. Il y a dans l’originalité de la structure quelque chose de secondaire à un pur plaisir de l’exploration, comme elle le dit en réponse à Boehringer qui remarque un paradoxe entre la récurrence des voyages dans l’œuvre et l’agoraphobie de la narratrice-autrice France Daigle de Pas pire : « Moi, je suis curieuse, beaucoup de choses attirent mon regard. J’aime connaître, j’aime comprendre et les voyages sont riches dans ce sens-là. Comme les livres, d’ailleurs[53]. » La question de l’identité acadienne est à prendre comme une prolongation de ces grandes tensions qui habitent l’œuvre de l’écrivaine de Moncton : car, encore une fois, c’est le souci de la structure – ici langagière – qui est manifestée dans ses considérations sur le métissage de l’anglais et du français. En ce sens, l’œuvre, autant que ses lecteurs et lectrices, gagne à sortir des stratégies de positionnement dans le champ littéraire. Il faut la lire telle qu’elle nous apparaît ; dans ses clichés, son renouvellement, ses explorations – et surtout, envers et contre t­­out : dans sa grande et belle originalité.


[1] M. Boehringer, « Préface. "Soudain elle eut envie d’un très grand espace" », p. 5.

[2] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 249.

[3] Ibid., p. 251.

[4] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 251.

[5] Ibid., p. 249.

[6] Ibid., p. 251.

[7] Ibid., p. 249.

[8] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 19.

[9] Ibid., p. 15.

[10] F. Daigle et J. Bernier, « France Daigle présente Pour sûr », 1 :39.

[11] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 257.

[12] Ibid.

[13] F. Daigle, Pas pire, p. 14.

[14] Ibid., p. 11.

[15] Ibid., p. 10.

[16] Ibid., p. 13.

[17] Ibid., p. 12. Je souligne.

[18] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 19.

[19] Ibid., p. 15.

[20] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncée, p 10.

[21] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 21.

[22] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncée, p. 10.

[23] Ibid., p. 19.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 20.

[26] Boehringer parle de l’escargot, j’y rajoute la tortue.

[27] Ibid., p. 17.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 15.

[33] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 250.

[34] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 15.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] F. Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps, p. 34.

[38] F. Daigle et J. Bernier, « France Daigle présente Pour sûr », 2 : 58.

[39] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 250.

[40] Ibid., p. 251.

[41] Ibid., p. 250.

[42] À ce sujet, les plus récentes réflexions d’Isabelle Daunais sur le genre romanesque tombent à point (et m’inspirent cette clôture de section). Dans l’essai « Vieillesse du roman », elle explique comment la lecture des œuvres romanesques peut avoir préséance sur la théorie du genre : « En fait, si nous reconnaissons une forme que nous appelons romanesque, c’est en tant qu’elle dépasse les questions de structure et de composition. Il est difficile de la définir avec précision, mais tout lecteur de romans en distingue, consciemment ou non, les éléments : un regard oblique posé sur le monde, une manière de se détacher de celui-ci tout en l’accueillant, l’impossibilité de trancher entre telle ou telle interprétation comme celle d’y prévoir quoi que ce soit ; en un mot, une forme de pensée ou de réflexion. » I. Daunais, La vie au long cours. Essais sur le temps du roman, p. 18. Cette observation me permet de poser que Sans jamais parler du vent n’est effectivement pas un roman. Or, parce que l’œuvre rend aussi compte de ce « regard oblique posé sur le monde », de cette « manière de se détacher de celui-ci tout en l’accueillant », elle m’apparaît se rapprocher du récit puisque, dans le sens de Dominique Rabaté, celui-ci se situe dans l’ombre du roman : « Disons plutôt que le récit s’écrit "dans l’ombre du roman" . Et jouons sur le double sens de cette expression : ce qui est caché ou occulté dans l’ombre que l’hégémonie médiatique du roman produit, mais aussi ce qui peut se voir comme l’ombre portée du roman même. » D. Rabaté, La passion de l’impossible. Une histoire du récit au XXe siècle, p. 23.

[43] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 20.

[44] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncée, p. 16.

[45] Une approche sociologique – comme l’a privilégiée la grande majorité (si ce n’est l’intégralité) des commentateurs et commentatrices de son œuvre – a pu voir dans le rapport au genre romanesque qu’entretient France Daigle une stratégie de positionnement dans le champ littéraire. Sous l’impulsion de La république mondiale des lettres (1999) de Pascale Casanova, par exemple, la pratique non conventionnelle du roman que présente l’autrice dans son discours, peut être interprétée comme un aller-retour entre la mise en valeur des particularités régionales (différenciation) et une volonté contraire de se fondre dans les tendances dominantes et hégémoniques du centre (assimilation). Or, cette vision de la chose réduit l’œuvre à une sorte d’usage, ainsi qu’elle passe sous silence la dimension foncièrement exploratoire de la pratique de l’écrivaine de Moncton.

[46] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 22.

[47] Ibid., p. 20.

[48] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 252.

[49] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 253.

[50] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 22

[51] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 252.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 18.

Bibliographie

Ouvrages cités

Œuvres citées :

DAIGLE, France. Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps, suivi de Film d’amour et de dépendance, suivi de Histoire de la maison qui brûle, Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2013 [1983, 1984, 1985].

———. 1953. Chronique d’une naissance annoncée, Moncton, Les éditions d’Acadie, 1995.

———. Pas pire, Montréal, Boréal, coll. « compact », 2002.

Entretiens :

BOEHRINGER, Monika. « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix et Images, vol. XXIX, nº 3, été 2004, p. 13-23.

CABAJSKY, Andrea. « "Le sentiment vif de créer". Entretien avec France Daigle », Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. XXXIX, nº 2, 2014, p. 248-258.

CHOUKROUN, Thomas. « Entretien avec France Daigle », Quintessence, Université de Waterloo, 11 novembre 2013, [en ligne], [consulté le 25 octobre 2021].

Éditions du Boréal, « France Daigle présente Pour sûr », entretien avec Jean Bernier, Montréal, Librairie Le Port-de-Tête, 7 septembre 2011 [mis en ligne le 22 septembre], [en ligne], [consulté le 25 octobre 2021].

Références critiques :

BOEHRINGER, Monika. « Préface. Soudain, elle eut envie d’un très grand espace », dans France Daigle, Variations en B & K, suivi de La beauté de l’affaire suivi de La vraie vie, Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2016 [1987, 1991, 1993], p. 5-14.

Autres références :

DAUNAIS, Isabelle. La Vie au long cours. Essais sur le temps du roman, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2021.

RABATÉ, Dominique. La passion de l’impossible. Une histoire du récit au XXe siècle, Paris, Éditions Corti, coll. « Les essais », 2018.

Citations

Éditions du Boréal, « France Daigle présente Pour sûr », entretien avec Jean Bernier, Montréal, Librairie Le Port-de-Tête, 7 septembre 2011 [mis en ligne le 22 septembre], [en ligne], [consulté le 25 octobre 2021].

« Le chiac n’est pas sur le même registre sonore »

« Terry et Carmen, pour moi, ça pourrait être mes voisins. Ils existent pas, mais il pourrait l’être, on peut entendre ce qu’ils se disent sur n’importe quoi, sur n’importe quel coin de rue de Moncton. C’est peut-être pas nécessaire de démêler, parce qu’au fond tout est vrai. »

Thomas Choukroun, « Entretien avec France Daigle », Quintessence, 11 novembre 2013.

« Quand j’aime un livre d’un certain auteur, je lis un autre de ces livres et puis encore un autre et un autre… il faut nourrir ce qui te plaît : cinéma, langue, musique, voyages, la France, ensuite les peintres… il faut se créer un univers français. Et il faut commencer avec ce qui nous attire. »

• Monika Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix & Images, vol. IXXX, nº 3, printemps 2004, p. 13-23.

Quand je songe aux formes d’art qui étaient disponibles quand j’étais jeune, l’écriture était la plus commode. […] Donc, je me suis rabattue sur l’écriture. Je peux dire que j’y prends maintenant un réel plaisir, ce qui n’a pas toujours été le cas. Souvent, j’avais l’impression d’écrire tant bien que mal. Je pensais aussi que ce désir me passerait ! Je croyais qu’un jour je n’aurais plus besoin d’écrire, que je serais arrivée au bout de cette chose-là. Mais ce sentiment s’est effacé avec mes deux ou trois derniers livres. (13)

Eh bien, les trois premiers [Sans jamais parler du vent, Film d’amour et de dépendance, Histoire de la maison qui brûle] forment une suite, une trilogie, probablement parce qu’ils sont clairement une sorte d’exploration de la forme. Cette exploration a continué avec les autres livres, Variations en B et K et La beauté de l’affaire. Puis, avec La vraie vie, j’ai essayé d’aller plus loin, de passer au roman proprement dit. Même si la forme est encore très visible, au moins les pages sont pleines et on ne dit plus: « Ah, ben, c’est de la poésie. » Il y a autre chose qui s’y est glissé. (14)

Peut-être que le premier roman proprement dit, c’est 1953. La vraie vie serait un entre-deux. Personnellement, je considérais aussi mes textes précédents comme des romans, mais je comprends que les gens ne les aient pas vus comme ça. Les trois derniers livres [Pas pire, Un fin passage, Petites difficultés d’existence] et celui que je suis en train d’écrire présentement forment un autre ensemble, une espèce de suite, mais pas à tous points de vue. Le roman en cours, par exemple, constitue une sorte de suite aux précédents dans le sens qu’il s’articule autour d’une forme précise, le cube cette fois, constitué de 12 unités par côté, donc 12 (hauteur) x 12 (largeur) x 12 (profondeur), pour un roman qui comptera 1728 passages, le chiffre 12 multiplié par lui-même étant un symbole de plénitude. On y retrouve aussi des personnages issus des romans précédents qui y continuent tout simplement leur vie. Mais ce roman est différent en raison de la dimension du projet, qui laisse beaucoup de place au déploiement d’une matière autre que le vécu des personnages. Beaucoup de liberté donc, beaucoup de terrain à digression, beaucoup de coupes, de découpes et de recoupements. Et je commence à croire que le véritable propos du roman se situe surtout dans ces espaces que n’occupent pas les personnages. (15)

Dans mes livres, [la psychanalyse] me permet de prolonger un peu la réflexion sur les personnages sans tomber dans la grosse psychologie qui, au fond… Je ne sais pas si elle a beaucoup plus de réponses. Et cela m’emmène sur une autre piste. Je n’ai jamais pensé pouvoir écrire un roman où les personnages auraient une constitution psychologique tout à fait cohérente, développée, avec un semblant de profondeur. Je n’ai jamais pensé pouvoir faire ça. En fait, créer de fines psychologies ne m’intéresse pas vraiment. Je dessine tout ça à gros traits avec, ici et là, de menus détails. (17)

Le Yi King, je le connaissais. À un moment donné, je le pratiquais même. En fait, je l’ai ressorti parce que je voulais encore parler des jours dans ce roman. Dans Un fin passage, je parlais des différents jours de la semaine, et je voulais continuer un peu dans ce sens-là, parler de la vie au jour le jour. Et puis j’ai pensé au Yi King. En fait, j’ai écrit Petites difficultés d’existence à partir des résultats obtenus en faisant le Yi King. (17)

Je crois au hasard en ceci que je me laisse vivre comme dans l’expression «Go with the flow». Vous savez, dans ce sens-là, les choses qui arrivent, quelles qu’elles soient, c’est ça mon matériel. Tout ce qui se passe, ce qui est aujourd’hui, c’est mon matériel. Inutile alors de résister. Des fois, j’ai l’impression d’improviser quand je m’assois le matin à ma table de travail. Je pars un peu sur n’importe quelle idée, sur un détail quelconque, et j’écris, je découvre où ça mène. Et le lendemain, je recommence. (17)

Finalement, la matière à écriture n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose qui nous fait vibrer, qui nous arrête un moment et nous fait voir, par exemple, les différentes composantes d’un portrait. (19)

Le roman que je suis en train d’écrire tourne encore autour de la maison, sans que j’y aie même pensé. En fin de compte, je crois que l’habitation, l’habitable, l’habité, l’habitat, c’est la vie finalement, oui, je crois que ce n’est pas plus que ça. Même le voyage est encore l’habitat, ou plutôt son envers, je ne sais pas. Dans le temps, je savais que je reprenais un thème, sous un autre angle ; plus maintenant, mais le thème est toujours là, sans que je le fasse exprès (20)

Je n’en ai plus, ou pas actuellement. Bien sûr, j’ai lu Kerouac, presque tous ses livres. Puis Durrell, Kundera. De Marguerite Duras, j’ai fini par lire pas mal de livres, mais pas tout. Oui, il y a eu des auteurs que j’ai assez aimés pour lire tout ce qu’ils ou elles ont écrit. J’aime découvrir aussi et, comme j’ai dit, ce ne sont pas toujours des romans. Je choisis en fonction de mes intérêts plus proches. Et, encore là, des livres m’arrivent un peu par hasard. Si quelque chose me tente vraiment, je me dis qu’il y a une raison à ça. Souvent, ils finissent par alimenter mes propres livres. (21)

Andrea Cabajsky, « Le sentiment vif de créer. Entretien avec France Daigle », Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol IXL, nº 2, 2014, p. 248-258.

Il y a deux livres que j’ai lus avant d’entreprendre [Pour sûr]. Le premier, c’était L’œuvre ouverte d’Umberto Eco. C’est un peu comme un essai sur la communication, mais je trouvais que ça s’appliquait bien aux genres littéraires qui m’attirent. Et l’autre, c’était d’Italo Calvino, Lezioni americane, qui disait que si les romanciers veulent continuer d’avoir une certaine importance (il disait bien le mot « pertinence », et je trouvais que c’était . . . pertinent), il ne fallait pas se gêner de se donner des projets un peu massifs, mais il fallait pousser l’audace ou la créativité du roman, en fait. (249)

C’est comme si je voulais mettre dans ce livre-ci [Pour sûr] un peu tout ce que j’avais pu apprendre en écrivant mes autres livres. C’est ce qui me fait dire que c’est le « sundae sur la cerise ». (249)

En fait, ce livre-là, pour moi, poussé à l’extrême, serait un livre informatique. Il serait informatisable de la manière suivante : chaque fragment aurait deux possibilités de suite, donc tu en choisirais une, puis ça te mènerait à une autre et une autre. Donc, chacun le lirait d’une certaine façon différente. (250)

C’est presque graphique : les chiffres pour numéroter tel livre, telle section. À part cela, je n’ai pas voulu imiter le contenu de la Bible. Et l’autre livre auquel j’ai pensé, c’était de Georges Perec, qui se donnait toujours des contraintes assez magistrales. (250)

Dans le roman, on sent qu’il y a une sorte de suite, une sorte de chronologie, même si elle est de travers. Normalement, tu ne l’ouvres pas à n’importe quelle page pour lire. Normalement, il y a aussi du dialogue. Mais là, j’avais un autre défi par rapport au dialogue. On pourra en reparler. Je ne considère pas avoir réussi à faire un roman avec une montée de tension dramatique, puis la résolution d’un dilemme. (251)

J’en ai fait, donc là, j’ai glissé, parce que pour moi, le théâtre, ce n’est pas sérieux. Le théâtre, on s’amuse une soirée. Alors là, je me permettais de mettre du chiac — pas nécessairement du gros chiac —, mais je me suis comme apaisée par rapport à toute cette question-là petit à petit. Même dans les quelques livres avant Pour sûr, il y a du chiac. Mais c’est quand même assez doux. (252)

France Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncée, Moncton, Les éditions d’Acadie, 1995.

La dernière fois que je me suis assise pour écrire quelque chose comme un roman, j’avais commencé par une espèce de longue réflexion sur la nidification des merles d’Amérique. […] En fin de compte, je laissai complètement tomber ce chapitre car il n’avait plus vraiment sa place dans le livre. Par la suite, je me suis souvent demandé comment j’avais pu l’éclipser tout à fait, tellement il m’avait paru aller droit à l’essentiel lorsque je l’avais écrit. (10)

La balle revient. Chaque balle est un défi. Lorsqu’un récit commence par une scène de sport – cela se voit surtout au cinéma –, il y a de fortes chances que le propos réel de l’histoire qui s’annonce soit tout à fait autre. Ce genre d’ouverture, qui appelle doucement et de loin son sujet, fait partie des conventions qui se sont installées avec le temps entre les créateurs et leur public. (10)

France Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps, suivi de Film d’amour et de dépendance, suivi de Histoire de la maison qui brûle, Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2013 [1983, 1984, 1985].

« Au début lorsque cela se met à tenir du roman puis après, lorsque loin d’elle tout nous épuise » (22)

« Cela qui agit sur nous comme pouvoir, le verbe, et de son nom pouvoir, le substantif. Le complément comme quelque part la force des choses, les formes qu’elle prend. Un roman que j’écrirais et qui serait un chef-d’œuvre. » (39)

« Le temps qu’il fait parfois si l’on se met à avoir peur, les choses lorsqu’elles se rapprochent de plus en plus de nous. Quand cela tient du roman depuis un certain temps déjà et que la vieillesse commence à en avoir pour son âge, son époque » (55)

« Marcher irrémédiablement vers sa fin. La direction difficile d’un navire à prendre. Le roman ou la direction de ce que nous avançons. Un point de non retour vers l’avant. » (70)

« Penser à quelque chose pour la première fois, la structure inusitée de sa maison. Un roman, son titre. Autour de la table en parler pour que cela se précise. » (76)

« Passer de l’autre côté sans rien dire, sans passer par les mots. Le roman, l’habiter absolument. Passer d’un lieu à un autre sans le temps qu’il faut normalement pour ces choses. Le paysage alors, sa continuité malgré les frontières et nos passeports. » (82)

« Le roman comme structure contre laquelle appuyer ses voyages, le cadre d’une porte » (86)

« Des pensées à peine pensées, que les mots n’ont pas encore appelées (vendues) à l’existence. Les mots, tous ceux celles qu’il faut appeler pour qu’ils viennent. Les mots, passer de leur côté. Tenir d’un roman qu’une bataille soit livrée ou non. Vaincre ou non. Des conflits vagues et impersonnels. » (92)

« Bien sûr que cela se détériore. La mer lorsqu’on n’a plus besoin d’elle, un roman lorsque de toute façon on ne lit plus. » (101)

« La mer lorsqu’elle aura brossé un tableau qu’aucun navire ne troublera. Une espèce d’immobilité, un roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps » (114)

« Descendre en s’aggrippant à la rampe, et le bois que l’on tient dans sa main alors, le biais de toute chose. Tout ce qui est déjà en route, et ce que nous ne finirons jamais. Ce roman qu’un jour nous dormions. » (115)

« Tout cela qui ne nous concerne pas. Écrire tant qu’on veut, avoir trop grand. Des maux lents qui nous obligent parfois. Un roman comme s’attendre à ce qui vient. » (120)

« Les domestiques, leur personnalité propre. Le roman qu’ils qu’elles écriraient si on le leur laissait. Qui s’écrit peut-être. Des pages silencieuses dont on se doute. » (126)

« Des premiers mots comme si le roman ne courait pas partout à notre rencontre de toute façon. Le danger d’y croire. Pour une femme, le danger d’y croire et de l’écrire ce roman de l’homme doux. » (127)

« Les pages écrites qu’on laisse tomber par terre une fois qu’elles sont lues. Les pages, ceux celles qui les ramassent. Peut-être numérotées. Cela qui doit mourir. En main quelque chose à blâmer. Un livre, pire encore un roman. Ces choses qui nous viennent à l’esprit, vers lesquelles tendre. » (131)

« Quand ni l’idée ni l’expression ne reviendront. En dernier lieu une hésitation parmi tant d’autres. Ce roman, à qui écrire n’est plus que relatif. » (136)

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